CHAPITRE 7.

 

 

Ils s'étaient rencontrés dans l'escalier, et elle lui avait dit: « Demain soir, je vous invite. Je vous ferai dîner comme à Moscou ! Vous verrez... Défense d'apporter quoi que ce soit. »

 

Quand il était arrivé, elle lui avait dit en entrebâillant la porte :

- Vous allez mettre une belle cravate ?

- Mais je n'en ai pas. » Il portait l'un de ses habituels polos...

- Alors entrez quand même...

Elle s'effaça pour lui permettre d'admirer la table, les napperons, les bougies, les fleurs...

- C'est pas beau… 

Elle était toute gaieté

- … Ce soir, on est à Moscou. 

 

Elle aussi s'était faite belle. Une robe de velours, comme une stèle mouvante, portait son visage et sa chevelure. Il la regarda…

- Pourquoi ne dites-vous pas que je suis belle ?

Il sourit.

- Pourquoi ? Parce que la beauté appelle le silence, murmura-t-il.

Elle se mit à rire.

 

C'était un fin repas.

- Vous aimez le vin de Cahors, vous me l'avez dit... Savez-vous que les popes au xiie siècle, dans la Sainte Russie, célébraient la messe avec ce vin ?

Elle s'occupait de lui avec prévenance. C'est vrai qu'elle était très belle. Il en avait vu, des femmes, mais celle-ci... quand elle se levait et se retournait pour aller vers le réchaud à gaz, on avait envie de lui dire : « Voulez-vous recommencer ? », tant sa grâce vivante était unique. Hyacinthe pensait à tant de pauvres femmes qu'il voyait dans les rues, déformées, boiteuses. Pourraient-elles jamais faire lever au coeur d'un homme le vent d'amour ?

Et pourtant, Hyacinthe avait vu un jour une jeune femme déhanchée, aux jambes déformées, qui poussait un landau avec un bébé. Son mari marchait près d'elle. De temps en temps, elle levait vers lui des yeux d'une intense tendresse, comme si elle recevait de lui plus que la vie. Que s'était-il passé entre ces deux êtres ?

- Vous rêvez ? lui dit Nadia. Dites-moi à qui vous rêvez !... Si ! dites-le !

Elle poussa son tabouret vers le sien. Il lui parla du couple qu'il avait aperçu, du regard de la femme.

 

Elle resta un instant sans mot dire.

- Et vous, à quoi rêvez-vous ?

Elle se mit à rire. Puis elle tourna vers lui son visage.

- Je rêve à vous.

- Pourquoi ? », répondit-il, tout surpris.

Elle se rapprocha et soudain posa son visage sur ses genoux. Ses cheveux ruisselaient magnifiquement. Hyacinthe ne bougea pas.

- Je voudrais que vous m'aimiez », murmura-t-elle.

Il bafouilla :

- Vous êtes... fatiguée ?

 

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- Non », dit-elle.

Elle tendit son visage vers le sien.

- Non », fit Hyacinthe de la tête.

- Pourquoi ? dit-elle.

- Parce que vous jouez.

Elle rougit, puis elle reprit soudain :

- Vous en aimez une autre ?

- Peut-être », repondit-il après un silence. Un éclair de malice courut dans son regard.

- Elle est plus jeune que moi ?

Elle l'interrogeait sans le regarder.

- Oh! non ! Enfin... ça dépend...

- Comment, vous ne savez pas ?

- Certains disent qu'elle est âgée... d'autres croient qu'elle est jeune...

II pincait les lèvres pour ne pas rire.

- C'est drôle, dit Nadia. Si elle peut tromper ainsi sur son âge, c'est qu'elle a dû être très belle, et qu'elle l’est encore peut-être ?

- Oui, murmura le Pape, avec un tremblement dans la voix.

- Et tu l'aimes depuis longtemps ?

- Oh! oui, déjà enfant...

- Et tu n'as pas cessé en grandissant ?

- Non, je l'ai aimée de plus en plus.

- ça alors ! ii n'y a pas eu des moments où tu as eu envie de partir, de chercher ailleurs ?

- Si...

- Et tu ne l'as pas fait ?

- Non...

- Pourquoi ?

- Parce que... elle est tout pour moi.

- Et pourquoi ne l'as-tu pas épousée ?

- Oh... - hésita le Pape en souriant- si, je l'ai épousée... d'une certaine manière.

- Mais pourquoi vous ne vivez pas ensemble ?

- C'est difficile à expliquer... Et où habite-t-elle ?

- Oh !... un peu partout...

- Un peu partout ?

- Oui, dit Hyacinthe, je ne sais pas trop où elle est.

- Et... tu la vois souvent ?

- Oh ! oui... certainement.

- Tu passes souvent la nuit avec elle ?

Il retenait son rire.

- Oh ! ce n'est pas cela dont il s'agit.

- Que c'est bizarre, tout ça !... Tu veux me dire son prénom ?

- ... Elle en a plusieurs.

- Mais comment les gens l'appellent-ils ?

- Certains Marie.. d'autres Eve.

- Et toi, comment aimes-tu l'appeler ?

Il se souvint d'un texte sur l'Eglise qu'il avait lu un jour, dans une revue d'étudiants. L'article était intitulé « Le rire de Sara ou la passion de l'Eglise qui enfante.» Il avait encore quelques lignes en mémoire : « Quand un passant mystérieux annonça à Abraham qu'il aurait un fils dans l'année, Sara se mit à rire sous la tente. Auprès d'Abraham, elle était restée sans enfant et tous deux ne savaient plus leur âge. Yahvé — c'était l'un des noms du Dieu d'Israël — dit à Abraham : Pourquoi Sara a-t-elle ri ?... Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Yahvé ? » Que de fois Yahvé fit naître ses hérauts en réjouissant des femmes stériles ! Toute la Bible chante cet humour de Dieu : quelle disproportion entre les stérilités des   vieillissements humains, et  le Dieu qui vient rendre jeunesse et donner les fécondités les plus inattendues !

- Alors, comment aimez-vous l'appeler ?

- Sara !

- Elle est juive ?

- Oui, elle est d'origine juive. 

Nadia s'était redressée.

- Alors, quand allez-vous la retrouver ?

- Oh... je suis toujours avec elle.

- Vous n'êtes pas un peu romantique?

Elle se reprit :

- Oh ! excusez-moi, j'aurais pas dû vous dire ça, j'ai compris.

- Qu'est-ce que vous avez compris ?

- Excusez-moi, je ne voudrais pas vous faire de peine... C'était votre épouse qui est morte, c'est pour cela qu'elle est toujours avec vous...

- Non ! je ne crois pas qu'elle soit morte.

Nadia le regarda :

- Ce soir, je vais faire la vaisselle et ranger toute seule.

- Vous ne voulez pas que je vous aide ?

- Non ! un autre jour.

Elle s'approcha :

- Je peux vous embrasser ?

- Oui, dit Hyacinthe en souriant. Merci beaucoup, Nadia, dormez bien. 

 

Rentré dans sa chambre, il resta debout longuement sans bouger. Il aimait prier debout. Le sourire de temps en temps montait à ses lèvres. Il écoutait la nuit. Puis il prit le petit évangile grec et l'ouvrit. Il lut au hasard : « La lampe de ton corps, c'est ton »