CHAPITRE 16.

 

 

 

 

Au restaurant de l'aéroport, Nadia regardait Hyacinthe. Le petit Alexis était fasciné par les arrivées et les départs incessants des avions.

- Qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras grand, lui demanda le Pape ?

Nadia traduisit en caressant la chevelure de l'enfant. Il eut un instant de concentration, puis il répondit : une mélodie de flûte douce...

- Il dit qu'il veut être aviateur et artiste.

Le Pape fit demander :

- Qu'est-ce que c'est, être artiste ?

- C'est faire de belles choses pour que les gens s'arrêtent devant.

- Qu'allez-vous devenir maintenant ? demanda Hyacinthe à Nadia.

- Je vais prendre un poste d'enseignement.

Elle baissa la voix :

- J'aimerais aller vivre en Israël. Mais je ne sais pas si je pourrai obtenir le visa de sortie…

Elle eut un sourire :

- … Moi aussi, je suis d'origine juive...

 

A l'entrée, dans le restaurant, un garçon leur avait indiqué une table, mais Nadia s'était dirigée sans hésiter vers une autre table. Elle pensait à la caméra qui fonctionnait sans doute, aux micros dissimulés.

- Et vous ? », dit-elle, avec beaucoup de respect.

Elle se reprit et ajouta d'une voix significative :

- C'est indiscret de vous le demander.

Il sourit. Elle sentait une sorte de vertige devant le destin unique de cet homme si simple qui lui avait dit : « Et je suis aussi Germain. »

- Je vais rentrer à Paris, dit-il, et penser à tout ce que j'ai vu ici.

- Mais votre... rôle ?

Il hésita, puis il murmura :

- Vivre.., vivre effacé... l'Eglise se réveillera.

- Vous croyez que les groupes de chrétiens s'animeront ? Certains pensent qu'ils vont plutôt s'émietter, se diluer...

 

Alexis s'était tourné vers Nadia et lui parlait.

- Qu'est-ce que tu dis ? murmura le Pape.

- Il dit qu'à l'école, le soir, dans leur chambre à quatre, ils se racontent leur vie plus tard.

Hyacinthe sourit.

- Voilà ce que feront les chrétiens peut-être. Parler de leur vie plus tard...

- Mais toute force sociale a besoin de se structurer, reprit Nadia.

- Oui. Mais la lourdeur bureaucratique étouffait les hommes et... l'Esprit.

- Vous n'avez pas peur de tout ce que vous allez mettre en branle, de l'inconnu de l'avenir ?

- Si, j'ai peur... Mais, vous savez — son visage devint plus lumineux —, il faut bien tenter d'être chrétien... Il n'y a jamais eu qu'un chrétien, Jésus.

Il baissa la voix et ajouta timidement :

- Savoir avec lui qu'on est aimé et qu'on peut aimer.

- Et le reste ? l'Eglise ?

- Le reste, c'est l'administration et la viabilisation du sacré, comme disent nos amis sociologues. On a rangé Jésus dans le cadre tout préparé de la divinité, on l'a encensé et on lui a rendu un culte, on l'a mis au tombeau dans le linceul  et les bandelettes tissés par les religions depuis des millénaires. Il y a une manière de dire "Jésus est Dieu "qui le range parmi les dieux païens. Jésus bouleversera toujours l'idée que l'on se fait de Dieu.

- Mais les sociétés d'Occident ont besoin de l'Eglise ?

- Peut-être, mais elles ont désamorcé l'Evangile. On a fait de la croix un bijou pour dame : deux madriers croisés pour clouer un homme dessus ! On a aménagé le christianisme. Alors que Jésus était un homme impossible, une aurore insoutenable d'humanité nouvelle, la mutation.., divine.., de l'humanité. Ça n'a duré que quelques mois, le temps de voir qu'une déflagration en chaîne allait bouleverser le monde... on l'a tué. Depuis, faire le signe de la Croix, c'est se vouer à cette révolution totale de l'humanité, en sachant qu'on y prend le risque de mort. On trace sur son corps ce risque de mort.

- Mais si Jésus est impossible, alors, comment vivre ?

- Jésus est impossible, oui, et c'est parce qu'il est impossible qu'il est le vrai chemin d'humanité. Vous comprenez pourquoi je suis « parti », comme on dit ? L'Eglise était tout ankylosée, embarrassée d'elle-même... Jésus ne dérangeait plus, il était un instrument docile pour sacraliser le pouvoir des hommes d'Eglise, justifier les entreprises des puissants, et donner une armature morale aux sociétés. On prétendait améliorer les groupes humains en les accompagnant au long de l'histoire, et, pour se faire accepter d'eux, on acceptait les compromissions et les silences. Alors que Jésus, lui, n'a pas cherché à être admis : au bout de quelques mois, il est devenu intolérable, et on l'a tué. On l'a tué souvent, au cours de l'histoire, tout en prétendant l'adorer. Vous voyez ce que je veux dire ?

- Mais où peut aller l'humanité, dans ces perspectives? C'est invivable, et puis c'est indéfini, sans figure précise...

Le petit Alexis venait de dire :

- Maman, pourquoi ne fait-on pas des avions sans moteur ?

- Oui, dit Hyacinthe, l'humanité est sans borne, jusqu'en Dieu, je crois. Vous savez, Nadia, il y a deux races d'hommes, ou plutôt deux versants d'humanité.., à l'intérieur de chaque homme. Il y a l'humanité qui veut arrêter la marche, s'installer enfin, savoir où on est et qui on est. Pour cette humanité, la politique, la morale, la religion peuvent servir à mettre le monde en ordre, et à tenter de le fixer. Et il y a l'autre humanité qui veut aller plus loin, lever le camp, marcher vers l'avenir de l'homme : ceux qui attendent une autre naissance d'humanité.

Ils restèrent silencieux quelques instants. Hyacinthe reprit :

- Il n'y a pas de plus vaste ambition sur l'homme, les sociétés, le monde. Des milliers de millénaires devant nous pour avancer dans cette vibration… De même qu'il y a des centaines de millénaires derrière nous pour la première ébauche d'humanité que nous sommes.

Alexis murmurait :

- Faudrait des avions qui ne se poseraient jamais.

Nadia traduisit avec un sourire grave. Puis elle dit à Hyacinthe :

- C'est vertigineux, ce que vous dites… C'est vrai qu'on a besoin de tout simplifier, de tout ramener à notre mesure pour en disposer, pour nous rassurer...

 

 

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- Nous sommes encore comme l'escargot qui fait sa coquille pour s'y enfermer dès qu'il a peur. Et les hommes ont fait toute une batterie de coquilles. Il y a la coquille des coutumes, celle de la morale, celle de la religion, celle de l'idéologie, etc.

- Oui, dit Nadia. Mais l'escargot sort aussi de sa coquille et avance... lentement !

- Il faut des coquilles, reprit Hyacinthe, mais il faut savoir que ce ne sont que des coquilles, et qu'il faut avancer. Et changer de coquille de temps en temps !

- Vous croyez que les chrétiens comprendront, qu'ils vous suivront ?

- Oh! pas tous... mais il suffit de quelques hommes. Jésus est mort jeune, sans avoir fait grand-chose pour assurer l'avenir. Songez qu'il n'a rien écrit. Il a laissé une poignée d'hommes...

- Mais ça changerait la vie, si on vivait dans les horizons que vous évoquiez tout à l'heure ? Il me semble qu'une sorte de joie plus intense circulerait entre les hommes, envahirait les groupes, les foules... comme une impulsion chaleureuse ?

- Oui, alors que tant d'hommes vivent dans une demie tristesse, des sociétés entières enlisées dans les choses, dans la hantise plate de la sécurité et de la puissance matérielle...

- Qu'est-ce que vous allez faire ?

- Vous savez, Malraux a écrit quelque part : « La métamorphose est la vie même de l'oeuvre d'art ». C'est vrai qu'on ne voit plus aujourd'hui une statue égyptienne ou un masque africain comme on les voyait autrefois. Leur beauté pour nous aujourd'hui n'est sans doute pas la beauté qu'appréciaient ceux qui les ont vus autrefois. C'est un peu pareil pour le Christ : l'humanité a joué de son visage.., jusqu'à le déformer. Nous avons à faire sourdre son visage contemporain. A lui rendre vie. Bien au-delà des fidélités mortes. Il faut que surgisse un christianisme vivant, surprenant, allègre. Vous comprenez ce que je veux dire ?

 

Dans le climat bonhomme des aérodromes russes, une employée allait de table en table, un talkie-walkie à la main.

- Monsieur prend l'avion de 14h10, avec le groupe des syndicalistes français ?

- Oui, répondit Nadia.

- L'embarquement est dans quinze minutes.

 

Nadia et Hyacinthe se regardèrent en silence. Alexis demanda :

- Il va s'envoler, le Monsieur ?

- Oui, Aliocha.

- Je voudrais bien aller avec lui.

-  ...

- Et quand est-ce qu'il reviendra ?

Nadia murmura à voix très basse :

- Vous pouvez toujours écrire chez mon oncle, à mon nom. Je m'arrangerai...

Elle toussa :

- Je ne sais pas si je peux vous le demander... Si je voulais vous écrire ?

- Ecrivez à la petite Gabrielle, à elle.

 

Intensité des séparations. Comme si l'on voulait charger l'instant d'une totalité dont on ne dispose pas. Le Pape embrassa Alexis et Nadia. Puis ils se regardèrent, et firent en même temps un salut de la tête. En souriant. Les yeux de Nadia étaient très noirs. Le lévrier et l'alouette.

 

Avant de franchir la porte de l'Ilyouchine, le Pape fit encore un signe de la main, vers les terrasses.

 

Dans la carlingue, c'était déjà un autre monde. Le bourdonnement des réacteurs annonçait l'altitude. A l'heure précise l'appareil s'ébranla. On apercevait, assez loin déjà, les bâtiments de l'aéroport. Hyacinthe n'avait pas prêté attention à l'invitation d'accrocher la ceinture. Une hôtesse lui fit signe aimablement. L'accélération brusque, comme pour rappeler l'inexorable rythme du temps. Sous la commande d'une main solide, l'appareil venait de décoller et s'élevait dans une trajectoire ferme. Bientôt la mer des nuages sous le soleil... La torpeur gagna Hyacinthe.

 

L'appareil devait être à une heure de l'arrivée environ, lorsque la voix de l'hôtesse s'éleva dans les haut-parleurs. En russe, puis en français.

- Messieurs les voyageurs sont avisés qu'en raison de circonstances météorologiques exceptionnelles, l'appareil ne pourra pas poursuivre son vol vers Paris. Une chute de température brutale vient d'entraî-ner des formations de verglas sur les aérodromes français et suisses. Le commandant du bord annonce à MM. Les voyageurs que nous allons faire une escale de quelques heures à l'aérodrome de Rome-Fiumicino. Nous y atterrirons dans une demi-heure environ. Selon toutes probabilités, nous pourrons décoller à nouveau vers Paris, à minuit environ, et parvenir à Paris vers 1 heure. Le capitaine et son équipage vous prient de les excuser de ce contretemps.

 

Pendant que les conversations allaient bon train dans la carlingue, Hyacinthe revit Fiumicino, la route vers Rome avec les trois cardinaux, le petit appartement où on l'avait installé. Le visage parcheminé du P. Christophe surgit soudain en lui. Etait-il encore vivant ?

 

Quand l'avion s'immobilisa sur la piste, les haut-parleurs précisèrent que l'escale durerait six heures, et que les passagers désirant se rendre à Rome pouvaient obtenir des visas de transit. Hyacinthe prit un taxi avec trois camarades. A l'arrivée, il leur dit :

- Je vais voir un vieil ami, où pouvons-nous nous retrouver pour repartir ensemble ?

Ils convinrent d'une station de taxi proche de Termini. Rome sentait bon. Les trottoirs, les vieilles pierres, les fontaines... Le pape se hâta vers la maison où habitait le P. Christophe.