CHAPITRE 4.
Dans le café, c'était encore le coup de feu du service de déjeuner. Le
garçon courait entre les tables en transpirant. - Oui, monsieur, je pense à
vous... Une entrecôte... Un " mystère "... Trois express dont un
déca…
Lorsque Nadia entra, quelques regards se levèrent. Sa chevelure abondante
et le col fourré de son manteau faisaient surgir son visage si fin d'on ne sait
quelle nuit. Les yeux s'attardèrent sur elle, quand elle enleva son manteau. On
lui avait dit « Au café Le Centenaire, au coin de la rue Saint-Dominique
et du boulevard Latour-Maubourg. » Le garçon s'empressa :
- Par ici, madame...
Le dos à la banquette, elle avait une vision panoramique du café, et elle
pouvait surveiller l'entrée et la sortie des clients.
- Vous avez choisi, madame ?
- Un steack tartare.
- Et comme boisson ?
- Une bière.
La salle ne
désemplissait pas.
Maintenant, c'était la vague
des employés du quartier qui venaient
prendre un café. « Trois express »... criait le garçon. Elle avait toujours
aimé les cafés, ces havres d'humanité incognito où l'on peut venir s'asseoir,
boire ou manger, regarder des visages, écrire.., faire les gestes que l'on fait
à la maison, mais dans une sorte de famille neutre, anonyme et discrète. Que serait
une ville sans bistrots ?
Vers 15 h
30, elle remarqua
le regard d'un homme
qui se posait sur elle : il prit une
consommation et s'en alla. « Peut-être le collègue », se dit-elle... Dix
minutes après, une femme vint s'asseoir à côté d'elle et se mit à faire les
mots croisés d'un journal de mode. Puis elle écrivit lentement dans la marge
trois 6. Elles étaient seules dans cette partie du bistrot. « Oui », murmura
Nadia. La nouvelle arrivée reprit :
- Vous pouvez aller retirer une lettre poste restante au bureau du 56, rue
Cler.
Nadia paya et sortit.
La lettre était courte :
« Chère Madame. A la demande de
nos amis, par l'intermédiaire de l'Agence Delambre de Toulouse, nous avons pu
vous trouver une petite chambre libre, 8 rue Joseph-Bara, au 7e étage. Le concierge vous donnera toutes les
indications. Vous rencontrerez sans doute votre voisin, Germain Tournier, un
chauffeur de taxi très aimable, auquel nous témoignons beaucoup d'intérêt. Il rentre à 20 heures. A bientôt le plaisir de
faire votre connaissance. Bien amicalement. »
Elle prit un taxi.
- Ça se refroidit, dit le chauffeur. Le prix des légumes va augmenter. Oh
! je le vois.., je ne travaille pas le matin, et je vais faire le marché pour
ma femme. Les carottes sont à 1,20 F. Et quand ça augmente, ça ne baisse pas
après. Mais les poires sont à 1,40 F. C'est curieux que les carottes soient si
chères, en comparaison. Et des poires bonnes, et belles... ça, on a du beau
fruit...
La voiture passait devant la tour Montparnasse. Les parois de verre teinté achevaient d'enlever
toute personnalité à cet édifice sans forme. Comme ces visages fermés où
l'homme paraît absent derrière les verres fumés. Tout à l'heure son âme avait
chanté en retrouvant l'harmonie des Invalides : quand le taxi était passé
devant les vieux canons débonnaires, elle s'était retournée pour regarder plus
longtemps ces proportions bienfaisantes.
- Vous m'avez dit au 8 ?... Au revoir, madame.
L'aventure allait commencer. Elle aimait les débuts, quand il faut se
jeter dans l'inconnu, jouer avec le hasard, et saisir avec patience et célérité
les chances qui s'offrent. Elle frappa au carreau de la porte du concierge.
- Madame ? » dit-il en la regardant de haut en bas.
- Bonjour, monsieur. Je viens pour la chambre du 7e . De la
part de l'agence Delambre.
- Ah! oui !... Je vous conduis tout de suite.
Il décrocha la clef.
- C'est le 16... oui.
L'escalier était bien propre et sentait un peu l'eau de Javel. A partir du
5e, les marches étaient faites en briquettes rouges : la couleur
chantait dans la lumière, face aux petites fenêtres. Le concierge eut quelque
peine à faire entrer la clef dans la serrure. Quand elle y pénétra, il ouvrit
d'un geste rapide.
- Voilà, madame.
La chambre était minuscule, avec un coin cuisine. Par la fenêtre, on
voyait le soleil dans une forêt de cheminées aux profils variés.
- Voici la clef, madame... les toilettes sont là, tout au fond du
couloir... Bonsoir, madame.
Quand l'homme se fut engagé dans l'escalier, elle regarda sur les portes
voisines. Aucune indication. Elle entra dans sa chambre et ferma la porte. Il
était 17 heures. La pièce était propre, la tapisserie encore fraîche. Une femme avait vécu là. Elle inspecta
le réchaud à gaz : oui, ça marchait. « Bon », murmura-t-elle.
Elle revint vers la fenêtre : des cheminées de brique, des cheminées de
tôle... Elle pensa qu'elle était sur un vieux bateau morne, avec des icebergs
de-ci de-là. Le soleil disparaissait.
Elle ouvrit son sac, et déplia un étui en plastique. Elle s'arrêta à la
photo d'un enfant. Il pouvait avoir trois ou quatre ans. De longs cheveux
bouclés, un petit nez, de grands yeux. Elle approcha lentement la photo de ses
lèvres et lui donna un baiser. Elle replia l'étui en plastique, le remit dans
son sac, et s'assit au bord du lit. Puis elle sourit. Elle continua de
sourire.., elle réfléchissait en souriant. « Oui », murmura-t-elle à mi-voix,
finalement.
A 18 h 45, elle descendit. Il faisait bon respirer l'air frais dans la
rue. A Port-Royal elle prit un taxi :
- S'il vous plaît, à l'aérogare des Invalides... Vous pouvez m'attendre le
temps que j'aille retirer une valise ?
- C'est pas commode, madame, pour stationner, mais vous avez toujours
d'autres taxis.
La valise était lourde. Elle avait fait beaucoup de petits achats à Rio :
pour le petit, pour les amis. Elle aimait donner...
Le chauffeur descendit pour charger la valise dans le coffre.
- S'il vous plaît, monsieur, 8 rue Joseph-Bara ?
- Joseph-Bara, oui. »
Elle porta sa valise au bas de l'escalier et s'arrêta. Il était 19 h 45.
Arriverait-il à l'heure ? Elle se mit à gravir lentement les premières marches.
Il fallait aller doucement. Elle s'arrêtait.., et repartait lentement, dès qu'elle
entendait un pas.
Il était maintenant 20 heures. Elle arrivait au 4e. Elle entendit
quelqu'un monter en fredonnant. Peut-être lui. L'homme montait toujours. Il
arrivait au palier de l'étage inférieur. Elle jeta un coup d'oeil : un homme
grand, nu-tête, de longues jambes de montagnard, plusieurs journaux sous le
bras. Il s'arrêta près d'elle :
- Vous permettez que je vous aide ?
- Oh! je m'excuse, monsieur, mais je veux bien, vous êtes bien aimable...
- A quel étage allez-vous ?
- Au 7e.
- Moi aussi. »
Il prit la valise et se mit à monter.
- Je passe devant. »
Au 6e , une porte était ouverte. On entendait les enfants
jouer. Une petite fille arriva sur le pas de la porte en riant.
- Bonjour, Germain, dit-elle.
- Bonsoir, Gabrielle, répondit l'homme.
- Vous allez à quelle chambre ?
- Au 16.
- Vous venez habiter là ? dit Germain.
- Oui, pour quelques mois. Je suis en stage d'études.
- Vous n'êtes pas Française ?
- Je suis Russe.
- Eh bien !... nous allons être voisins.
- Je vous remercie beaucoup. monsieur. Vous m'avez rendu un grand service.
- Si vous avez besoin de quelque chose, vous pouvez frapper à côté.
- Merci, monsieur.
Il entra. A travers la cloison, elle entendit un bruit de sommier. Il
venait sans doute de s'étendre. Elle entendit aussi le froissement du papier
journal : pourquoi achetait-il plusieurs journaux ?