CHAPITRE 12.
La queue avait bien deux kilomètres. Elle s'etendait sur toute la place
Rouge et au-delà, interrompant la circulation.
Trois par trois, les gens avancaient lentement vers le mausolee aux formes
lourdement rectangulaires.
- II y a autant de monde tous les jours ? interrogea Hyacinthe.
- Oui, repondit Nadia, tous les jours, a longueur d'année. Cette queue est
sans fin.
Ils virent arriver deux jeunes mariés, elle en grande robe blanche, lui en
complet veston, la rose a la boutonnière, accompagnés de quatre ou cinq de
leurs proches : on les dirigea vers le mausolee et us entrerent sans attendre.
- C'est la coutume, dit Nadia, les jeunes mariés viennent ici et
bénéficient d'un rang d'honneur : on les fait passer immédiatement... Il en est
de même pour les délégations etrangeres. On va certainement nous inviter a
prendre place en tête.
Les blocs de marbre, dans le mausolée, donnaient l'impression d'un
blockhaus luxueux. Autour du cercueil de verre, quatre rangs de soldats montaient
une garde figée. Le dernier rang, le dos tourne a la foule, gardait les yeux
rives sur la depouille de Lénine. Les trois autres tangs regardaient vers les
visiteurs, avec une immobilite si marmoréenne qu'on avait envie de les toucher
du doigt pour voir si c'étaient des hommes ou des statues. Le défilé ne
s'arrêtait pas un instant. A leur tour, Hyacinthe et Nadia passèrent sur la
galerie, au-dessus du cercueil.
Lénine : son visage était intact, il avait même le teint d'un visage
vivant. Au-delà de la volonté concentrée de la mâchoire, le front large et les
yeux clos semblaient à l'écoute de la grande Russie, de toutes les fièvres
révolutionnaires du monde. Lénine... il y avait eu Staline dont le cercueil
avait été placé dans la muraille du Kremlin, quel symbole ! Puis Khrouchtchev,
et la troïka aux visages fermés et tristes.
Une fois revenus dehors, Nadia dit au Pape :
- Alors, qu'en pensez-vous ?
- Une icône, Nadia, il m'a semblé voir l'icône de la Russie soviétique.
- Je n'y avais jamais pensé.
- Cet homme a eu une fécondité historique prodigieuse. Mais depuis qu'il
est sous verre, offert à la vénération, qu'est devenue son oeuvre ? N'est-elle
pas momifiée, elle aussi ?
- L'histoire pèse, repartit Nadia, et les sociétés ont quelque chose d'une
mécanique oppressante. Les génies déplacent quelque peu la machine, et elle se
remet à tourner. Vous qui êtes chrétien, regardez Jésus : après sa mort, il y a
eu les Papes.
Elle avait parlé
sans détourner la tête. Hyacinthe la regarda. Non ! elle ne
savait pas... Il pensa au mot de Loisy : «
Jésus annonçait le Royaume et c'est
l'Eglise qui est venue. »
- Oui, dit-il, comment permettre à la révolution de devenir permanente ?
Et comment ne pas « tuer la liberté pour
établir le règne de la justice » comme disait Camus. Peut-être les
Chinois avanceront-ils sur cette voie.
- Mais regardez comme Mao est célébré dès son vivant… qu'arrivera-t-il
après sa mort ?
- Comment se fait-il que les hommes aient besoin de cristalliser leur
attente sur un homme, n'est-ce pas une aliénation ?
- Et le Messie ? dit Nadia. Pour vous, les chrétiens, le Christ joue le
même rôle. C'est votre idole. Pendant des siècles, c'est lui qui présentait son
visage sur les icônes de la Sainte-Russie.
- Cela a pu être vrai, dit le Pape. Mais ce n'est pas si simple.
Savez-vous à quoi je pensais tout à l'heure, en sortant du mausolée de Lénine ?
Je pensais à l'icône de la Trinité dont vous m'avez montré l'original, hier, à
la Galerie Tretiakov. Quelle splendeur de beauté et de profondeur chrétienne !
Ce n'est pas une icône du Christ. Elle repré-sente les trois voyageurs qui
visitèrent Abraham pour lui annoncer que Sarah — il sourit — allait avoir un
enfant, malgré son grand âge et toute une vie de stérilité... En même temps, à
travers ces figures humaines annonciatrices de fécondité, l'icône présente le
Père, le Fils et l'Esprit, ou plutôt l'élan léger qui va de l'un à l'autre,
comme l'allégresse grave de trois pèlerins qui invitent les passants à se
joindre à eux. Le
christianisme, Nadia, ce n'est pas la fixation infantile sur Jésus, c'est l'entrée dans cet échange,
dans ce remous cosmique où Dieu et l'humanité se cherchent. Nous vivons
le temps de l'Esprit, qui est souffle, vent, haleine de Dieu. Quand le moine
André Roublev a peint son icône, en 1415, il l'a laissée ouverte : les trois
personnages attendent toute l'humanité. Regardez les trois visages : des
milliards de visages peuvent les rejoindre...
- Oui, dit Nadia, c'est beau. Mais qu'est-ce que vous en avez fait ?
L'icône de Roublev a fasciné des millions de Russes, mais elle n'a pas empêché
les tsars et les nobles russes d'écraser les moujiks. Et les sociétés
chrétiennes d'Occident ont pour moteur le profit, l'appât de la richesse, et la
violence des riches sur les pauvres qui ne manque pas de l'accompagner. Alors ?
Pourquoi ce christianisme est-il resté dans les icônes ou dans les livres ?
C'est la Chine, aujourd'hui, qui s'est vouée à la pauvreté plutôt que
d'accepter de faire du profit et de la soif des biens de consommation le
ressort de sa vie... C'est elle, plus encore que la Russie — Nadia avait baissé
la voix — qui cherche la vie communautaire, et la révolution intérieure et
extérieure des hommes... Je sais bien, il y a eu des individualités chrétiennes
prodigieuses, il y a eu des réalisations marginales, mais le monde que le
christianisme a aidé à naître, quel est-il ? Les camps d'extermination,
Hiroshima, l'asservissement de la moitié de la terre par les nations
riches...
- C'est vrai, dit Hyacinthe. Mais le christianisme se cherche depuis la
mort de Jésus. Il a cru se trouver parfois... on a pensé l'établir..,
l'aventure est toujours neuve. Elle redevient neuve plus que jamais : on sent
bien aujourd'hui que toute une manière de parler du Christ, de faire vibrer les
sentiments ou les passions des hommes sur son nom est révolue... C'est beaucoup
plus profondément que l'homme est invité par les trois voyageurs de l'icône de
Roublev. Jésus semble disparaître, oui... Bientôt peut-être, on verra le défilé
se raccourcir sur la place Rouge. Un matin, il n'y aura plus peut-être que dix
mètres d'attente, et un beau jour, vous verrez, on fermera. Il n'y aura plus
personne. Des archéologues de temps en temps... L'absence de Jésus, son Esprit,
quelques paroles répercutées dans des vies, ce n'est pas fini, ça peut tous les
jours renaître. Ça court dans l'humanité, dans les gestes du don de soi, dans
la dignité des hommes, dans l'accueil de ce qui naît en eux d'aù-delà
d'eux-mêmes. Mais personne ne peut monopoliser cette vie, s'en approprier la
gérance et en donner des définitions et des descriptions... Que de fois les
responsables de l'Eglise ont oublié dans le passé qu'ils étaient débordés par
Dieu, infiniment, que de fois ils ont défiguré le Christ jusqu'en le célébrant.
Aujourd'hui, le vent de Dieu balaie toutes ces prétentions qui infantilisaient
les hommes ; alors que Jésus ouvrait aux hommes le chemin... La liberté creuse
à nouveau son vertige. Et les trois anges de Roublev annoncent à la vieille
humanité qu'elle peut concevoir.
La nuit tombait. L'étoile rouge s'était allumée au-dessus de la Place, qui
faisait penser à un décor de Walt Disney.
- Que le destin de l'humanité demeure obscur ! murmura le Pape. Pourquoi
les hommes ont-ils si peur d'accepter ce chemin où ils ont à se faire eux-mêmes
? Pourquoi toujours se hâter de se rassurer en rétrécissant le paysage ?
- Demain est demain, dit Nadia. Est-ce humain de regarder trop loin..,
alors que le paysage proche présente souvent tant de difficultés ?
A l'hôtel, les garçons étaient assis dans les fauteuils du salon
d'accueil. Lorsqu'un voyageur arrivait, l'un d'eux se levait pour lui porter
ses bagages jusqu'à sa chambre. Il revenait ensuite prendre place dans le
salon, comme s'il était chez lui.
- Ils sont chez eux, dit Nadia.
- Voilà une différence soviétique, commenta Hyacin-the. Croyez-vous qu'ils
pensent à Lénine ?
- Peut-être. Et même s'ils ne pensent pas à lui, il est présent, profond,
en eux. Et peut-être aussi l'icône de Roublev.
Ils se dirent bonsoir. Comme ils allaient se quitter, Nadia dit à
Hyacinthe :
- Il y a bien des chrétiens qui vont au tombeau du Christ à Jérusalem ?
- Oui, dit le Pape, mais il est vide...