CHAPITRE 2.

 

 

 

 

21 h 30.. Le clochard mangeait tout en haut de l'escalier de l'église. Dans cette position solennelle, entre la musette flasque et la bouteille, il fit à Hyacinthe un sourire réjoui.

- Bon appétit, lui dit le Pape.

- Arrêtez-vous, chef, rétorqua l'homme.

Et il enchaîna bizarrement :

- Savez-vous pourquoi cette église est fermée ?

- Parce qu'on ferme la nuit.

- Et pourquoi qu'ils ferment la nuit ?

- Eh bien...

- Ah ! tu le sais pas, chef, pourquoi ils ferment la nuit ?

Hyacinthe n'osait pas avancer de raison. L'homme allongea sa lèvre inférieure en dressant la bouteille. Puis il la posa de guingois et elle faillit tomber.

- Ho ! s'écria-t-il.

Hyacinthe pensa au Supérieur du Séminaire, autrefois, qui avait chanté, un jour de sortie, une chanson rapportée de la guerre de 14-18 : « Renverse la bergère sur le bord du fossé, mais renverse pas le pinard... » 

- Alors, chef, t'as peur de dire pourquoi ils ferment les églises la nuit ? Tu oses pas dire que c'est pour empêcher les soulots comme moi d'aller y dormir ? C'est ça, hein, que tu voulais pas dire ? Poli, d'accord, chef... mais tu te trompes.

- Ah ! et alors, pourquoi ils ferment ?

- Ils ferment... pour cause de décès. Oui," fermé pour cause de décès ". Parce qu'ils croient que Dieu est mort. Les penseurs, ils l'ont dit : Dieu est mort. Tout ça, des imbéciles, chef, t'entends ! Des myopes sans lunettes... Ils ont rien compris. Tu veux que je t'explique, chef ?

- Oui, allez-y, dit le Pape en souriant.

Le Pape s'était assis, lui aussi, en haut des marches. La ville sentait bon. Le clochard était comme extasié.

- Je vais te dire, chef. Dieu, il est pas mort...

Il eut un léger éclat de rire

-… c'est bien plus simple : Dieu, il a foutu le camp. Il a... fui, si tu préfères. C'est pour cela que les curés, et les chrétiens, ils ont mal au plexus... et qu'ils le cherchent, comme ils disent. Ils le chantent même…

Sa voix s'éleva soudain, grasse et incertaine :

- … « Je cherche ton visage, le visage du Seigneur... »  Ils le cherchent partout. Et ils ont du mal à le trouver. C'est parce qu'il est parti. Disparu... Et tu sais pas, chef, pourquoi il a foutu le camp ? C'est pas difficile à comprendre... Il a foutu le camp, parce qu'il en avait marre d'être Dieu. Avec tout le protocole. On le présentait... " Tournez-vous "... Ils arrêtaient pas de parler de lui devant lui.., on l'expliquait aux gens, on distribuait des petits livres sur lui. On le montrait, comme un ours. Dieu, c'est le plus fantastique mannequin de l'histoire. On le faisait visiter.., vieux monuments, réductions pour les jeunes... On disait comment il fallait faire pour lui parler, pour qu'il soit content. On vendait même des affaires à lui, qu'on disait, des petits souvenirs. Alors…

Sa voix s'enfla soudain, il parlait pour toute la rue vide...

-… Dieu en a eu marre d'être Dieu.

Il se calma.

- Mettez-vous à sa place. Hé ! chef ? qu'est-ce que vous auriez fait à sa place ? Il a fallu qu'il ait une sacrée patience... une patience sacrée ! Oui, M’sieur... Alors il a foutu le camp … Ils ont dit qu'il était mort. C'est plus commode. Les gars « portés disparus » c'est toujours embêtant. Comme après la guerre. On sait jamais s'ils vont pas tout d'un coup taper à la porte, même la nuit. On peut rien décider, rien vendre. Vaut mieux savoir, une fois pour toutes. On fait une messe en noir, et terminé... C'est pas une vie, de pas savoir. En avoir le coeur net : un bon coup de chagrin, il a été tué à la guerre, et puis on se fait une raison… Mais non. C'est pas sûr qu'il soit mort ! Alors là, on est embêté. Dieu est porté disparu. Va falloir vivre comme ça, hein ? C'est pas drôle… Si on avait le certificat comme quoi il est bien mort, ça irait. On pourrait prendre un autre dieu. Comme les veuves de guerre qui se remarient. Quand tous les papiers sont faits. A moins qu'elles préfèrent garder la pension... Oui, chef, y en a qui voudraient bien toucher la pension de Dieu mort au champ d'honneur !

Il but une gorgée. Un chat passait au large, près du mur, sur le trottoir en face.

- Chef, chef... Dieu est porté disparu. Il paraît qu'on pourra jamais savoir. Qu'il y a aucun moyen de savoir. Pourtant y avait du monde avec lui. C'est sûr, mais ils sont pas d'accord : y en a qui disent qu'il est pas mort, d'autres qu'il est mort, et d'autres qui disent rien.  Mais moi, je le sais, chef. Je vous le dis : il a filé, il en avait marre. Ah ! ça devait être pénible, d'être Dieu... et de pouvoir rien dire ! Tout ce qu'il était obligé d'encaisser. On l'utilisait pour tout, même pour faire la guerre ou affamer les enfants. Comment a-t-il pu en supporter tant ?... Et tout le baratin de ceux qui causaient de lui, comme s'ils avaient fait le régiment avec.., comme s'il était à eux. Affreux, chef !... Mais ça pouvait pas durer dans les siècles des siècles amen. Alors il a foutu le camp. Vous seriez resté, vous ?

Hyacinthe murmura :

- Et où est-il parti ?

- Toi aussi, chef, ça te presse de le retrouver... Pour-quoi ça te démange ? Oh ! peut-être qu'il est pas loin. Peut-être qu'il est là... 

La voix du clochard baissa.

- … Là, derrière toi... oh ! c'est pas la peine de te tourner, car il est toujours derrière... D'ailleurs, je l'ai vu hier dans le métro.

 

Maintenant, l'homme s'était pris la tête entre les mains. Tout en haut de l'escalier, côté droit de l'église Notre-Dame-des-Champs, rue du Montparnasse.

- Il a filé. Mais jamais il était parti comme ça. Il est parti comme s'il voulait pas revenir. Au début, on pouvait se dire que c'était un coup de tête. Mais ça dure. Y en a qui s'obstinent : il peut pas ne pas revenir, c'est un mauvais moment à passer. Certains disent : l'affaire Dieu, c'est cuit, faut quitter le bateau avant le naufrage. Et y en a quelques-uns pour dire : s'il est parti, faudrait peut-être partir aussi... En gros, on sait bien par où il est parti…

 

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Mais beaucoup   voudraient  savoir exactement où,  pour mettre l'adresse sur les valises, et faire les réservations. Ah ! les réservations... On sait ce qu'on laisse, qu'ils disent, et on sait pas ce qu'on trouvera. »

Il se tut un instant. Puis il reprit.

- Et si Dieu s'était suicidé ? en nous laissant tous en plan... Personne n'a osé dire ça. Remarquez que c'est im-possible... Il pourrait pas y penser, Dieu, à se supprimpaer, parce que Dieu, il pense pas à lui… Crois-moi, chef : il a foutu le camp, il en avait marre d'être Dieu. Sur mesure. Prêt à porter. Alors ils pourraient laisser les églises ouvertes la nuit. Et toutes les portes ouvertes, en courant d'air ! Du vent, qu'il leur a dit Dieu, du vent.., et puis... de l'air !

Le clochard s'était levé. Il descendait l'escalier. Il leva la main vers le Pape.

- Salut, chef ! Te moque jamais de Dieu, chef ! Jamais...

Plus loin, en descendant vers le boulevard Raspail, il disait encore :

-… Jamais... jamais. »