CHAPITRE 14.
- Tout est normal, monsieur.
- Bien, nous allons cormmencer.
Le professeur jeta un coup d'ceil circulaire. Ils étaient une bonne
quinzaine autour de la table d'opération : tous semblaient figés dans une
attention muette. Dans les sous-sols de la Faculté de médecine, on n'entendait
pas le moindre bruit. On avait déposé Hyacinthe sur la table d'opération et on
lui avait placé les aiguilles de perfusion : Il dormait profondement, la bouche
légèrement entrouverte.
- Nous allons procéder à une investigation psychique aussi complète que
possible, selon une progression que les premières réactions nous permettront de
dessiner. Tout est prêt ?
Le délégue du K.G.B. interrogea d'une voix neutre :
- Interprètes ?
Trois hommes firent un signe de la main.
- S'il parle en français, inutile de traduire, dit le profes-seur.
- Mettez les magnétophones en marche. C'est fait.
- Les documentalistes ?
Trois autres hommes repondirent d'un signe de tête. Le professeur demanda
à l'un de ses assistants :
- Quelle est sa tension ?
- 14-9.
- Parfait. Dès qu'elle se" pincera " - 11-8 par exemple - vous
me prévenez.
Puis il se tourna vers celui qui s'occupait de la perfusion :
- Un cm3 de PZ 32.
Le silence se creusa. Le professeur jeta un coup d'oeil sur la pendule
murale. Cinq minutes passèrent. Le Pape eut un léger mouvement des lèvres.
Quelques ombres coururent sur son visage. Il articula d'une voix un peu pâteuse
:
- Gare d'Austerlitz. Bien, monsieur.
Puis il répéta :
-… Bien monsieur... bien, monsieur... côté Départ... côté Arrivée...
côté... côté...
- La Tension, interrogea le professeur d'une voix comme distraite, sans
quitter des yeux Hyacinthe.
- 14-9, monsieur.
- Parfait.
Le Pape faisait des moues. Il parlait lentement :
- 8,50 F... valise.., le train pour aller ou... ?
Puis il eut un léger sourire :
- … Les trains ne vont nulle part. Ni le taxi... c'est vrai.., c'est
vrai...
Après un instant il articula :
- Nadia... vous êtes fatiguée... vin de Cahors … Il dit encore : Nadia...
Puis un sourire : « Sara. »
Le visage du professeur n'avait pas bougé. Autour de lui, la salle blanche
semblait écouter.
Il ne disait plus rien.
Quelques soupirs, quelques bruits de bouche fermée comme les enfants les
aiment.
- Etonnant, dit le professeur. Le sujet dispose d'une résistance aux
stress tout à fait exceptionnelle, et semble doué d'un équilibre psychique
rare... Tension, s'il vous plaît ?
- 14-9.
- 14-9 ?
- Oui, monsieur, ça ne bouge pas.
Le professeur regarda la pendule.
- Ajoutez 0,50 cm3 de KL 7.
Au bout de quelques instants, il posa la main sur le front et le nez du
Pape. Celui-ci eut un mouvement des lèvres. Soudain il s'écria :
- Je voudrais mettre la statue de la liberté sur la place Rouge, à Pékin,
avec la Kaaba...
Il se calma :
- Le ciel d'Assise.., le ciel d'Assise... le ciel... d'Assise.
Il se tut. Quelques minutes passèrent.
- Tension ? demanda le professeur, d'un ton un peu crispé.
- 14-9, monsieur.
- Les yeux du professeur regardèrent l'assistant avec méfiance.
- Oui, monsieur, 14-9. »
Le professeur reprit :
- Nous avons affaire à un cas. C'est très intéressant. Puisque sa
condition physique est excellente, nous allons nous donner des moyens d'investigation
plus forts. Surveillez bien la tension. S'il vous plaît, un centimètre cube de
KL 7 encore.
Le nez du Pape se pinça légèrement. Le visage sembla se concentrer. Puis
il remua les lèvres sans un mot, mais bientôt ses paroles devinrent audibles :
- Salo... Salomon... Oh! les baisers de sa bouche. Ton amour... du vin, du
vin... des parfums... courons, courons...
Un sourire froid erra sur les lèvres du professeur.
- Tension?
- 14-9,50.
- Pulsations ?
- 80.
- Ajoutez KL 7 0,50.
- Viens, ma bien-aimée, viens, ma belle. L'hiver... passé, voici les
fleurs. La tourterelle roucoule, les vignes sont en fleur... Viens, ma colombe,
montre-moi ton visage... Que tu es belle, Tes yeux... des colombes derrière ton
voile...
Une main s'était levée, à droite : Le professeur regarda vers l'hcmme :
- Oui ?
- Monsieur, le sujet restitue les éléments d'un poème de la Bible, je
crois.
- Comment, il récite ?
- Pas exactement, monsieur, mais si vous permettez, je vais alter vérifier
en quelques minutes à la bibliothèque.
Le Pape continuait :
- … Tes cheveux.. des chèvres, ondulent sur les pentes... »
L'homme revint :
- Monsieur, il s'agit du Cantique des Cantiques.
Il présenta un vieux livre au professeur qui parcourut rapidement une
page... Le professeur regarda à nouveau le Pape.
- Il récite... et il ne récite pas, murmura-t-il, en portant sa main
gauche à son menton dans un geste de perplexité. Tension ?
- 14-9.
- Pulsations ?
- 80.
- Etonnant.
Il lui prit le pouls, et se pencha pour écouter le coeur.
- Un centimètre cube de PZ 32 et un demi de KL 7. »
Le Pape eut un frisson. Ses maxillaires se serrèrent et ses paupières
eurent quelques battements. Le professeur regarda la pendule. La trotteuse des
secondes poursuivait sa course régulière comme si le tenps était une huile
transparente.
- Tension ?
- 13-10.
- Dès qu'il parlera, arrêtez la perfusion.
Le Pape passa sa langue sur ses lèvres. Il bredouilla :
- Au commencement...
Puis il se tut. Il reprit :
-… Au commencement...
- Prodigieux, murmura le professeur... la scène primitive !
- Au commencement... - Tout d'un
coup, sa voix devint très claire - … Commencement ! Dieu crée le ciel et la
terre... Chaos, ténèbres, et l'Esprit de Dieu plane sur la boue. Dieu appelle
la lumière : la lumière naît, Dieu la trouve bonne et belle, et il l'aime. Dieu
appelle le soir et le matin, il appelle les
astres, il appelle les êtres vivants, depuis le brin d'herbe jusqu'aux
oiseaux, il invite la vie à se répandre...
- Il s'arrêta un instant.
- Tension ?
- 13-8.
Les pulsations couraient au poignet de Hyacinthe, sous les doigts du
professeur. La voix s'éleva à nouveau, ferme et bien posée :
- … Commencement ! Dieu fait l'homme, et l'homme grandit, incertain, vers
son image et ressemblance, et l'homme crée et créera. Dieu l'appelle homme et
femme. Dieu lui donne la terre. Dieu le donne à lui-même. Dieu se donne à
l'homme.
Hyacinthe eut un hoquet.
- 11-8, dit l'homme de la tension.
Une paleur jaune envahit le visage du Pape. Une sorte de tristesse courait
dans ses traits, comme s'il se défendait contre une guêpe.
- Camphre, dit le professeur.
Un assistant fit la piqûre. Le visage rosit à nouveau. La main du
documentaliste se leva :
- Monsieur, le sujet vient de réciter.., ou plutôt de paraphraser un texte
de la Bible.
Il s'avança, le vieux livre ouvert. Le professeur parcourut la page. Le
Pape dormait.
- Vous pouvez stopper », dit le professeur.
A voix basse, il dit à son assistant :
- C'est incroyable, je n'ai jamais rencontré un cas semblable. Le sujet se
comporte d'une manière invraisemblable. Son inconscient utilise sans cesse des
modèles fournis par des textes qu'il a dû entendre dès sa petite enfance...
C'est très curieux. Il a cependant une marge dans la sélection et la
restitution... Je ne comprends pas comment il peut jouer de ces données avec
tant de souplesse, j'allais dire de liberté. On a l'impression que ses pulsions
primitives se sont coulées dans ces textes et qu'il sublime Ic tout. Ici
personne ne pourrait croire que peut exister un pareil individu. C'est un cas
unique. Si cet homme porte un secret, on ne le lui arrachera pas.
L'homme du K.G.B. s'approcha :
- N'y a-t-il pas quelque autre possibilité ?... Nous sommes bredouilles.
- Si vous voulez, on peut essayer l'interrogation, mais elle donne
habituellement des résultats incertains.
- Mieux vaut essayer tout de même, pour ne pas en rester là, et avoir tout
tenté.
- Vous avez préparé des questions ?
- Oui.
- Bien.
Tous écoutaient, autour d'eux, mais sans les regarder.
- Tension ?
- 13-9.
- Bien. 0,50 de KL 7.
Le professeur regarda la pendule.
- Vous pouvez commencer. »
L'homme s'approcha, et interrogea :
- Connaissez-vous Wu-Hong, l'évêque de Nankin ?
- Oui », dit le Pape.
L'homme jeta un coup d'oeil de satisfaction au professeur, qui parut
étonné.
- L'avez-vous rencontré au Vatican ?
- Oui.
- Vous a-t-il parlé du gouvernement de Pékin ?
- Oui.
- Que vous a-t-il dit ?
- Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
- Qui est César ?
- César.
L'homme regarda autour de lui. Le documentaliste s'approcha et lui dit
quelques mots à l'oreille.
- L'évêque de Nankin vous a-t-il écrit depuis ?
- Non.
- Pensez-vous le revoir ?
- Oui.
- Etes-vous partisan de la révolution culturelle ?
- La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et on ne saurait
dire : Le voici ! le voilà ! Car le Royaume de Dieu est parmi nous.
Le documentaliste tournait les pages.
- Vous voyez, dit le professeur, à haute voix, nous avons affaire au même
mécanisme, et le voici parvenu à son fonctionnement le plus stupéfiant. La
mémoire de cet homme est dans ce livre, et il en joue comme un ordinateur. Tout
se passe comme si ce livre était sa personnalité de base. Nous n'irons pas plus
loin.
- Je vais téléphoner, dit l'homme. Un instant.
Dans la pièce voisine, il composa un numéro.
- Allô ? Je désirerais parler à Monsieur... De la part de Serge.
- Oui, Serge ? Alors, qu'est-ce que ça donne ?
- Rien. Des sornettes, tirées des livres saints des juifs et des chrétiens.
Comme s'il n'avait rien dans la peau. Le professeur dit que c'est un cas
unique, il a poussé au maximum. Toujours les réponses proviennent du magasin
des textes sacrés.
- Etonnant. Et du point de vue physique ?
- Très solide.
- Bon. Eh bien ! passez au programme n°2.
- Bien.
En rentrant dans la salle, l'homme dit aux assistants et techniciens :
- Vous pouvez disposer.
Il ajouta quelques mots à voix basse aux infirmières qui se tournaient
vers lui.