CHAPITRE 11.
Des millions de visages... un grand fleuve d'humanité. Il y avait bien
deux heures déjà qu'ils étaient sur le frottoir, à regarder la foule succéder à
la foule ; sous les flammes des drapeaux rouges si serrés parfois qu'un feu womblait
courir au-dessus des têtes. De temps en temps, les portraits géants de Marx, de
Lénine, d'Engels, ou des membre du gouvernement se balançaient au-dessus du
défilé.
Les pancartes annonçaient la provenance des groupes. L'atmosphère était
rieuse et bon enfant : quand le défilé s'engorgeait, des bals naissaient
spontanément, et la musique du village ou de l'usine se mettait à jouer. Le
flot humain se transformait soudain en une fleur mouvante faite de cent ou deux
cents danseurs : ainsi les remous d'écume de la rivière avant que l'eau
retrouve le fil rectiligne de sa marche liquide. Quand la foule commençait à
solentir, Hyacinthe regardait Nadia pour lui signifier d'un sourire qu'il
attendait la danse.
- Ça vous plaît ? lui dit-elle.
- Oh! oui ! Je n'avais jamais vu une foule aussi spontanée... aussi
heureuse.
Au début Hyacinthe avait demandé à Nadia de lui traduire les slogans dont
les calicots oscillaient au-dessus de la foule : « Prolétaires de tous les
pays, unissez-vous... » « Développez la production... »
- Pourquoi développer la production ? murmura le Pape à côté de Nadia.
- Pour rattraper les pays capitalistes.
- Et vous n'avez pas peur de devenir comme eux en les rattrapant ?
- Il y a une différence, répondit Nadia... Regardez bien. Vous voyez des
ouvriers?
- Oui, dit Hyacinthe.
- Vous voyez les ingénieurs ?
- Non...
- Voilà la différence. Les ingénieurs sont là aussi, et ils sont tous
ensemble. Alors qu'avant la Révolution d'Octobre, tout distinguait les hommes,
depuis le vêtement jusqu'à la démarche dans la rue. Aujourd'hui, ils sont tous
ensemble. Un seul peuple. N'est-ce pas quelque chose, l'union et la dignité
d'un peuple ?
- Il y a tout de même une hiérarchie des salaires ?
- Elle va de 1 à 4, oui, c'est vrai...
Les flammes rouges des drapeaux étaient de hauteur variable : parfois
Hyacinthe regardait ce feu s'élever, puis baisser jusqu'à s'éteindre presque,
dans la foule qui passait toujours, compacte. Un feu... Ce feu avait jailli des
multitudes qui avaient précédé pendant des siècles les visages d'aujourd'hui.
Il avait longtemps couvé dans les coeurs et les esprits avant de surgir un jour
pour consumer un monde vermoulu... Comme un volcan libère soudain la coulée de
lave qui anéantit tout sur son passage, avant de s'adoucir et de féconder la
terre... Le feu vivait-il encore
dans cette foule, ou n'était-il plus déjà que l'étoffe d'un drapeau ?
Quels seraient les prochains lieux de la terre où ce feu, jamais totalement éteint,
allait se rallumer pour détruire, illuminer et féconder tragiquement les
chemins des sociétés ?
- Vous rêvez, lui dit Nadia. A quoi pensez-vous ?
- Je pense à tant de visages qui ont précédé ceux de ces hommes et de ces
femmes... à tant de vies. Je voudrais écouter chacun parler de ses parents, de
ses grands-parents, de ce passé dont il est issu. Je pense à tout ce fleuve
dont nous regardons passer le flot aujourd'hui... et vers quel avenir ? Vous y
pensez quelquefois, vous aussi ?
- Oui, répondit Nadia, en regardant la foule.
- Ça ne vous donne pas parfois une espèce de vertige ?
- Si, dit-elle sans détourner le regard.
Elle se tut, puis elle ajouta :
- Qu'est-ce que c'est, ce vertige ?
Hyacinthe murmura après un instant de silence :
- C'est le vertige d'humanité. Parce qu'il y a des abrupts dans le paysage
de l'homme.., vous comprenez ce que je veux dire ?
Elle s'assombrit un peu :
- Oui...
Puis elle reprit :
- L'important, c'est de savoir ce qu'on a à faire, et de le faire. Et de
participer à la construction du socialisme et à la lutte des peuples. On n'a
plus le temps de se poser les questions sans réponse et d'avoir le vertige.
- Vraiment, on n'a plus le temps ?
- Presque plus...
Plus haut que les drapeaux, de-ci de-là, des groupes de ballons
multicolores s'élevaient au-dessus de la foule, et répondaient aux bouquets de
fleurs de papier accrochés aux branches d'arbres que les gens portaient dans
leurs mains.
- Pourquoi les bouquets sont-ils faits avec des fleurs de papier - avait
demandé Hyacinthe.
- Parce qu'il n'y a pas encore de fleurs.
Et Nadia avait ajouté dans un sourire :
- C'est pour appeler les fleurs... pour réveiller le printemps.
Puis elle avait dit à Hyacinthe :
- Vous savez la raison de l'appellation " place Rouge " ?
- A cause de la révolution?
- Non ! C'est à cause des fleurs dont elle est couverte... c'est la plus
fleurie. En russe, le même mot veut dire rouge et beau !
La foule commençait à être moins dense. On ne voyait plus d'engorgements
se transformer en bals. Il y avait environ quatre heures que le défilé avait
commencé.
- Vous n'avez pas faim ? dit Nadia. Et soif ?
- Si, répondit Hyacinthe.
Ils s'approchèrent de l'un des nombreux éventaires qui jalonnent les
trottoirs, et proposent gâteaux et sandwiches. Un jeune homme murmura en
s'appliquant :
- Voulez-vous me vendre des francs ?
Nadia l'éconduisit en quelques mots brefs.
- Pourquoi veut-il acheter des francs
demanda Hya-cinthe ?
- Oh ! il y a des jeunes qui font du marché noir. Ils cherchent à se
procurer des devises étrangères — surtout des marks, des francs, des dollars —
pour acheter dans les Berioszka.
- Qu'est-ce que c'est, les Berioszka ?
- Ce sont les magasins pour les étrangers où il faut payer avec des
devises étrangères.
- Certains produits manquent ?
- Oh! non ! Il y a de tout dans les magasins, que ce soit dans les
magasins nationaux où l'on peut acheter des produits standards, ou dans les
magasins libres, où les prix sont plus élevés, mais toujours contrôlés. Dans les
Berioszka, il y a des produits de qualité plus fine.
- Pourquoi voit-on des queues parfois devant les magasins?
- Ce n'est pas parce que des produits manqueraient, mais tout simplement
parce qu'il y a beaucoup de monde. Ce n'est plus comme pendant la guerre...
Ils passèrent près d'un immeuble devant lequel des jeunes stationnaient,
comme s'ils le gardaient.
- Qu'est-ce que c'est ? interrogea le Pape.
- C'est une cellule du parti.
- Pourquoi ces jeunes sont-ils de garde devant la maison ?
- Oh ! c'est l'habitude, repartit Nadia. Il faut que les membres du parti
soient toujours vigilants...
Ils étaient maintenant parvenus sur la place Rouge. Devant la pyramide
tronquée du mausolée de Lénine, les fleurs s'amoncelaient.
- Ce sont des fleurs véritables, murmura Hyacinthe.
- Vous faites attention aux fleurs ?
- Oui. Dans les fleurs, le secret du monde se fait proche de nous.
Nadia le regarda. Il ajouta :
- Dans les visages aussi, dans le visage d'une foule, devant le destin
d'une société.
Ils restèrent silencieux.
Un jeune homme passa, avec des pantalons de cuir, des bottes, et une veste
de fourrure à longs poils.
- Quelle élégance ! dit Hyacinthe.
- C'est la mode de Père cosmique, répondit Nadia... La mode... La réalité,
c'est autre chose. Vous avez vu des films sur les cosmonautes ?
- Oui, dit Hyacinthe. Quel prodigieux commencement, sans doute l'un des
plus prodigieux de l'histoire.
- Ce que je trouve de plus beau, reprit Nadia, c'est que ces hommes, à des
milliers de kilomètres, sont les explorateurs de l'univers au nom de tout un
peuple : vous imaginez tout le travail, toute l'intelligence dont ils sont les
porteurs... Des millions d'hommes, depuis les travailleurs manuels jusqu'aux
chercheurs en tous domaines, les portent et les guident à travers l'espace...
- Il y a une image qui m'est souvent présente, continua Hyacinthe. C'est
une photographie de cosmonaute, russe ou américain, je ne sais plus. Ce doit
être quelques minutes avant le départ de la fusée. A travers le hublot de la
cabine, on voit le visage paisible de l'homme : le casque, le fauteuil,
l'habitacle, la position inclinée, tout fait penser à un berceau... un berceau
de métal, de technique, de science que des millénaires auraient lentement
préparé presque sans le savoir, pour quelque étrange naissance...
- Toujours poète... murmura Nadia. Et l'humanité d'aujourd'hui qui
s'affaire et communique avec ces hommes lorsqu'ils voguent dans l'espace...
- Où vont-ils ? interrogea Hyacinthe. La lune, Mars... oui, mais vers
quelle naissance humaine ? Vous croyez qu'un homme nouveau va naître de cette
emprise des hommes qui dépasse les rêves de jadis... et de cette foule que nous
avons vue défiler ?
- Je le crois, dit Nadia. Il faut s'y efforcer. Mais peut-être serons-nous
surpris par l'avenir... L'homme peut voir surgir de ces mains des réalisations
déconcertantes, qui le modifieront lui-même. C'est alors que la réaction des
mas-ses est décisive, pour lutter contre toutes les aliénations...
- Vous connaissez les U.S.A. ? dit Hyacinthe.
- Oui. J'y ai passé un an. Et vous, vous connaissez ?
- Oui, dit Hyacinthe. J'y ai fait de brefs séjours. A New York...
- Vous aimez New York ?
- Oui, j'aime New York... J'aime toutes les grandes villes. C'est tellement fascinant une pareille
concentration, et cette ébullition humaine vers on ne sait quel avenir... New
York me fascine, et m'horrifie tout à la fois : partout ça sent l'argent, sa
violence, son vide.
- C'est le « monde libre », ironisa Nadia.
- Il n'y a pas de monde libre, reprit Hyacinthe. Le jour où une société
serait vraiment libre, on oublierait ce mot. La liberté du monde libre masque
toutes sortes de violences, d'oppressions et d'esclavage. Et celle du monde
socialiste est bien contrôlée. Vous ne croyez pas ?
- Chut ! fit Nadia sans
détourner la tête. Vous n'êtes pas sortable.
- D'où viennent ces jeunes filles ? dit le Pape.
Trois jeunes filles s'avançaient : elles portaient un turban brodé que retenait
sur leur tête un foulard jaune orangé. Le visage semblait asiatique.
- Ce sont des jeunes filles de l'ethnie des Saamas. Sans doute ont-elles
été envoyées à Moscou pour la fête du 1er mai. La Russie est
grande. Songez : quinze Républiques soviétiques, plus de cent
nationalités, et 247 millions d'habitants ! C'est tout un monde, la grande
Russie.
Les bulbes de Saint-Basile étincelaient au soleil. Nadia portait ses
cheveux ramassés en chignon au sommet de la tête et le foulard noir qui
enserrait son visage lui donnait une sorte de gravité. Ils croisèrent deux
petits garçons en costume esquimau. On aurait dit deux pingouins tout gauches
pour se déplacer.
Ils entrèrent dans un café.
- Vous voyez la différence, ici aussi ? demanda Nadia.
- Oui », dit Hyacinthe.
Le café était assez luxueux. Les ouvriers y voisinaient avec des hommes et
des femmes dont on pouvait deviner qu'ils étaient des intellectuels ou des
artistes.
- Les tarifs sont les mêmes, dans tous les cafés, ajouta Nadia. Dans les
grands hôtels, aussi, vous trouverez des ouvriers à côté des touristes
étrangers ou des fonctionnaires.
Hyacinthe baissa la voix.
- Il y a eu Staline, les camps, la répression des intellectuels, les
internements dans les hôpitaux psychiatriques... Je ne dis pas cela pour vous
faire mal, Nadia, ni pour accabler votre pays. Je sais que les démocraties de
l'Europe de l'Ouest ou de l'Amérique du Nord ont aussi leurs plaies, si
profondes parfois qu'on ne les aperçoit pas. Il y a cepen-dant une sauvegarde
de la liberté des personnes qui n'a pas de prix.., ça touche au fond de
l'homme. C'est pour essayer de comprendre que je vous pose la question. Le
marxisme scientifique a-t-il une réponse ?
- Je ne sais pas, dit Nadia. Je ne crois pas... Il y a l'histoire, le poids
du passé russe, et aussi le sentiment que la révolution était fragile et
traquée, durant ses premières années. Et puis l'immense Russie à administrer...
Mais on a avancé, et, un jour, l'horizon de la liberté s'ouvrira plus large,
lorsque les autres pays seront moins menaçants, lors-que le communisme sera
devenu comme un réflexe de la conscience chez les hommes. Si les pays
d'Occident con-naissent la liberté, comme vous dites, pourquoi tant d'hommes y
sont-ils écrasés par le travail, les conditions de vie et de logement,
l'absence totale de responsabilité ? Pourquoi l'argent y est-il tout-puissant ?
Pourquoi les Américains en viennent-ils à la force brutale, celle des armes,
celle des polices, celle des hommes d'affaires, quand leurs intérêts sont en
jeu ?
- Mal qui ronge l'homme, murmura Hyacinthe.
- Ne faut-il pas lutter ?
- Si. Il faut toujours lutter, mais contre tous les cancers des sociétés.
Y consentir ici pour lutter là-bas, c'est mal connaître l'humanité : son sang
est unique, et tout consentement à la dégradation humaine infecte bientôt la
terre entière. Cette lutte de toutes parts est impossible, mais c'est cette
impossibilité qui fait grandir les hommes.
Nadia avait pris sa tête entre ses mains.
- Excusez-moi, lui dit le Pape, j'ai l'air de faire la théorie, alors que
c'est si difficile.
Elle le regarda :
- Vous avez raison, articula-t-elle. Mais que c'est dur...
- Qu'est-ce qui est dur ? dit-il.
- Oh ! de vivre... », murmura-t-elle.
Elle était devenue pâle.
- Sortons, voulez-vous ? L'air me fera du bien.
Elle conduisit Hyacinthe chez l'oncle Dimitri. Il habitait non loin de la
Moskowa.
- Vous savez, disait Nadia, il a longtemps été premier violon dans
l'orchestre du Palais du Congrès. C'est pour cela qu'il a un petit appartement,
à proximité du Kremlin. Le gouvernement a fait des efforts très efficaces pour
que les gens soient logés à proximité de leur usine ou de leur lieu de travail.
- Il est à la retraite, maintenant ?
- Oh ! oui, dit Nadia. Il a soixante-quinze ans. Songez qu'il s'est battu
pendant la guerre de 1914, puis pendant la révolution, dans l'armée Rouge.
Ensuite, il aurait pu devenir officier ou fonctionnaire... mais il a préféré
reprendre son violon.
La porte s'ouvrit.
- Oh ! c'est toi, ma petite...
Il la prit aux épaules et la regarda avant de l'embrasser.
- C'est un ami de Paris, dit-elle, Germain... Il est venu pour le 1er mai. Il est chauffeur de taxi.
Le vieil homme s'inclina. Le violon, un violon gracile, était posé dans
son étui sur la table. Nadia et l'oncle parlaient en russe.
- … Il me demande des nouvelles... Il me demande ce que je fais à Paris...
il voudrait qu'on reste dîner... , commentait de temps en temps Nadia.
La conversation dura. Hyacinthe écoutait la musique douce et forte de la
langue russe... Nadia se tourna vers lui :
- Voulez-vous que je lui demande de jouer ?
- Oh ! oui, dit-il avec ferveur, dites-lui que je serai si heureux. Je
n'ai jamais écouté de violoniste russe...
L'oncle se leva, comme affairé. Il regarda Hyacinthe en prenant le violon,
et en rapprochant l'applique de son menton. Il sourit, et les rides profondes
ou légères de son visage évoquèrent un instant pour Hyacinthe le dessin d'un
épi de blé, un blé mûri par les saisons d'une vie entière... Quand l'archet
s'approcha des cordes, l'oncle Dimitri ferma les yeux. Le sourire s'éteignit
lentement sur ses lèvres. Une note longue monta dans le petit salon, puis la
main gauche se mit à trembler légèrement sur les cordes. L'archet se dressa et
revint vers l'horizontale en longue course blanche.
Derrière ses yeux clos, derrière les sillons des rides qu'une sorte de
tristesse avait creusées, le vieil homme était loin maintenant, et la plainte
du violon semblait venir de plus loin encore... peut-être de l'amont
innombrable du fleuve humain qui avait défilé.., et peut-être aussi de cet aval
d'humanité qui n'existait pas encore, et que le front du fleuve cherchait à
tâtons. Hyacinthe regarda Nadia : elle pleurait, le visage un peu crispé. Il y
avait plus que la musique dans ses larmes. Peut-être le chant millénaire du
fleuve... Il chercha ses yeux. Elle les détourna, et sortit un mouchoir de son
sac à main.
Des lueurs passaient maintenant sur le visage du violoniste. L'archet
sautillait, la main gauche allait et venait. Bientôt le sourire se réveilla
autour de la bouche, cependant que le visage s'imprégnait de douceur. Quand il
abaissa l'archet et le violon, Nadia embrassa l'oncle Dimitri :
- Tu es le premier des violons de toutes les Russies.
L'oncle Dimitri se mit à rire:
- Nadia, tu parles comme un pur produit du monde capitaliste !
En descendant l'escalier, elle dit à Hyacinthe :
- Vous avez entendu l'âme de la Russie ?
- Oui, je ne l'oublierai jamais. J'ai entendu... Il m'a même semblé
entendre Dieu.
Elle s'arrêta.
- J'ai peur, dit-elle.
- De quoi donc ? répliqua Hyacinthe.
- J'ai peur », reprit-elle...
Dans la rue, la nuit tombait.