CHAPITRE 15.
Il lui semblait percevoir des coups de klaxon a l'intérieur de sa tête.
Ils étaient clairs, pneumatiques, prolongés, comme ceux des gros camions. De
temps en temps, l'avertisseur plus bref d'une voiture. Il se tourna, se retourna.
II avait la tête lourde, surtout en avant, a droite...
Il se mit a prier, au rythme de sa respiration, comme il faisait chaque
fois qu'il se réveillait : « Seigneur... merci » ou « Seigneur...
prends pitie ». Il avait appris cette
« technique », dans les Récits d'un pelerin russe, il y a
vingt-cinq ans. Un jeune paysan pieux avait entendu un dimanche le pope qui
rappelait la phrase de saint Paul : Priez sans cesse. Après la messe, il etait
alle le trouver a la sacristie pour lui demander : « Comment est-ce possible de prier sans
cesse ? » Le pope n'avait su que répondre. L'homme pieux partit sur les chemins
de la Sainte Russie. Il demandait aux ermites qu'il rencontrait dans les
forêts. « Comment prier sans cesse » ? Personne ne lui donnait de reponse.
Un jour enfin il rencontra un solitaire qui lui repondit. « En inspirant,
tu murmureras " Seigneur Jesus notre Sauveur ", et en expirant :
" aie pitie de nous pècheurs ". Ainsi ton coeur priera sans
cesse ».
Hyacinthe avait essayé au cours d'une maladie qui l'avait retenu six mois
dans son lit. Il était arrivé à prier comme il respirait. Ensuite, en reprenant
la vie normale, il avait conservé cette prière dans les moments libres : pour
l'attente du sommeil, au long des insomnies, dans le métro, parfois même dans
l'écoute patiente des visiteurs... Il n'avait pas le souffle assez long pour
imiter l'ermite russe, et il avait simplifié la formule : « Seigneur... pitié.
» Il avait aussi créé la sienne : « Seigneur... merci », qui lui paraissait
plus chrétienne.
Mais la lecture du journal, le spectacle de l'humanité dans la rue, les
visages du Vatican faisaient souvent remonter en lui la formule antérieure : «
Seigneur... pitié. »
Mais où était-il ? Il étendit les mains... Ce n'était pas le petit lit de
l'hôtel. Il étendit le bras vers la droite lentement. Il toucha la table de
nuit. Sur la table il y avait une lampe de chevet. Il pressa le bouton : une
lumière douce envahit la pièce. La chambre était revêtue d'une riche tapisserie
bleue. Une icône en triptyque était en face de lui : le panneau central
représentait en couleurs vives la Pentecôte. Il s'assit dans le lit : mais où
était-il ?
A Moscou, oui... mais il n'était pas à l'hôtel. Un sentiment d'étrangeté,
presque de peur, l'envahit. Il essaya de se remémorer ce qu'il avait fait la
veille au soir : oh ! oui ! la conversation avec Nadia dans le café... puis le
taxi... Mais où avaient-ils été ? impossible de se le rappeler. Il cherchait de
toutes ses forces : rien...
On frappa à la porte. « Entrez ! » Un homme de taille moyenne, vêtu d'une
pelisse, entra dans la pièce. Il tenait sa toque de fourrure à la main. Il
referma la porte et commença immédiatement, le visage immobile :
- Je présente mes respects à votre Excellence. Dimitri Bozorov, directeur
du Cabinet de M. le ministre de l'Intérieur. Le Pape n'avait pas bronché. Il
continua : « Hier soir, à 21 h 30, la police a été appelée par un chauffeur de
taxi. Vous étiez évanoui auprès d'une jeune femme sur la banquette arrière de
la voiture. On vous a conduit dans les locaux de la police, et on a procédé aux
vérifications habituelles. En effectuant la consultation de routine des fiches
d'Interpol, on a appris votre véritable identité.
Il s'arrêta une fraction de seconde. Les yeux du Pape, posés sur lui,
n'avaient pas bougé.
- Le gouvernement soviétique a été prévenu immédiatement. Le Premier
secrétaire a été très ému d'apprendre votre présence incognito dans un groupe
de syndicalistes venu participer à la célébration du 1er mai à Moscou. Il a recommandé de vous traiter
avec les plus grands égards et d'accéder à tous vos désirs. Bien entendu, vous
pouvez être assuré de notre entière discrétion. Sans doute désirez-vous
repartir avec le groupe français cet après-midi à 14 heures ? Le premier
secrétaire a seulement exprimé le vœu de pouvoir vous saluer avant votre
départ. A cet effet, il se tiendra à votre disposition en fin de matinée. Une
voiture viendra vous prendre à 10 h. Vous êtes ici à proximité du Kremlin, dans
un hôtel gouvernemental.
L'homme se tut un instant, comme en attente. Puis il ajouta :
- Je vais demander qu'on vous apporte votre petit déjeuner.
Le Pape, qui le regardait toujours avec des yeux paisibles, murmura :
- Je vous remercie, monsieur. »
Le fonctionnaire s'inclina et sortit. Le Pape regarda à nouveau la
Pentecôte qui rougeoyait à la lumière douce de la lampe.
Vers 10 h 45, on frappa à sa porte. C'était le directeur de cabinet du
ministre de l'Intérieur.
- Excellence, la voiture est là.
Dans l'ascenseur, Hyacinthe jeta un coup d'oeil vers la glace : il y avait
longtemps qu'il ne s'était pas regardé. Il fut étonné de lui-même, de la paix
de ses yeux. Comment ne pas être étonné d'exister, d'être soi-même, d'attendre
? Il eut un sourire que la glace lui rendit. Comme souvent dans les
circonstances que l'on dit importantes, il souriait, à lui-même, à Dieu...
au-delà de toute prière, de toute réflexion, dans la simplicité d'être. «
Quelle aventure ! », se dit-il. Le chauffeur retira sa casquette et ouvrit la
porte arrière, du côté droit. Dimitri Bozorov monta à l'avant. Le trajet fut
bref. La berline franchit à gauche un immense portail : on entrait au Kremlin.
Le Pape en regardant les tours roses pensa au palais des Sforza à Milan. Et aux
longs siècles russe dont ce lieu avait rythmé le flux et le reflux. Et au
palais du Vatican.
Il n'attendit pas longtemps. Une porte de tapisserie s'ouvrit sans bruit.
Le Premier secrétaire entra, la démarche rapide. Le Pape se leva. L'homme avait
le visage plein : l'intelligence et la dureté s'y mêlaient indistinctement pour
lui donner une expression forte, sans failles. D'un geste, il invita le Pape à
s'asseoir, et prit un siège en face de lui. Il ébaucha maladroitement un
sourire.
- Excellence, j'ai tenu à vous saluer et à vous présenter les hommages
respectueux du gouvernement soviétique. Nous n'avons pas oublié la courtoisie
avec laquelle votre prédécesseur Jean XXIII avait reçu une délégation de
personnalités soviétiques. Nous avons été très touchés d'apprendre que vous
aviez participé incognito, avec un groupe de syndicalistes français, à la
célébration du 1er mai. Déjà,
nous avions été très impressionnés par votre départ du Vatican pour aller vivre
parmi les masses laborieuses. Ces démarches sont pour nous le signe prometteur
d'une meilleure compréhension entre la plus grande force religieuse de
l'humanité, et la patrie de tous les travailleurs du monde.
Il s'arrêta un instant. Hyacinthe ne broncha pas : il le regardait d'un
oeil paisible, et il pensait en lu:-même : pour Dieu que représente cet homme ?
- Il ne fait pas de doute, reprit le Premier secrétaire, que des
évolutions considérables se sont produites dans l'attitude des travailleurs
chrétiens vis-à-vis du combat ouvrier, et de la lutte mondiale pour la
libération des peuples. L'Eglise a su en tenir compte, et les gouvernements
communistes ont pris acte de ces changements d'attitude. Il est devenu possible
de partager le combat pour la classe ouvrière, et pour les nations opprimées
contre tous les impérialismes. Le gouvernement soviétique n'a pas hésité à
faire des recommandations aux gouvernements polonais et hongrois pour les
inviter aux nécessaires normalisations dans le domaine religieux. Ces
arrangements profitables aux deux parties préfigurent ce que pourront être des
relations saines entre l'Etat et les Eglises dans les pays où la classe
ouvrière accédera au pouvoir. Lorsque ce sera le cas en Italie, les droits
légitimes de l'Eglise et la souveraineté du Vatican seront scrupuleusement respectés,
et les services sociaux qu'assure l'Eglise seront considérés avec
bienveillance...
Le Premier secrétaire s'interrompit. Le Pape était d'une placidité
étonnante. Le Premier secrétaire laissa passer un long moment de silence. Mais
Hyacinthe n'ouvrit pas la bouche : il se contenta de faire un sourire au masque
de bronze interrogatif de son interlocuteur. Pourquoi ne pas le regarder un
instant, pour lui, au-delà de son rôle et de sa fantastique puissance, à
l'intérieur même de ce rôle et de cette puis-sance?
Le Premier secrétaire éclaircit sa voix.
- Nous apprécions tout particulièrement les efforts déployés par Rome pour
la paix. Nous savons à quel point l'cecuménisme est un facteur de meilleure
compréhension entre les hommes, et peut servir la cause de la paix. Nous
souhaitons vivement que les efforts effectués pour unir les Eglises et les
religions aboutissent un jour et nous ne doutons pas du rôle décisif que jouera
le Pape dans cet événement historique. Nous souhaitons que vous puissiez alors
exercer le rôle qui vous reviendra dans la conjonction des forces religieuses.
Le marxisme scientifique n'ignore pas leur fonction souvent positive dans la
marche des peuples. Nous incitons les responsables de l'Eglise russe à unir
volontiers leurs initiatives aux vôtres pour la sauvegarde de la paix, et
l'avancée de l’oecuménisme, et nous sommes heureux de noter leur parfaite
identité de vue avec nous.
Le Premier secrétaire laissa tomber un instant de silence, et ajouta :
- Avant de quitter Moscou, désire-riez-vous rencontrer le Patriarche ? »
Le visage du Pape resta d'une sérénité accablante. Puis, sans un mot, il
fit non de la tête.
De l'autre côté de la porte de tapisserie, le Premier secrétaire retrouva
ses deux compagnons de la troïka. Il poussa un grand soupir en refermant la
porte.
- Alors ?
- Oh ! il n'y a qu'à le renvoyer dans ses foyers. On aurait dû s'en
douter. Je lui ai parlé de la situation internationale, de l'évolution de nos
positions sur les questions religieuses : ça n'a pas l'air de l'intéresser...
J'ai voulu le tâter sur l'éventualité d'une prise du pouvoir du P.C.
italien : aucune réaction.
- Et qu'est-ce qu'il a dit ?
- Mais rien... C'est épuisant. Je l'ai entrepris sur la lutte pour la
paix, l'oecuménisme, en lui laissant entrevoir une espèce de leadership des
religions. Il n'a pas bronché. Il n'y a qu'au moment où je lui ai proposé de
rencontrer le Patriarche qu'il a manifesté quelque chose : il a fait non. Aucun
intérêt. D'ailleurs le résultat de l'investigation psychique le montrait bien :
il n'a rien dans la peau... que les sornettes des vieux livres sacrés !
- Qu'est-ce qu'on va en faire ?
- Oh ! il n'y a qu'à le renvoyer dans ses foyers, on va téléphoner au
K.G.B. Qu'on le ramène à l'aéroport et qu'il reparte avec le groupe dont il
faisait partie. Après avoir pris toutes les précautions pour pouvoir établir
éven-tuellement notre bonne foi, si l'affaire était connue sur le plan
international. Ensuite... il faut réfléchir. Le mieux serait que Rome le
récupère. Comme ça, tout serait de nouveau en ordre, et on saurait à quoi s'en
tenir. Qu'en pensez-vous ?
- Oui, murmurèrent les compagnons, presque en même temps.
- Vous comprenez, si on le laisse courir, on ne saura plus où l'on en est.
Il y aura un élément incontrôlable. De toutes manières, on risquerait des
modifications considérables dans le comportement des masses chrétiennes. Et
nous aurions des surprises, avec un homme pareil : il n'est pas dangereux, mais
c'est peut-être ça qui le rend très dangereux... Tandis qu'après avoir été
réintégré dans l'appareil d'Eglise, on lui fera jouer le jeu, et à ce
moment-là, on sait où on va. Que le fou soit fou, mais qu'il reste sur
l'échiquier.
Le Premier secrétaire appela le K.G.B.
- Vous le faites ramener à l'aérodrome. Pour qu'il reparte avec son
groupe. On verra ensuite : il faudra sans doute que les gars de Paris, au
moment opportun, vendent discrètement la mèche, pour que l'appareil de l'Eglise
le récupère. Mais ce n'est pas urgent... Oui, vous le faites accompagner par la
fille... Oui, bien sûr, vous faites prendre des films, ça pourrait servir un
jour... Avec un enfant ? Mais oui, oh ! très bien... Plusieurs caméras,
discrètement. Parfait... Demain après-midi, vous passez à 15 heures. On fera le
point, et on verra la suite à donner.
Le chef du K.G.B. forma un numéro. Une voix terne, légèrement crispée,
articula :
- Allô ?
- C'est vous, Nadia ?
- Oui, monsieur.
- Vous pouvez aller prendre l'enfant, comme convenu...
Il entendit le silence à l'autre bout du fil.
- Puis vous irez avec lui à l'hôtel Lénine. Vous demanderez Germain
Tournier, vous l'accompagnerez à l'aéroport pour qu'il retrouve son groupe et
qu'il reparte à Paris avec eux. Invitez-le à déjeuner au restaurant de
l'aéroport. Avec l'enfant, bien sûr... Ensuite, votre mission sera terminée.
Elle murmura :
- Bien, monsieur.
Il y avait dans sa voix autant d'étonnement que de fraîcheur. Quand elle
posa le combiné, elle se mit à pleurer en souriant.