CHAPITRE 6.
Elle était sa voisine depuis huit jours
déjà. Ce soir-là quand le Pape arriva sur le palier, Nadia sortit sur sa
porte :
- Bonsoir ?
- Bonsoir.
Elle hésita, puis elle dit :
- J'ai fait le dîner... si vous voulez,
je vous invite.
- Je veux bien, dit le Pape. Mais je
vais chercher quelque chose chez moi. J'ai déjà mangé vos provisions l'autre
jour.
Il revint.
- Vous aimez les fruits au sirop ?
- Oh ! oui », dit-elle.
Ils s'assirent à la petite table.
- Combien avez-vous fait de kilomètres
aujourd'hui ?
- 130, environ...
- Beaucoup d'encombrement ?
- Oui, à certaines heures...
- Ça doit être énervant ?
- On s'habitue, vous savez. D'ailleurs
je suis favorisé, car j'ai une Mercédès à changement de vitesse automatique...
il suffit de laisser faire, elle s'adapte elle-même, on sent à peine un léger
sursaut intérieur.
Il sourit :
- La vie des sociétés n'a pas de
changement de vitesse automatique... aussi l'humanité connaît des secousses...
Il pensa au Vatican, aux rouages de
l'administration ecclésiastique.
- … mais l'humanité n'est pas une
machine !
- Racontez-moi ce que vous avez fait.
Vous avez eu des rencontres intéressantes ?
- Bien sûr. J'en ai tous les jours. Tout
à l'heure, j'ai pris deux hommes bizarres, un peu éméchés, je crois. L'un des
deux était assez volubile. Excusez le vocabulaire. Il disait à l'autre : "
J'y crois plus à tous leurs papiers. Le vin qui est le moins cher, c'est
toujours un vin supérieur, qu'ils disent, et après on a mal à l'estomac. Tu
sais ce que c'est la publicité ? Je vais te le dire, la publicité, c'est la
manière publique de se payer votre gueule... publiquement." C'est curieux,
cet à-propos des ivrognes. Là-dessus, par association verbale peut-être, ou
parce qu'il parlait de publi-cité, il a cité un graffiti qu'il venait de lire
au métro Montparnasse : " Ferme ta gueule, si ru n'es pas capable de
risquer de te la faire casser. C'est un peu grossier, je ne devrais pas vous
donner de pareils échantillons du français contemporain.
- Oh ! si... Je trouve ces paroles
pleines de saveur. Tout semble vous donner à réfléchir, même la conversation
d'un homme ivre. Vous avez vécu d'autres épisodes de ce genre dans la journée ?
- Oui !... mais j'oublie beaucoup.
Quelquefois, je les note. Ce matin, j'ai pris une femme et son fils, un enfant
de sept ans peut-être. Au coin de la rue de Sèvres et du boulevard Raspail, la
dame a dit à l'enfant : " Regarde, c'est la station Sèvres-Babylone. Ah ! s'écria le petit, c'est là qu'Abraham a
pris le métro... " La maman, interloquée, lui a dit : Qu'est-ce que tu
racontes ? — On nous l'a dit ce matin, au catéchisme, Abraham est parti de
Babylone, quand Dieu lui a dit qu'il fallait s'en aller... " Je ne
m'habitue jamais à la fraîcheur des enfants. Quelle révélation du secret de
l'homme... même si la vie ensuite l'alourdit si souvent. »
Le regard de Nadia était devenu
lointain, absent. Hyacinthe se tut. Elle reprit :
- Encore ? racontez-moi encore...
- Cet après-midi, j'ai transporté deux
autres hommes. L'un d'eux lisait un journal de courses. " Tu lis ce
journal ? " lui a dit l'autre." Oui, je l'achète tous les jours. Il y
a des chevaux que je connais, alors j'ai des nouvelles comme ça. J'ai trouvé
étonnante sa réflexion : " Il y a des chevaux que je connais "... Il
en parlait comme de camarades. C'était un homme gras, à pleine peau. Il avait
des yeux légèrement laiteux, comme ceux de certains chevaux. C'est curieux..,
avez-vous remarqué que certains hommes ont un air de parenté avec des animaux ?
- C'est vrai, dit Nadia. On m'a dit
souvent que mon visage faisait penser à un chien lévrier. C'est vrai ?
- Oui, dit le Pape. A un lévrier, et
aussi à un oiseau.
- Quel oiseau ?
- Une alouette.
- Où en avez-vous vu ?
- Dans les champs de blé de mon pays. Au
petit matin, elles poussent un cri : on les voit jaillir des épis, et monter
vers le ciel, à la verticale... C'est très beau, l'envol de l'alouette.
- Vous croyez que je suis davantage
lévrier ou alouette ?
Il la regarda, et sourit en silence.
Elle reprit :
- Où sont les champs de blé de vos
alouettes, dans quelle région de France ?
Hyacinthe eut un bref instant
d'hésitation.
- C'est... dans le Midi, du côté de
Toulouse... Et vous, qu'est-ce que vous avez fait aujourd'hui ?
- Je me suis inscrite à l'Ecole pratique
des hautes études.
Elle lui présenta une omelette aux
herbes.
- Racontez-moi encore des histoires de
votre journée...
- Je ne sais plus, dit Hyacinthe. Ah !
si... mais je ne devrais pas vous dire une chose pareille, c'est à peine
correct...
- Si ! si ! dites-le.
- Oui.., vous verrez, c'est tellement
simple que vous ne serez pas choquée. Une femme est venue me chercher à la
station pour me demander d'aller à une maternité. Là une maman nous attendait
avec un nouveau-né. Elle rentrait à son domicile. Sa compagne lui a dit : Vous
êtes heureuse de rentrer à la maison avec le bébé ; votre mari a un visage qui
fait plaisir à voir. — Vous savez, lui a répondu la mère, on est mariés depuis
dix ans, et on n'avait pas d'enfant. Puis ce bébé est arrivé.., pourtant, avec
mon mari, on ne faisait ni plus ni moins qu'avant. " Vous ne trouvez pas
que c'est joli ?
- Oh ! si, dit Nadia... Mais ce doit
être très plaisant de faire votre métier. Vous me donnez envie de devenir
chauf-feur de taxi... Où déjeunez-vous à midi ?
- Souvent, je mange deux sandwiches et
un fruit en attendant les clients. Et je m'arrête pour prendre un café.
- Vous restez longtemps à attendre les
clients ?
- C'est très variable. Ça donne le temps
de lire le journal. Ce soir, dans un article littéraire, j'ai trouvé une phrase
amusante. Il ouvrit le journal et lut : " Artaud détestait les obèses de
l'absolu qui cherchent dans la littérature un petit déjeuner d'éternité."
" Les obèses de l'absolu "... vous imaginez !
Nadia se mit à rire doucement... C'était
l'alouette aux cris ensoleillés. Puis le lévrier dessina à nouveau l'avancée de
son visage.
- Vous n'avez pas l'impression d'une vie
toute dispersée, comme si vous étiez ballotté dans un flot de petits faits
divers ?
- Si, vous avez raison. Il faut parfois
faire un effort pour regarder plus profond. Mais j'aime la vie telle qu'elle se
présente, dans sa pulsation la plus immédiate. Je sais bien qu'au-delà des
visages, des sourires et des souffrances, il y a les grandes forces qui meuvent
les hommes, les groupes, les classes, les sociétés. Les hommes combattent et
peinent pour les maîtriser, les orienter : cette lutte est la gloire de
l'homme. Mais il y a aussi les petits événements d'humanité, si précieux... Tout
se tient.
Nadia le regardait, un peu interloquée.
- Vous trouvez que je suis bien bavard,
lui dit-il. Les Français sont bavards, n'est-ce pas ?
Elle lui proposa des fruits.
- Racontez-moi encore une autre
histoire.
- Je n'en ai plus, dit le Pape.
- Si, cherchez un peu...
- Ah! oui... J'en ai une, très belle.
Mais elle est d'hier.
- Ça ne fait rien, racontez.
- Elle est d'hier, mais je voudrais
qu'elle m'arrive souvent. Je crois que j'y penserai fréquemment, car elle peut
changer la couleur de n'importe quel jour.
- Racontez !... le pressa Nadia.
- Hier, à la gare d'Austerlitz, j'ai
pris un homme qui revenait de Lourdes, vous savez, le lieu où il y a beaucoup
de pèlerinages.
Elle fit oui de la tête.
- C'était un homme jeune. Un militaire,
je crois. Les chirurgiens lui avaient coupé la jambe droite. Il a dit que
l'autre aussi était menacée. Deux amis étaient venus l'attendre. " Tu as
fait bon voyage ? lui demanda l'un d'eux après l'avoir bien installé dans le
taxi. Qu'est-ce que tu as fait là-bas ? L'homme a toussé, puis il a dit : J'ai
demandé à Dieu de me donner le courage de vivre, même sans les deux jambes.
Vivre sans les deux jambes, vous vous rendez compte ?
Elle resta silencieuse un long moment,
puis elle dit :
- Vous croyez en Dieu ? Il se tut à son
tour, puis répondit posément :
- Oui.
Elle reprit :
- Pourquoi avez-vous attendu pour me
répondre ?
Il la regarda.
- Devant une pareille question, il faut
d'abord se taire. Avant d'essayer de parler.
Nadia lui versa à boire et dit très
vite :
- Enfin, c'est oui ou c'est non, tout de
même ?
Il sourit en silence.
-
On a cru longtemps qu'on pouvait en décider ainsi. Les uns disaient oui, les
autres disaient non, avec autant de simplisme peut-être chez les uns et chez
les autres. On ne peut pas parler de Dieu comme on parle du Président de la
République ou d'un camarade... Ce n'est pas si simple, ou peut-être c'est
tellement simple que toute parole est boiteuse, que toute pensée trébuche (*)
Il se mit à rire.
- Les obèses de l'absolu ne sont pas
assez agiles pour marcher à son pas... alors.., comment disait-il, le journal
?... Ils cherchent dans la littérature un petit déjeuner d'éternité.
- Quel homme curieux vous êtes ! »
s'exclama Nadia.
Le Pape parut réfléchir un bref instant.
- Oh! dit-il, un petit bonhomme dans
l'innombrable humanité. Le plus petit bonhomme que je connaisse...
- Ce n'est pas vrai, dit-elle, vous ne
le pensez pas !
Il leva les yeux, la regarda et murmura
dans un grand calme :
- Si! Je le pense...
Il ajouta :
- je vais vous faire la vaisselle.
Elle ne voulut pas. Il remercia. Sur le
point de sortir, il lui dit :
- Demain c'est dimanche... je vais à la
messe à Notre-Dame de Paris. Voulez-vous que je vous emmène ?
- Oh! oui ! il y a très longtemps que je
n'y suis pas allée. Ça me fera plaisir.
Elle ajouta soudain :
- Vous savez quel est mon prénom ?
- Non, dit-il.
- Je m'appelle Nadia. Vous pouvez
m'appeler Nadia, Si vous voulez.
- Ce prénom a une signification ?
- Oui, en russe, le mot veut dire : Espérance.
Hyacinthe lui souhaita une bonne nuit.
Elle l'entendit ouvrir sa porte, actionner l'interrupteur, refermer la porte,
puis elle n'entendit plus rien. Elle s'assit au coin de son lit. Qui est cet
homme ? se dit-elle. Pourquoi le K.G.B. s'occupe-t-il de lui ? Tant de
simplicité naïve... Est-ce un dissimulateur génial ? Au fait, si l'on avait
fait erreur sur la personne ?
(*) Ce petit passage m’a tellement tapé au cœur que j n’ai
pas résisté au réflexe de lui donner « de la couleur ». J’espère que l’ami
Gérard me le pardonnera.