CHAPITRE 10.
Le soir où
ils furent invités
chez le conducteur
de train, les petites
filles étaient très sages. Elles
regardaient la « demoiselle de Moscou » en pensant à la Russie qui était grande
et verte sur la carte à l'école, et leurs yeux allaient peut-être plus loin
encore. Par moments, la petite Gabrielle soupirait à haute voix, comme après un
grand effort.
Pendant que sa
maman servait l'apéritif,
elle parla au Pape à l'oreille et
il la suivit vers la chambre des enfants :
- Regarde, lui dit-elle, c'est Joseph et Marie… ils atten-dent Jésus. Ils
sont contents.
Les deux statuettes étaient agenouillées sur la tablette au-dessus du
petit lit.
- Et qu'est-ce qu'ils feront quand il arrivera ? dit Hyacinthe.
- Oh ! ils seront contents... puis ils partiront.
- Oh ?
- Ils partiront parce que des gens méchants voudront tuer Jésus.
- Pourquoi le tuer ?
- Parce qu'il est trop bon...
Elle réfléchit et ajouta :
- ... et puis parce qu'il dit tout ce qu'il pense... et puis parce qu'il
est trop beau.
- Trop beau ?
- Oui, trop beau. »
Dans la salle de séjour, le conducteur se renseignait sur les chemins de
fer soviétiques. «
- Le Transsibérien, ça doit être quelque chose ?
- Ah ! oui ! des jours et des jours...
- Il doit y avoir des relais, pour les chauffeurs...
- Oh! sans doute...
Lui aussi pensait à la carte de Russie, et il se voyait à l'avant du
train, dans le paysage à l'immensité sans cesse répétée. La Sibérie...
- Vous êtes contente de votre séjour en France ? interro-geait la maman.
- Oh oui ! dit Nadia. J'apprends des choses intéressantes, et c'est si
agréable de connaître de nouveaux amis.
- Germain est heureux de vous avoir pour voisine...
Elle ajouta soudain :
- Qu'est-ce que vous en pensez de Germain ?
- On ne le connaît pas beaucoup, mais on l'aime. Il passe de temps en
temps, et ça fait du bien de le voir.
Quelques heures plus tôt, un collègue du renseignement à Paris avait posé
la même question à Nadia :
- Qu'est-ce que vous pensez de Germain Tournier ?
Elle avait regardé en l'air, en fermant les yeux à demi, comme si elle
réfléchissait, puis elle avait dit : « Le personnage le plus ordinaire,
c'est-à-dire le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré. A moins d'un coup
de chance, je sens qu'il me faudra des mois pour y voir clair. » C'était le lévrier qui avait répondu à
l'homme. Et l'alouette s'était dit en elle-même : « Oui, des mois.., des mois
pour souffler, pour respirer, pour voir clair... » Elle avait ajouté pour son
interlocuteur : « Vous savez, ça en vaut la peine, je crois. Quand tout paraît banal, et qu'on a beaucoup de
patience, c'est alors qu'on lève les affaires les plus étonnantes. » L'homme
lui avait dit :
- Vous avez repéré ses amis, ses relations ?
- Oui, mais il est chauffeur de taxi, alors... !
- Qu'est-ce que tu as fait, cet après-midi, demandait le Pape à
Gabrielle ?
- J'ai fait un miracle.
- Un miracle ! Comment ça ?
- J'ai été au catéchisme.
- Mais comment as-tu fait un miracle ?
- C'est la demoiselle qui l'a dit.
- Qui c'est, cette demoiselle ?
- C'est une demoiselle qui est tout infirme. Elle ne peut rien faire toute
seule, sauf parler et rire.
Elle ajouta gravement :
- ... et puis penser.
- Et vous allez chez elle pour le catéchisme ?
- Oui, on s'y plaît beaucoup.
- Combien vous êtes ?
- On est neuf.
- Et comment as-tu fait un miracle ?
- La demoiselle parlait des miracles de Jésus... Les garçons lui ont dit :
c'est pas vrai, les miracles. D'abord, s'il y avait des miracles, vous, Dieu
vous aurait guérie.
- Et qu'est-ce qu'elle a dit ? — Elle a dit : Si! Dieu fait des miracles,
même pour moi.
- Ils ont dit : quel miracle il a fait pour toi ?
- Et alors ?
- Alors elle a dit : mon miracle, c'est vous.
- Pourquoi ?
- Parce qu'on va la promener le mercredi après-midi sur le fauteuil
roulant.
Elle sourit :
- On fait des miracles, tous les mercredis. L'après-midi...
Nadia répondit à la maman de Gabrielle :
- Germain, c'est un voisin agréable. Il est si simple.
- Ça, c'est vrai, reprit la femme. Quand il vous regarde, on a
l'impression qu'il sait tout, et qu'il comprend tout. C'est un homme bon, vous
ne trouvez pas ?
- Oh ! si ! », dit Nadia.
Pourquoi n'arrivait-elle pas à retrouver son aisance habituelle ? Alors
qu'elle avait parlé avec tant d'assurance au collègue du K.G.B. ?... Elle se
sentait troublée devant cet homme et cette femme.
- Quand viendrez-vous visiter Moscou ? leur dit-elle.
- Ah! dit l'homme. J'aimerais voir comment on vit là-bas. Rien ne vaut de
voir. Quelquefois les syndicats organisent des voyages, mais jusqu'à
maintenant, avec les enfants tout petits, ce n'était pas possible.
- La demoiselle a dit qu'il y aurait beaucoup de miracles, si les gens
voulaient en faire...
- C'est vrai, dit le Pape, qu'on se contente souvent de les attendre...
- Et puis, il y a des petits miracles et des grands...
- Tu aimes faire des miracles ?
- Oh oui ! J'ai envie d'en faire des tas, des petits d'abord. Puis quand
je serai grande, j'en ferai des grands.
- Tu vas continuer d'en faire le mercredi ?
- J'ai envie d'en faire tous les jours. Toute la vie !... »
Hyacinthe souriait :
- Dis, la vie, c'est peut-être un miracle, aussi ?
- Non, dit Gabrielle, la vie, c'est pour faire des miracles. »
La maman disait :
- Mais il faudrait pouvoir parler avec les gens, et on ne connaît pas le
russe.
- Oui, bien sûr, disait l'homme. Mais on verrait comment sont les gens,
comment ils travaillent, et puis il y a des guides.
- Je vous servirai d'interprète », dit Nadia en souriant.
Hyacinthe était revenu près d'eux.
- Vous savez, dit-il, je me demande si je ne vais pas faire le voyage. Le
syndicat des chauffeurs de taxis nous propose des conditions tout à fait bon
marché pour aller à Moscou le 1er
mai. Pour cinq jours, avec le voyage en avion : 800 F. Ça me
tente...
Nadia le regardait. Ce n'était ni le lévrier ni l'alouette.
- Qu'est-ce que vous en pensez, Nadia ? lui dit-il.
- Oh ! ça vaut la peine... »
Elle ajouta :
- J'aurai sans doute fini mon stage. Je pourrai vous accueillir à Moscou
et vous faire visiter... Je serai bien contente, si vous venez.
- On verra », dit Hyacinthe.
Les fillettes maintenant s'étaient rapprochées de Nadia. Elles regardaient
sa jupe écossaise, ses grands cheveux, ses mains. La plus grande lui dit
soudain :
- Il y a beaucoup d'enfants en Russie ? Ils vont à l'école ?
Le visage de Nadia tressauta, puis elle dit :
- Oh ! Oui ! beaucoup de petits garçons et de petites filles.
La petite reprit :
- On les fait chanter à l'école ? Nous, la demoiselle nous fait chanter...
- Bien sûr, on les fait chanter...
Germain s'était assis.
- Ça me tente beaucoup, ce voyage à Moscou. Voir le défilé du 1°' mai...
Nadia le regardait. C'est alors que la petite Gabrielle la tira par le
bras, comme pour lui dire quelque chose. Nadia se pencha, et l'enfant lui dit à
l'oreille :
- Je t'aime.
Puis elle l'embrassa. Nadia la prit sur ses genoux et cacha un instant son
visage dans les cheveux de l'enfant.