CHAPITRE 18.

 

 

 

 

Hyacinthe resta immobile un instant devant les feuilles blanches, puis il fit le signe de la croix, et se mit a ecrire paisiblement, sans lever la plume.

 

« Mon départ a surpris. Beaucoup n'ont pas compris et s'interrogent. Je constate que tous attendent mon retour à Rome, et se demandent : que fera-t-il lorsqu'il reviendra au Vatican ? Certains voudraient que j'allège, que je bouscule... d'autres désirent que j'adapte et que j'organise. Ils me font penser au dernier mot des apôtres a Jésus : " Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume d'lsraël ?"

 

Je dois le dire sans détours : je n'ai pas l'intention de revenir au Vatican. Mais ce n'est pas abandonner mon rôle parmi vous : je demeure le Pape. C'est pour vivre l'exigence abrupte de cette fonction que je suis parti. Le rôle unique du Pape dans la communion des Eglises me parait indispensable. C'est pour honorer ce rôle, selon l'Evangile que j'ai quitté le Vatican. Je cherche avec vous les chemins d'avenir vers lesquels Dieu nous attire.

 

Comme beaucoup d'entre vous, j'ai été écartelé et je le suis encore. Mais peu a peu j'ai vu mûrir et s'afferrnir la decision que je vous demande de partager avec moi. Depuis des siècles, le Pape etait devenu une sorte d'idole à l'extérieur du peuple chretien. Il semblait disposer de l'intelligence et de la volonte de Dieu, et tous lui devaient obéissance. Il fallait mettre un terme à cette situation qui ne respectait ni Dieu ni l'homme. Jamais Jésus n'a traité ainsi ceux qui s'approchaient de lui ou partageaient sa vie. Toujours au contraire, il éveillait en eux la liberté et la responsabilité.

 

Certaines initiatives de ces dernières années, et particulierment le Concile Vatican II, avaient tenté de rendre au peuple de Dieu sa vitalité. Mais les progrès en ce sens restaient infimes. L'image du Pape, le fonctionnement des organismes du Vatican demeuraient toujours aussi lourds et contraignants dans les consciences et dans la vie des église. Bien souvent les rapports entre les rôles divers — Ppe, services du Vatican, évêques, prètres, laïcs... — étaient, marqués par la soumission servile ou le conflit. Il m'est apparu, après beaucoup d'hésitations et de souffrances, qu’il fallait rendre l'Eglise à elle-même.

 

Je suis parti pour créer le vide, pour que les hommes cessent de se comporter comme des enfants, pour que les chrétiens deviennent chrétiens. Je mesure la rupture que constitue ma décision : j’ose croire devant Dieu qu'elle était la véritable manière d'accueillir aujourd'hui la sève la plus vivifiante de la tradition chrétienne.

 

Être le porteur fidèle du passé, ce n'est pas en conserver les formes immobiles, c'est le rendre vivace et fécond aujourd'hui. La tradition n'est pas la reproduction répétitive, mais la nouveauté qui nait du meilleur du passé.  « Président de l'Amour », je devais appeler les chrétiens à vivre, à prendre initiative, à recréer l'Eglisre. J'ai cru entendre, comme une invitation précise qui m'était adressée, la parole de Jésus à ses apôtres, quelques jours avant  sa mort :" il vous est bon que je m'en aille ''. Je suis parti, pour vous demeurer présent avec plus de justesse.

 

Puisque je détiens toujours le pouvoir qui s'attachait dans les derniers siècles au rôle du Pape, je déclare dissous les dicastères romains. Je demande aux communautés chrétiennes et aux évêques de faire bon accueil aux personnes rendues ainsi disponibles pour un autre service des Eglises. Qu'on veille à assurer une vieillesse décente à celles qui désirent se retirer. Dès aujourd'hui, je demande à tous les chrétiens d'envisager de faire don de l'Etat du Vatican à l'humanité. Les rencontres mondiales des chrétiens pourront avoir lieu là où l'on cherche l'unité des hommes. Je n'ignore pas que des chrétiens ont donné leur sang pour défendre ce territoire qui semblait alors assurer la liberté de l'Eglise : c'est pourquoi je souhaite qu'un débat serein puisse précéder toute décision, et faire surgir des suggestions précises.

 

Depuis mon départ, j'ai constaté qu'ici et là, les chrétiens devenaient plus actifs. Je souhaite que cette contagion évangélique s'étende et que prêtres et évêques l'accueillent volontiers. J'avais annoncé un concile, lorsque j'ai fait opposition à la tenue d'un synode extraordinaire. Je déclare ce concile ouvert, mais ouvert sur toute la terre, en tout lieu où " deux ou trois sont réunis au Nom de Jésus " . Un jour lointain, les délégués des Eglises pourront peut-être se rassembler en Concile général...

 

Sans avoir à prescrire des conduites, j'émets le vœu que l'utilité des organismes d'Eglise soit réexaminée tous les cinq ans. En disant cela, je ne m'inscris pas contre les institutions et les fonctions : je désire bien au contraire en promouvoir la perpétuelle vivification selon l'Evangile. Je refuse qu'elles sacralisent la forme temporaire qu'elles prennent. Dieu seul est Dieu. L'immobilisme et l'inadaptation ne doivent pas invoquer un privilège divin. Que l'on ne se moque pas de Celui qui est toujours au-delà ! Car c'est Lui qui hèle les hommes en avant, en leur donnant toujours à inventer les formes de la vie. Combien de temps faudra-t-il pour que les modèles pesants et paresseux du passé s'estompent, pour que les hommes s'éprennent à nouveau de l'Evangile, donnent vie nouvelle à leurs communautés, et redeviennent sel et ferment de la vie ? Je ne le sais pas. Sans doute de longues années d'hésitations, de désordres, de crispations s'ouvrent-elles devant nous. Dans la mesure où les chrétiens seront chrétiens, ce temps sera fécond. Jamais il ne débouchera sur une saison où l'Eglise serait enfin épanouie dans un monde harmonieux : les hommes devront toujours lutter contre les ténèbres sans cesse renaissantes dans les consciences et les sociétés. Je sais bien que mon geste ne conduit pas de lui-même au réveil de l'Eglise. Il est risqué. Il m'est apparu qu'il fallait tenter de mettre un terme abrupt à une impasse historique, et faire confiance à la multitude chrétienne dans laquelle gémit et vibre l'Esprit de Dieu.

 

Si je venais à mourir, j'ai pris toutes dispositions pour que la nouvelle en soit immédiatement connue. A l'avenir, je n'hésiterai pas à me manifester à telle ou telle Eglise, ou à l'Eglise universelle, si cette intervention me paraît opportune. Mais, autant que possible, je laisserai les Eglises conduire leur vie propre, prendre leurs responsabilites, resoudre leurs questions, établir des liens entre elles : à la lumiere brûlante de l'Evangile, dans la confrontation exigeante des consciences, dans l’attention intense a Celui que personne n'enferme. Je sais que certains vont dire : vous detruisez l'equilibre de l'Eglise, vous allez faire perdre la foi aux foules chrétiennes. Déséquilibre ? Oui, mais on n'avance que dans le perpetuel déséquilibre de la marche, et s'il y a parfois des saisons pour s'arrêter ou s'asseoir, l'aujourd'hui du monde et de l'Eglise appelle a marcher et a accélérer la démarche. Perte de la foi ? On ne perd que ce que l’on a, on ne perd pas ce que l’on est. II est vrai que l’effacement du Pape, de l'appareil et de l'apparat qui l'entouraient, continuera de provoquer un ébranlement dans l'Eglise, et aussi dans la societe internationale. La disparition d'un élément qui avait pris tant de place conduit tout l’ensemble à se recomposer, a se redefinir dans un tatonnement gigantesque. Sans préjuger des formes a venir de la fonction pontificale, j'ai voulu vivre autrement ce rôle pour que l'Eglise trouve une vitalite nouvelle, pour que le monde soit a nouveau dérangé.

 

Je sais que l'Evangile est impossible. Jésus en est mort. Jésus n'a pas voulu accommoder sa vie et son message a la sociéte de son temps, et il a pris le risque de mort. Il nous faut chercher cette liberté, en surmontant toute peur. Les prophètes, eux aussi, dénonçaient et criaient. Ils ouvraient sans cesse devant les hommes l'espace de Dieu. Mais combien de fois l'Eglise s'est calquée sur les sociétés, et s'est comportée comme si l’objectif primordial de sa conduite était sa propre survie et sa prospérite tout humaine — sans prendre le risque de perdre l'estime, l’argent, l'emprise sur les hommes... sans prendre le risque de mourir, s'il le faut, vers les résurrections que Dieu seul donne.

 

A tous je voudrais dire : dans les hésitations douloureuses du présent, il taut aimer l'avenir, car Dieu vient vers nous. Mais on ne peut aimer l'avenir que si on se donne à le faire et à le recevoir. Un jour nous saurons comment les mains de Dieu se mêlaient aux notres. Un jour nous saurons comment le visage de Dieu était aussi celui des hommes autour de nous. Seul, le sang de nos vies peut écrire les réponses aux questions devant lesquelles nous restons perplexes. Le monde et l'Eglise de demain appellent toutes nos énergies d'aujourd'hui.

 

Enfin, parmi les hommes, en partageant leur vie et en pressentant Dieu, n'oublions pas de toujours " bénir ". Oui, je le repete," bénir ", de tout notre être, de tout notre désir de servir la moindre annonce du monde transfiguré.  Nous savons bien que la face d'ombre du monde semble sans cesse submerger l'homme. Mais nous savons plus encore que Dieu est du côte de la face de lumière, et qu'il n'est pas d'ombre qu'il ne puisse pénétrer. Fut-ce l'ombre de la mort où nous avons vu Jésus s'engager avec courage, pour la multitude, vers Celui qu'il appelait Père.

 

L'incertitude, l’inquietude, les vertiges et les conflits vont peut-être s'accroitre : en ces années d'équinoxe de l'histoire, je souhaite a tous de s'appuyer les uns sur les autres et de tisser la toile forte des hommes rassemblés. Au moment où les sécurites du passé se dérobent en tous domaines et où l'homme est livré a sa liberté, puissent les

 

 

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chrétiens être des ferments d'humanité fraternelle, inventive, fervente. Le Royaume de Dieu est là, partout, si proche.

 

Car Dieu est toujours devant. Ceux qui cherchent derrière Lui sauront que le possible est sans linites, quand l'humanite se donne a aimer.

 

Il laissa un espace, puis écrivit :

Je mets fin à la fonction du secrétaire l'Etat et je confie la mise en oeuvre de ces décisions au P. Christophe, professeur a l'Institut biblique, qui me rendra compte régulièrement.

 

Hyacinthe revint auprès du P. Christophe :

- Voulez-vous lire ? lui dit-il.

Des éclairs de lumière passaient sur le visage parcheminé du vieux prêtre. Quand il eut achevé la lecture, il réfléchit longuement, puis fit de la tête un long signe d'approbation.

- Vous la rendrez publique demain matin, s'il vous plait.

Le Pape lui remit un papier sur lequel ii venait d'écrire quelques adresses poste restante.

 

Le Pape se leva. II embrassa longuement le Père Christophe. Celui-ci murmura :

- Au revoir, mon petit... Adieu peut-être...

 

A 20 heures, l'Iliouchyne s'ébranla lentement a Fiumicino. Le ciel était dégagé vers le nord. La nuit était légère et parfumée. Le sifflement des réacteurs l’emplit, quand l'avion decolla.

 

En quelques minutes, les feux de position de l'appareil se confondirent avec les étoiles.

 

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