CHAPITRE 17.
Le Pape sonna une deuxième fois. La porte s'ouvrit. D'un guichet à droite,
une voix lui demanda :
- Vous désirez?...
- Je voudrais voir le P. Christophe, s'il vous plaît.
- De la part de qui ?
Hyacinthe hésita un instant. Puis il dit :
- L'un de ses élèves.
Le portier fit un numéro. Puis il se tourna vers le Pape :
- ... C'est au 1er, au
numéro 12.
Quand il frappa, une voix lointaine sembla traverser des épaisseurs de
bois :
- ...trez.
Il entra et referma la porte. Le P. Christophe s'était levé. Il était
petit, réduit à l'essentiel. Les manches de sa soutane, retroussées, laissaient
apparaître des poignets fins comme ceux d'un enfant. Ses mains tremblaient un
peu. Son visage eut un mouvement de gauche à droite. Ils s'embrassèrent en
silence.
- Vous revenez ? dit le P. Christophe.
- Non...
- Ah! fit-il avec satisfaction... Asseyez-vous.
- Comment allez-vous ?
- Bien... et vous ?
- Très bien », murmura le Pape en souriant.
Ils restèrent un instant silencieux. Les livres qui tapissaient les murs
de la pièce semblaient écouter.
- Et ici, comment ça va ? continua le Pape.
- Oh ! très bien aussi, repartit le P. Christophe d'une voix plus aiguë. Comme
si de rien n'était. C'est comme on disait autrefois dans mon pays : meunier
parti, le moulin tourne encore... C'est étrange... ça continue. Les gens
viennent toujours en visite… avec une curiosité
nouvelle. On vient voir le Vatican sans le Pape. On vient
visiter votre absence !
- Vous croyez ?
- Oui, et les gens d'ici n'en ont pris que plus d'importance. Beaucoup ont
le sentiment exaltant de rester à la barre du navire, après la disparition du
capitaine. Certains sont encore plus autoritaires qu'autrefois...
- Est-ce qu'on recourt autant aux bureaux de la Curie ?
- Non ! Des pays entiers ont cessé de s'adresser à eux, paraît-il, et
décident par eux-mêmes de leurs affaires. Mais d'autres écrivent, posent des
questions, envoient des visiteurs... Puis vous savez, dans les bureaux, on
pourrait continuer de faire des lois et des règlements, même si le monde entier
s'était écroulé depuis vingt ans déjà. Ça peut durer...
- Et l'idée du synode extraordinaire pour envisager d'élire un autre Pape
?
- Ils ont été décontenancés par votre télégramme, car vous recouriez
vous-même à l'arsenal juridique dans lequel ils puisent si volontiers. Mais le
bruit court qu'une initiative nouvelle est en préparation. Car on peut faire
l'hypothèse de la folie du Pape, le sommer de rentrer pour donner des
explications...
- Je vois, murmura Hyacinthe... A-t-on eu des échos des réactions du
nouveau Patriarche de Constantinople, à mon départ ?
- J'ai entendu dire qu'il avait été très ému, et qu'il avait dit : "
Je devrais faire comme lui. " Mais les évêques orthodoxes ont, paraît-il,
des sentiments très partagés... Avez-vous appris les réactions du Conseil
oecuménique des Eglises ?
- Non.
- Eh bien... A l'assemblée mondiale, il y a trois ou quatre jours, lorsque
le Secrétaire général a fait allusion à votre départ, tous les participants se
sont levés spontanément, et l'Assemblée est restée quelques minutes en
silence...
Tous deux se turent.
- Que devient la Commission Justice et Paix ? dit Hyacinthe.
- Elle travaille beaucoup. On a l'impression que ces organismes nouveaux
sont de plus en plus actifs. Cela tient, je crois, au fait qu'ils sont
l'aboutissement de la recherche de beaucoup d'hommes aux quatre coins du monde.
Tandis que la Curie est dans l'abstraction, avec son personnel permanent
derrière les murs du Vatican. Et bien entendu les tensions deviennent de plus
en plus vives entre les Congrégations et ces organismes plus récents...
- Et le Secrétariat pour l'unité des chrétiens ?
- Il est aussi très actif. Il a évolué : on s'y intéresse de plus en plus
aux rencontres entre catholiques, protestants et orthodoxes. Sans se limiter à
la recherche théologique comme autrefois... Vous savez, les chrétiens se seront
réunis avant que les théologiens aient terminé leurs études ! Mais il faut
aussi les études, ce n'est pas moi qui les déprécierai.
- Et les cardinaux ?
- Oh! fit le P. Christophe, que je vous raconte la dernière. J'allais
l'autre jour chez Spiga. Il devient sourd. Comme il ne répondait pas, j'ai
entrouvert la porte. Il était en train de caresser le chat qui se pressait
contre ses jambes. Il lui disait : " Eh! Eh !... Minet, ton maître est
cardinal !" La queue du chat tremblait d'aise... C'est lui aussi qui avait
essayé d'apprendre le Credo à un perroquet. Mais l'animal ne sait que lui
répéter en roulant les yeux : « Crado... crado...". »
Le Pape éclata de rire.
- Et vous, toujours au travail ? dit-il en regardant les livres.
- Oui, bien sûr, je lis les études qui paraissent. Je fais des comptes
rendus pour des revues, mais je cherche autre chose.
- Qu'est-ce que vous cherchez ?
- Je cherche... l'Evangile d'aujourd'hui. Depuis longtemps, vous savez, je
fais des conférences à des prêtres, à des laïcs, sur les évangiles. Je continue
encore... mais depuis que je suis à la retraite, je vais souvent participer à
des rencontres de chrétiens ici ou là : on vient me chercher en voiture, on me
ramène, et j'écoute... Les gens veulent me faire parler, mais j'écoute surtout.
Il y a des moments où j'entends un évangile tout frais : ce n'est pas
l'évangile selon Matthieu ou Marc, au 1er siècle, c'est l'évangile
selon Tino, ou Lucia, aujourd'hui. Vous voyez ce que je veux dire ?
- Oui, dit le Pape... Et vos études d'histoire et d'exégèse ?
- Ce n'est plus pareil. Toute ma vie, j'ai travaillé à restituer le passé
aussi minutieusement que possible. Que voulait dire tel passage de saint Marc ?
Quelle était la situation de la communauté chrétienne à laquelle il s'adressait
? Ce travail était et demeure nécessaire, je ne le renie pas, mais il n'est pas
suffisant. Il a l'inconvénient de transformer la parole de Jésus en écriture
figée pour toujours. Ce qui compte pour moi, c'est l'écho de ces paroles
aujourd'hui, la manière dont elles font naître d'autres paroles, la vie qu'elles
font surgir après 2.000 ans. Je me demande si les études bibliques de notre
siècle, qui ont donné des résultats si importants, n'ont pas été trop
tributaires du climat scientifique ambiant, avec ses étroitesses. Je crois que
nous arrivons à un terme, et à un commencement nouveau.
- Et comment travaillez-vous dans ces perspectives ?
- Je réfléchis, j'écoute... Il y a aussi les recherches récentes de la
linguistique, de la nouvelle critique littéraire, qui fouillent la vie profonde
des textes. J'ai l'impression de revenir à l'école, et je ne sais pas si ma
tête suivra...
Il se mit à rire.
- … J'ai quatre-vingts ans, vous savez... Recommencer les études à
quatre-vingts ans, c'est tout de même téméraire... Mais jamais je n'ai été aussi
intéressé par la vie, par... tout.
Il sourit :
- Peut-être ce grand appétit de vie, de rencontres, de chemins nouveaux
est-il une manière de me préparer à la mort. Vous comprenez ça ?
- Je pense tous les jours à la mort, dit Hyacinthe. Comme tous les hommes,
sans doute... J'attends, un peu comme vous. J'attends même avec curiosité.
C'est futile... mais il me semble que nous sommes comme des prématurés
malhabiles à vivre, tout dévorés de rêves. J'attends la nouvelle naissance.
Mais je voudrais l'attendre comme vous, en en faisant la decouverte...
Le P. Christophe reprit :
- Moi, je voudrais être comme un enfant qui se met a courir pour franchir
les derniers metres qui le séparent de son Père ; et le Père l'enlève dans ses
bras, au moment même où il tombe. Et il y a tous les autres hommes...
- Oui, quel vertige devant l'entrée compacte et muette des hommes dans la
mort. Nous disons que c'est un enfantement de douleur et d'espérance : toute
l'humanite millenaire, comme chair et argile, en travail et attente... Mais,
comme disaient les gens de mon village « personne n'est revenu ».
Jésus lui-meme a eu peur, puis il est parti avec courage...
- Au fait, dit le P. Christophe, comment êtes-vous la ?
- Une escale technique de quelques heures, a cause du verglas sur les
aérodromes de France. On repart a 23 heures pour Paris.
- Et... je suis indiscret... qu'est-ce que vous faites a Paris ?
- J'etais chauffeur de taxi, jusqu'a maintenant. Mais je vais changer.
Demain...
Le P. Christophe laissa passer un long instant. Puis il lui dit très vite
:
- Comment croyez-vous à Jésus-Christ, maintenant ?
Le Pape réfléchit.
- Vous m'aviez dit qu'il fallait les priver de Dieu, car ils l'avaient
domestiqué. Mais il y a plus grave encore. On a célébré Jésus-Christ, on a encensé le livre des
évangiles et les croix de métal précieux pour rendre inoffensives ses paroles.
C'est pour Lui que je suis parti. Pour qu'Il puisse à nouveau traverser les
murailles, apparaître à Jérusalem et en Galilée, faire cuire des poissons sur la
braise au bord du lac, marcher sur les chemins avec les hommes. Et renverser
Paul sur la route de Damas...
Le P. Christophe approuva de la tête, avec une moue souriante.
- Oui, le culte peut protéger : on fait à Dieu une place dorée pour qu'il
ne bouge pas. Quelque vieil instinct de préservation conduit sans doute les
sociétés à lui faire cette place vénérée pour l'empêcher d'aller par les rues
et les places, bouleverser l'humanité, celle d'aujourd'hui et celle d'hier. Et
la vieille mère Eglise murmura le P. Christophe ? Vous savez (il eut un sourire qui semblait mendier
l'indulgence) je l'aime toujours. Et vous ?
- Moi aussi, bien sûr, oh ! oui... Elle me fait penser aux grand-mères de
mon pays : elles radotent quelquefois. Elles somnolent souvent. Et quand elles
se réveillent, elles disent des paroles si étonnantes, si vitales, qu'on ne
peut plus les oublier. J'en ai connu de ces personnes âgées — sans âge — qui
étaient parvenues à l'enfance accomplie. On recevait d'elles la vie. Pourtant
leur chemin avait été bien mêlé : les gens en parlaient parfois en baissant la
voix... Et elles n'hésitaient pas, elles, à en parler « à haute voix,
sereinement... »
Ils restèrent un instant silencieux. Le P. Christophe eut soudain un petit
rire.
- Figurez-vous, dit-il, que j'ai entendu hier une de nos voisines —
quatre-vingt-quatre ans, mon aînée — qui disait à une autre femme : « Vous
avez vu ma nouvelle robe ? » Ça m'a fait penser à l'Eglise. Il s'exclama à
nouveau : « Je ne comprends pas que tant de gens soient inquiets pour l'Eglise,
veuillent la défendre, la calfeutrer, l'intoxiquer de remèdes insipides. C'est
pour eux qu'ils ont peur... Vous ne savez pas ? La santé des personnes âgées,
ce sont les enfants. Qu'on laisse l'Eglise vivre, et jouer avec l'humanité qui
naît... Elle saura bien, même entre deux sommes ou deux malaises, donner ses
secrets à l'enfant de l'avenir, même si c'est un enfant difficile... Qu'on ne
perde pas de temps à garder le tombeau du Christ qui est vide depuis vingt
siècles.., ou à regarder vers les nuées du ciel. On lit à la fin de l'Evangile
« Allez... »
Hyacinthe regarda un instant du côté de la fenêtre. Puis il dit :
- Et l'humanité qui monte, que sera-t-elle ? Ne craignez-vous pas pour
elle ?
- Si, murmura le P. Christophe. C'est une humanité nue, dans
l'amoncellement des choses. Jamais l'homme n'a été nu comme aujourd'hui.
Intérieurement nu. Il ne faut pas se le cacher, nous allons vers le jour où
l'humanité tout entière aura quitté les paysages d'autrefois. Nous vivons l'entrée au désert
de l'homme. Il va devoir créer le monde, se créer lui-même. Il dort encore, et
son sommeil est peuplé de songes ou de cauchemars. Mais il va s'éveiller
bientôt, dans un grand tremblement de tout lui-même, en tous lieux de la terre.
Vous le verrez, vous... Le désert peut unir les hommes. Le désert a souvent été
le lieu où ils ont entendu la voix de Dieu. Peut-être ne faut-il pas avoir peur
du désert... Ce qui fait peur, c'est de voir l'argent, l'orgueil, l'égoïsme
jouer de la science. Ce qui fait peur, ce sont ces mécanismes insaisissables et
implacables qui enserrent la terre, qui font pleuvoir les bombes, qui affament
les masses humaines, qui transforment en esclaves même ceux qui se croient les
maîtres. C'est un cancer... L'humanité y risque sa vie, sa plus haute vie...
- Vous êtes pessimiste ?
- Non, répondit le P. Christophe gravement. Je crois que l'humanité,
fût-ce à travers beaucoup de souffrances, trouvera ses chemins d'avenir. Elle ne
s'est jamais affaissée. Elle a des capacités d'adaptation prodigieuses... Mais
ce n'est pas une certitude facile, c'est une certitude que les hommes font,
s'ils luttent, s'ils peinent, s'ils meurent, pour demeurer et devenir des
hommes. A travers tout...
Le Pape jeta un coup d'oeil à sa montre : 17 h 30. Il fallait se hâter.
- Voulez-vous me donner un peu de papier, dit-il au P. Christophe, et me
permettre d'écrire une lettre que je vous confierai ?
Le P. Christophe voulut à toute force l'installer à son bureau.