CHAPITRE 8.

 

 

Il restait encore quelques chaises disponibles. Le profes-seur était déjà là, une pile de livres près de lui. Nadia s'assit et jeta un coup d'oeil sur la salle. Une trentaine d'étudiants et d'étudiantes : des Noirs, des Asiatiques, des Européens. Le professeur lut un texte étonnant écrit par Engels en 1840 alors qu'il avait vingt ans :

« J'entrai dans l'église ; c'était justement la grand-messe. La musique de l'orgue déferlait avec majesté du haut du chœur, telle une troupe jubilante de guerriers charmeurs, et traversait la nef résonnante pour aller se perdre dans les allées les plus lointaines de l'église. Et toi aussi, fils du XIX` siècle, laisse vaincre par elle ton coeur — ces accents ont dompté des plus puissants et des plus sauvages que toi !... Mais dès lors que les trompettes annoncent le mi-racle de la transsubstantiation, quand le prêtre lève l'étincelant ostensoir, quand la conscience de toute la com-munauté est ivre du vin du recueillement, alors précipite-toi dehors, sauve-toi, sauve ta faculté de penser hors de cet océan de sentiment qui submerge l'église de ses vagues, et, en dehors, prie Dieu dont la maison n'est pas construite par des mains d'hommes, Dieu qui remplit le monde de son souffle et qui réclame d'être adoré en esprit et en vérité... »

Nadia sentit une rougeur monter à ses joues à l'écoute de cette page.

 

Une Vietnamienne était venue s'asseoir à sa droite. Tout en prenant des notes, elle écrivit dans la marge de sa feuille du côté de Nadia un 6, puis un autre 6. Elle poussa légèrement la feuille vers la gauche. Enfin elle la ramena vers elle, et écrivit le troisième 6. 666...

 

Nadia avait toujours éprouvé un sentiment de surprise désagréable quand un autre agent prenait contact avec elle. Même si elle attendait avec impatience de retrouver contact avec le réseau... Il lui semblait soudain qu'elle était épiée, elle aussi. Elle eut du mal à prêter attention au cours et à la discussion qui suivit. A la sortie dans l'escalier, la Vietnamienne lui dit très rapidement :

- On s'étonne que vous n'ayez envoyé aucun rapport. Dépêchez-vous. Je vous rappelle l'adresse : Publicité Oméga. Boîte Postale 150. Paris 7 - Elle ajouta… Ça va ?

- Oui, ça va bien », répondit Nadia.

La Vietnamienne s'éloigna.

 

Nadia entra dans un café. Le garçon s'avança, le sourire engageant.

- Et pour mademoiselle ?

- Un thé, s'il vous plaît.

Elle prit dans son sac un bloc-notes et un crayon feutre. Mais elle resta devant le papier blanc, sans savoir quoi écrire. C'était la première fois qu'elle était sans idée devant un rapport à faire. La première fois aussi qu'elle éprouvait un malaise aussi profond. Elle commença à écrire : « J'hésite... » Elle s'arrêta. Non. Ce n'était pas possible d'écrire : j'hésite. Qu'allait-on penser d'elle ? Elle but une gorgée de thé. Soudain un éclair passa dans ses yeux. Elle arracha la feuille. Puis elle écrivit d'une main ferme : « Cher ami, tout va pour le mieux. J'ai déjà pris des contacts intéressants. Mon voisin est charmant. Est-ce lui votre camarade ? Je me demande si vous n'avez pas fait erreur. Dans l'attente de vous voir, je vous dis mon amical souvenir. »

Elle eut un commencement de sourire. « Est-ce le lévrier ou l'alouette ? », se dit-elle. Pourquoi ne lui avait-on rien dit ? Cette fois, ils seraient obligés de lui fournir quelques précisions. A la première boîte à lettres venue, elle laissa tomber l'enveloppe.

 

Dans la rue, la foule de 18 heures se hâtait, gênée sur les trottoirs par les landaus des bébés ou la démarche lente des personnes âgées. Pourquoi la vie est-elle embarrassée d'elle-même dans la grande ville ? C'est alors que le texte d'Engels lui revint à la mémoire. Quand ils étaient entrés dans la basilique, l'orgue marmonnait comme s'il n'arrivait pas à trouver son chemin. La messe était presque finie. Les galeries au-dessus des bas-côtés émettaient une lumière orange, des lueurs de brasiers immobiles. Ils prirent place. Maintenant la chorale chantait en polyphonie, au fond du chevet. Au-dessus de l'autel on apercevait les mains du maître de chœur. Les voix d'enfant faisaient chanter la pierre et l'ombre :

- Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Elle avait murmuré à côté de Hyacinthe :

- Mais comment sait-on qu'il vient ? 

 

La messe finie, l'orgue se déchaîna : une charge de cavalerie sous un orage.

Les gens se retournaient, levaient la tête, cherchaient à voir : seule une petite lumière brillait, dans le buffet de l'orgue, comme un fanal dans une nuit de tempête. L'orgue s'apaisait par instant ; une cavalcade de chevaux légers passait au-dessus de la foule, mais elle était bientôt broyée par les déflagrations du tonnerre. Le clergé sortait du chœur en procession : les éclairs fugaces des flashes des appareils photographiques accompagnaient l'orage de l'orgue. « Sauve ta faculté de penser », écrivait Engels à vingt ans, en fuyant le déferlement de l'orgue.

Elle avait eu envie de fuir, elle aussi, mais elle était restée là, dans la pénombre plusieurs fois séculaire de la basilique. Un sentiment de légèreté intérieure s'était emparé d'elle : des millions d'êtres, toutes les couleurs du coeur humain étaient passés là... et elle ? « Ma vie, se dit-elle, où va ma vie ? »

 

Hyacinthe était assis. Elle lui dit :

- A quoi ça sert, tout ça ?

Il resta silencieux, puis il dit :

- Et les fleurs, ou la danse ?

Elle reprit.

- Alors ça ne sert à rien, tout ce qui se passe dans les églises ?

- Non, ça ne sert pas. Beaucoup de gens qui vont à l'église, ou qui n'y vont pas, croient que ça sert. Ils se trompent.

- Mais alors pourquoi ? Pour rien ? « Pour la gloire »  comme vous dites en français ?

- Oui, pour la gloire… Pour la gloire de Dieu et la gloire de l'homme, c'est la même chose, je crois.

- Mais ce sont des formules creuses ?

- Oui, si vous voulez… Mais elles portent en elles des éclats de lumière.

- C'est l'homme qui s'amuse et se leurre avec cette lumière.

- Peut-être. Mais il se peut aussi que l'homme sente que cette lumière vient de plus loin. Il n'en connaît pas la source. Pas plus que l'éclair ne connaît le cœur et le commencement de l'orage.

- Alors que font les gens dans l'église ?

- Ils « célèbrent »... Ceux qui se retrouvent pour l'eucharistie autour d'une table, à la maison, célèbrent aussi.

Une femme se retourna et les regarda d’un œil réprobateur.

 

Les prêtres entraient dans le choeur pour la messe de 11 h 30. Ils étaient précédés par des porteurs de cierges, et un homme en costume de cérémonie et gants blancs. Elle lui dit :

- Pourquoi tout cela ?

Un vieux prêtre passa, avec un surplis en dentelle.

- C'est ridicule », chuchota Nadia à voix très basse.

- Oui, dit Hyacinthe.., mais c'est aussi prodigieux. Cet homme a sans doute contribué à transmettre « la lettre scellée ». - Pourquoi la lettre scellée ?

- Parce que les chrétiens croient savoir quelque chose du secret du monde, mais ce secret est plus secret que tout ce qu'ils peuvent dire... Parfois le secret semble s'égarer, se perdre dans des enfantillages… la dentelle...

Ils se turent. Le Pape reprit :

- Plusieurs mondes, plusieurs époques peuvent coexister dans l'Eglise, et le feu court. Peut-être même à travers la dentelle.

- Mais souvent la dentelle accompagne le conservatisme et la réaction, la résignation ?

- C'est vrai... Parmi les chrétiens, les crus et les millésimes sont variés.., et les attitudes fondamentales n'ont pas toujours été labourées par l'Evangile. Alors ?

- Alors il faut sans cesse veiller et s'éveiller. Mais vous aimez ces dentelles et ces gros cierges ?

- Non. Mais j'aime le feu, les flammes vivantes...

- On trouve ce décor dans toutes les religions. En quoi est-ce particulièrement chrétien ?... Vous venez ici tous les dimanches ?

- Non ! je vais d'église en église.

La femme devant eux se retourna à nouveau.

 

Après avoir lu l'évangile entre les porteurs de cierges, le prêtre referma le livre. Ce livre n'était-il pas pompeusement fermé de peur qu'il ne s'échappe vers les rues, vers les places, vers on ne sait quelles réactions en chaîne ? Le prêtre éteignit la lumière du pupitre face à l'assemblée, et se mit à parler. Il s'agissait de la venue de Dieu. Nadia en retint des bribes : « Etre chrétien, ce n'est pas vivre humilié parce que nous ne sommes qu'argile... il faut plonger dans le devenir comme dans la profondeur de la tendresse de Dieu.., la charité fait de nous des complices de Dieu. »

L'horloge tinta : douze coups frêles... midi. Le prêtre continuait. Sa voix se faisait pressante : « Chacun est tout neuf devant Dieu. Notre passé ne pèse que sur nos épaules. Dieu vient pour sauver le bien qui est en nous. Ici, à Notre-Dame, nous savons qu'il n'y a pas de détresse, d'abjection, de désespoir qui ne soit un appel violent à la tendresse. »

- Oh! je n'aime pas cela », dit Nadia.

Le prédicateur continuait : « Dieu se fait homme, c'est donc beau d'être un homme. Noél, que nous fêtons bientôt, c'est la fête de Dieu, c'est la fête de l'homme. Chaque fois que Dieu se donne à l'homme, c'est pour le restituer à lui-même. Et Noël n'est pas un anniversaire, c'est la fête de notre temps. Les sculpteurs de la Nativité dans le choeur de cette église en avaient le sens très vif : ils ont donné à leurs personnages les costumes de leur époque. »

- Ah, vous voyez...

- Oui », sourit le Pape.

« Malgré les sombres furies de la chair et du sang, l'argile de la peur s'est ennoblie entre les mains de Dieu. Veillez, car on surveille au nom de la loi, mais on veille au nom de la tendresse. Oui, aujourd'hui Dieu vient vers nous à grands pas. » Il avait terminé d'une manière abrupte, et il était parti vers le bas-côté de droite. Les derniers mots avaient hanté Nadia toute la journée : « On surveille au nom de la Loi mais on veille au nom de la tendresse. »

 

Une femme passait en riant avec son petit garçon. Nadia fut saisie soudain par la pensée de son enfant. Violemment... comme au temps où elle le portait en elle. Et il était à Moscou. Quelle heure était-il à Moscou ? Que faisait-il, le pauvre petit coeur ? Elle pensa aussi à Germain, d'une manière indéfinissable. Et le mot du prédicateur revint encore à sa mé-moire : « On surveille au nom de la loi, mais on veille au nom de la tendresse. » Que faisait-elle ?

 

Le lendemain soir, le concierge lui remit une lettre. Le texte était bref. « C'est bien mon ami, et je vous prie d'avoir la bonté de m'en donner des nouvelles fréquentes et détaillées. » Son visage se durcit, et les larmes lui montèrent aux yeux. Le lévrier et l'alouette...