CHAPITRE 5.

 

 

Vers 19 h 45 Nadia descendit. Elle s'éloigna lentement vers la rue d'Assas. Au coin de la rue, elle observa la circulation, le sens unique. Il fallait repérer l'arrivée de Germain. Il faisait doux. De l'Observatoire, les voitures qui descendaient la rue d'Assas s'enfonçaient au coeur obscur de la ville. Plus loin, à droite, les serres de l'Ecole botanique semblaient dépaysées en pleine ville. Elle revint à pas lents dans la rue Joseph-Bara. C'est alors qu'elle le reconnut dans la Mercédès qui surgissait de la rue Notre-Dame-des-Champs et qui se rangeait. « Taxi »... L'enseigne était éteinte, mais elle la repéra tout de suite. Germain descendit, ferma la porte, et regarda Nadia. Il l'attendit et fit quelques pas vers elle.

- Bonsoir, mademoiselle.

- Bonsoir, monsieur.

- Vous avez passé une bonne journée ?

- Oui, merci, lui dit-elle... Vous aussi ?

Il montra le taxi :

- Je me suis promené...

Ils restèrent un bref instant en silence.

- Vous rentrez ? » demanda-t-il.

 

Ils s'engagèrent ensemble dans le vestibule. Hyacinthe s'effaça pour la laisser passer la première. Même en montant l'escalier, elle marchait avec élégance. Sa jupe plissée se balançait à l'inverse de ses longs cheveux, comme pour accuser l'harmonie de ses formes nouées délicatement dans la finesse de sa taille. Mystère du jeu vivant des formes... Quelle femme splendide !

 

Le Pape la regarda un long instant mais en faisant attention à regarder sans chercher à prendre. Tout jeune déjà, il avait commencé d'exercer son regard pour accueillir la beauté sans en faire sa proie. Bien sûr, dans les années capiteuses de la jeunesse, il n'arrivait pas toujours à demeurer au pays du respect, et il s'était souvent surpris à commencer de convoiter. C'est pourquoi, tout au long de la vie, il s'était astreint souvent à ne pas regarder, pour respecter davantage... Ou à regarder seulement le visage, un bref instant, d'un œil qui accueille plus qu'il ne s'élance.

Il pensait à François d'Assise auquel il arrivait, à la vue d'une femme très belle, de faire tomber son capuchon sur ses yeux, d'un léger mouvement de tête. Il pensa en souriant au conseil que donnait jadis, d'une voix chevrotante, le vieux supérieur du Séminaire « Messieurs, messieurs, quand vous descendez le boulevard — l'unique boulevard en forte pente de cette petite ville de province — les yeux à l'horizon… s'il vous plaît. »

 

On arrivait au 6e. Et puis, cette question qui l'avait toujours hanté : « Pourquoi la beauté ne va-t-elle pas toujours de pair avec la bonté et la vérité ? Pourquoi la beauté d'une personne cache-t-elle parfois médiocrité, méchanceté, laideur de l'esprit et du coeur ? Est-ce seulement parce que les yeux restent à la surface de la beauté ? »

 

Nadia avait ralenti sa démarche. Hyacinthe regardait la  musique vivante des lignes de son corps, et il se disait « Et cette femme si belle, qui est-elle ? Est-elle lumière ? Sa vie est-elle une aventure bienfaisante ? Y a-t-il en elle la beauté la plus décisive, celle qui transfigure même les visages  laids, la beauté qui surgit des êtres qui dévouent allégrement leur vie ? »

 

Lorsqu'ils arrivèrent au 7e, Nadia se retourna en poussant un soupir : « Vous voulez entrer chez moi ? Vous visiterez mon petit palais. » Il sourit en signe d'acceptation.

 

Deux chaises, une petite table, une commode, un lit. Et un réduit : cuisine et cabinet de toilette. Par la fenêtre haute, le paysage de cheminées aux dimensions variées, comme un port où tous les navires enchevêtrés seraient condamnés à ne plus jamais haleter vers le large.

- Je n'ai pas eu le temps de m'installer encore...

Pourtant, il y avait déjà un petit mouchoir en guise de napperon sur la commode.

- Asseyez-vous. Vous êtes chauffeur de taxi ? interro-gea-t-elle.

- Oui, répondit Hyacinthe.

- Depuis longtemps ?

- Oh! depuis six mois.

- Vous aimez ce métier ?

- Oui, je l'aime beaucoup.

- Pourquoi ?

- Oh ! je ne sais pas exactement... D'abord parce que je vois beaucoup de gens... J'ai l'impression quelques ins-tants de partager leur vie. Beaucoup me parlent... c'est incroyable, tout ce que les gens peuvent dire, comme s'ils profitaient de ce moment disponible, auprès d'un homme qu'ils ne reverront plus. Jamais je n'ai eu autant de conversations sur tous sujets que dans cette voiture.., et puis, ajouta-t-il, j'aime la ville, j'aime Paris. C'est un univers. Toute la journée je crois changer de pays... Vous connaissez un peu Paris ?

Elle fit « oui » de la tête. Puis elle ajouta :

- Racontez...

- Par exemple, je pars le matin vers l'Observatoire on est là en plein ciel... Puis le boulevard Saint-Michel vers la Seine : je pense à mai 68, à la jeunesse étudiante du monde entier qui se mêle dans ce carrefour... Une heure après, je vais peut-être me retrouver sur les Champs-Elysées, puis dans le quartier de la Bastille... Les Champs-Elysées et la Bastille, vous sentez la différence... Deux Frances, deux versants d'humanité... Et puis les petites rues vers Montmartre, Pigalle... même les odeurs sont différentes. Oh ! oui ! j'aime ces contrées de Paris, ce sont des pays différents... »

Nadia se mit à interroger !

- Pourquoi y a-t-il tant de voitures particulières à Paris ?... Bientôt vous ne pourrez plus avancer. Pourquoi ne développez-vous pas davantage les moyens de transports collectifs ? Pourquoi les sociétés occidentales sont-elles si dépendantes de l'individu ?

Il avait à peine le temps d'amorcer silencieusement sa propre réflexion qu'elle lui posait déjà une autre question.

- Quelles sont leurs conditions de logement ? Et les horaires de travail ? Pourquoi y a-t-il tant de publicité ?

Il souriait, amusé. Soudain elle lui dit :

- Et vous, qu'est-ce que vous faites pour changer tout ça ?

Le Pape devint grave.

- Je ne fais pas assez... Je cherche ce que je pourrais faire. Il y a des moments pour chercher et d'autres pour agir. Beaucoup de personnes dans nos sociétés cherchent comment agir. Elles ont l'impression d'être prises dans une énorme machine sociale et économique qui broie les hommes et poursuit son chemin..,  comment  faire  pour intervenir? Même les groupes organisés éprouvent l'impression de n'avoir qu'une efficacité très limitée... Et vous, dit-il à Nadia, dans votre pays, qu'est-ce que vous faites ?

- Oh ! chez nous, dit-elle, c'est tout différent. Nous vivons en régime socialiste. Il y a le parti, on travaille. Je suis membre d'une cellule de professeurs de l'Université.

- Qu'est-ce que vous avez fait pour le retour de la paix au Vietnam ?

- On a établi un dossier, on a participé à des manifestations... Le gouvernement soviétique a aidé le peuple vietnamien. »

Il ajouta d'une voix douce :

- Dans les cellules, on parle du sort fait aux écrivains, à Pasternak ou Soljenitsyne, par exemple ?

- Non, dit-elle.

- Oh ! vous savez, reprit-il, dans les sociétés occidentales, il y a aussi la censure de l'argent : que d'hommes ne pourront jamais s'exprimer, parce que cela ne rapporterait de l'argent à personne ! Que d'hommes muets dans nos sociétés !... »

Elle lui dit :

- Est-ce indiscret de vous demander ce que vous faisiez avant d'être chauffeur de taxi ? Vous avez l'air d'un intel-lectuel...

Il sourit

- A quoi le voyez-vous ?

- A vos mains, répondit-elle, et aussi à votre visage, et à votre manière de parler.

- J'étais professeur.

Il enchaîna :

- Et vous ?

- Je suis professeur de religion, au Musée de l'athéisme, à Moscou, répondit-elle rapidement. Et vous, dans quelle branche avez-vous enseigné ?

- La religion, aussi, et puis les lettres.

Nadia rougit légèrement. Elle reprit :

- Vous travaillez encore les questions touchant la religion ?

- Oui, dit le Pape.

- Vous assistez à des cours ou des conférences ?

- Oui, je vais deux heures par semaine à l'Institut des sciences sociales des religions. Et vous, est-ce indiscret de vous demander ce que vous êtes venue faire à Paris ?

- L'Université de Moscou m'a envoyée à Paris pour me mettre au courant des recherches universitaires que l'on poursuit actuellement en France sur les religions...  

 

Nadia invita Hyacinthe à dîner. Une soupe, un oeuf à la coque, un peu de fromage, en parlant de la vie à Paris.