CHAPITRE 13.

 

 

 

II fallait descendre quelques marches pour entrer dans le cafe. Le plafond etait bas.

- On va la-bas ? » dit Nadia.

La salle etait longue. Les banquettes revetues de velours faisaient penser aux trains de premiere classe d'autrefois. Les lampes basses accentuaient l'impression d'intimité.

 

Ils s'assirent l'un en face de l'autre. La table de bois ciré luisait de propreté.

- Qu'allons-nous manger ?, dit Hyacinthe.

- Je n'ai pas faim. 

Elle était pâle. Son visage, toujours si ferme, semblait lui echapper.

- Vous êtes fatiguée ?

- Oh !...

Le garcon s'approcha.

- Vous désirez ?...

- Du thé ? interrogea Hyacinthe. Voulez-vous du thé ?

- Oui.

- Du thé, un verre de yin et... un peu de pain et du beurre, s'il vous plait.

 

Nadia etait nerveuse. Sans cesse, elle prenait ses mains l'une dans l'autre. De temps en temps, elle regardait vers la porte du café. Le garçon revint, déposa le tout sur la table et s'éloigna.

- Buvez un peu, cela vous fera du bien.

Il versa le thé dans la tasse, y mit le sucre, et tourna lentement avec la petite cuillère.

- Allons ? », lui dit-il avec un sourire.

Elle regardait sa main qui faisait tourner la cuillère pour dissoudre le sucre.

- Courage », dit-il, en poussant la tasse vers elle.

Un sanglot la secoua soudain. Deux fois, trois fois... puis elle se mit à pleurer sans un mot.

- Nadia...  - disait doucement le Pape - Allons.., ne pleurez pas.

Pourquoi dit-on toujours à quelqu'un qui pleure : « ne pleure pas ? » Elle pleurait... comme si des années de larmes contenues trouvaient enfin à s'écouler. Il lui tendit son grand mouchoir qu'elle prit, en murmurant :

- Merci...

Elle se calma lentement. Elle regarda tout autour. Ils étaient seuls dans le fond du café. Elle commença à parler d'une voix basse, presque rauque :

- Germain, c'est terrible, il faut que je vous dise...

Elle parla vite :

- Je suis un agent du K.G.B. Depuis cinq ans. On m'a envoyée à Paris pour vous contrôler. Il y a sept ans, j'ai eu un enfant. Un officier... Je ne l'ai jamais revu. Il était peut-être du K.G.B. Je ne sais pas. J'ai dû confier le bébé. Quelque temps après, on est venu me proposer de faire du renseignement, et on m'a dit qu'on s'occupait du petit. J'ai réussi toutes les missions qu'on m'a données. Quand je passe à Moscou, je vais voir l'enfant. Il est si beau... J'ai demandé à le reprendre, à quitter le K.G.B. On me fait  toujours attendre. Et cette fois, on m'a dit : Si tu réussis, tu reprendras l'enfant, et tu pourras faire ce que tu voudras. Je me suis mise à aimer ce métier, l'aventure, les risques, les coups de chance. Je suis communiste, Germain, et je vis ce jeu fou pour servir la cause des peuples. Mais parfois j'ai une espèce de doute profond... Enfin, tout ça n'a pas d'importance. Mais vous.., on m'a dit de vous filer et de fournir des renseignements, sans plus. Je ne sais pas qui vous êtes, je n'ai pas réussi à le savoir, et je me demande pourquoi le K.G.B. s'intéresse tant à vous. On ne m'a rien dit. Et puis... vous êtes si simple... je n'y comprends rien. Personne ne m'a jamais traitée comme vous. Vos yeux m'ont fait penser, presque tout de suite, à ceux de mon enfant.

Elle regarda de nouveau le rebord de la table.

- Vous portez en vous quelque chose, je ne sais pas. Vous m'avez donné un autre goût de vivre. Peut-être parce que vous êtes chrétien... Je me suis demandé parfois si vous n'étiez pas un ancien prêtre.

Elle se tut. Ses mâchoires se serrèrent.

- Vous avez voulu venir à Moscou. J'ai hésité. J'aurais dû vous dire de ne pas le faire. Le jeu fou m'a reprise, et je vous ai poussé discrètement à vous décider, je suis venue avec vous. Mais...

Elle eut un tremblement.

- On nous suit sans arrêt. Comme l'avion repart demain après-midi, je suis sûre qu'on va vous arrêter à la sortie du café.

Elle se tut, leva les yeux vers Hyacinthe et les baissa. Il était très pâle. Il la regardait. Son visage était calme. Le silence dura. Puis il dit :

- Le thé est froid. Je vais demander une autre théière.

- Oh! non... », dit Nadia.

Elle ajouta :

- Tous ces jours-ci, je cherche comment vous sauver. Mais je ne trouve pas.

- Qu'est-ce qu'ils vont faire, d'après vous ? articula Hyacinthe.

- Je ne sais pas. Vous interroger... Je ne sais pas pourquoi ils vous surveillent...

- Nadia... », reprit Hyacinthe.

Elle le regarda.

- N'ayez pas peur. On vous rendra l'enfant, je suis content qu'on vous le rende. Pour moi... - il eut un geste de la main… il sourit... - pour moi, c'est mon chemin.

Ils se turent. Il prit un peu de pain et le garda dans les mains un long instant.

- Vous voulez ? - dit-il, en rompant le pain et en lui tendant un morceau.

- Oh !..., dit-elle.

- C'est moi qui vous invite, insista-t-il.

Sa main prit le verre et il resta un moment silencieux. Il but et posa le verre. Elle dit soudain :

- Qu'est-ce que vous venez de faire ?

Il la regarda : comment un sourire peut-il enclore la peur, la souffrance et rayonner de paix ?

- Je vais vous demander quelque chose, dit-il, une seule chose. Je voudrais vous donner ceci pour l'enfant. L'objet auquel je tiens le plus au monde. Vous ne lui direz jamais ce qui est arrivé. Mais vous lui donnerez ceci.

Il sortit de sa poche un petit livre.

- Surtout si vous n'entendez plus parler de moi... C'est le livre des évangiles, en grec.

Il ajouta :

- Si vous saviez la vie qui est dans ce petit livre... 

Elle prit le livre, le garda quelques instants dans ses mains, puis elle le plaça avec soin dans son sac à main. Maintenant elle regardait Hyacinthe comme si elle voulait fixer son visage dans ses yeux.

- C'est fou, dit-elle, et je suis en train de vous livrer.

De nouveau, elle prit sa tête entre ses mains. Hyacinthe murmura :

- Nadia... j'ai beaucoup à vous remercier. N'ayez pas peur.

Nadia le regarda :

- Vous étiez prêtre ?

Hyacinthe la regarda et dit paisiblement :

- Je suis le Pape.

Les yeux de Nadia s'agrandirent :

- Oh ! dit-elle.

Il sourit :

- Et je suis Germain », ajouta-t-il.

 

Il se leva.

- Partons », dit-il.

Il l'aida à mettre son manteau.

- Passez.

Elle titubait presque. Le garçon leur ouvrit la porte. Il n'y avait personne dehors. Seul un taxi en stationnement.

- Prenons ce taxi , dit Hyacinthe.

C'était une vraie berline. Le chauffeur fit glisser la vitre qui séparait l'avant de la voiture de l'arrière.

- Monsieur ?

Nadia répondit :

- Au 3, de la rue de Smolinsk.

 

La voiture démarra. Les rues étaient vides. Au bout de quelques minutes, Hyacinthe et Nadia s'affaissèrent légèrement. Le chauffeur les regardait dans le rétroviseur : tout s'était passé au mieux, ils dormaient profondément. Il tourna à droite, puis il entra dans une grande cour. Il s'arrêta devant le perron et donna deux coups de klaxon.