CHAPITRE 1.

 

 

 

La pièce était vide. Une table, quelques chaises. Les quatre hommes entrèrent. Le froid avait empourpré leurs joues. Depuis quelques semaines déjà, l'hiver brumeux s'était endormi sur Moscou. A cette heure, l'immeuble du KGB était silencieux.

 

L'un d'eux invita les autres à s'asseoir. Un petit homme rondelet, presque chauve. Il rapprocha sa chaise de la table, et commença, sans regarder ses compagnons « :

- Je vous ai convoqués en réunion extraordinaire, car nous avons à prendre une décision difficile et urgente. C'est une affaire à laquelle le Premier secrétaire attache la plus grande importance. Il se peut que la situation internationale en soit gravement affectée d'ici quelques semaines. Vous savez que le Pape — le chef de l'Eglise catholique — a quitté le Vatican, il y a quelques mois. Nos services ont travaillé la question et suivent l'évolution de la situation à Rome. Mais nous n'avons pas fait de très grands efforts pour repérer le Pape et recueillir des informations à son sujet. Si je vous ai câblé de rallier Moscou immédiatement, c'est parce que j'ai appris il y a deux jours, de source sûre, que la C.I.A. d'une part, et les services secrets chinois d'autre part, ont un programme au sujet du Pape. La C.I.A. procède par investigation inductive, et nous savons qu'elle a mis au travail quelques centaines d'agents — je dis bien quelques centaines — pour enquêter parmi les relations du Pape en France. Les Chinois auraient centré leurs efforts sur la région parisienne, et le personnel diplomatique du Vatican. L'un de nos agents les plus subtils, très lié avec le responsable du réseau chinois sur Paris, a le sentiment que le fruit est mûr et qu'avant un mois, les Chinois auront découvert le Pape. Avant les Américains... On pourrait faire en sorte que la C.I.A. soit informée de l'avance des Chinois... Rien ne prouve qu'elle puisse rattraper cette avance et en profiter. Je voulais donc vous demander votre avis sur les questions suivantes : Pourquoi les Chinois ont-ils entrepris une action aussi intense ? Faut-il modifier nos dispositifs pour tenter de les devancer ? Si nous détectons le Pape avant eux, que faire ?

Le silence tomba. Le chef du K.G.B. avisa son voisin de droite, qui arrivait de Hong-Kong :

- Qu'en pensez-vous ?

- Je ne m'étonne pas de l'effort des Chinois. Depuis quelques mois, Pékin a modifié discrètement son attitude vis-à-vis de la minorité catholique, et un évêque chinois a pu faire un voyage à Rome. Un de nos agents l'a suivi il est resté deux jours au Vatican. Au retour, il a fait escale à Bangkok. Je crois que les Chinois vont intensifier leurs tentatives pour manipuler les chrétiens dans le Sud-Est asiatique...

Dans le silence, la main du voisin de gauche s'était levée

- A Varsovie, des personnalités catholiques influentes sont inquiètes des options du Pape. Avant même son départ, on avait noté ses prises de position anti-américaines, certaines phrases qui semblaient presque des ouvertures vers l'expérience chinoise. Des prélats disaient " Le Pape n'est pas sûr, il a de la sympathie pour la révolution culturelle. " Peut-être les Chinois font-ils des spéculations dans ce sens-là.

-  Et vous, dit l'homme rondelet à son vis-à-vis, qu'en pensez-vous ?

Le regard de l'interlocuteur faisait penser à de la fumée de cigarette. Il avait le visage fortement métissé, comme si toutes les races du monde se mêlaient en lui. Il commença lentement :

- A Panama, on s'inquiète vivement de l'évolution de l'Eglise en Amérique du Sud. On craint que beaucoup de chrétiens révolutionnaires ne basculent tactiquement vers la Chine, après avoir été déçus par nous et par les partis communistes nationaux. Si le Pape manifestait explicitement quelque sympathie pour la voie chinoise, l'effet de déflagration serait tel qu'il faudrait certainement recourir plus lourdement à la force pour maintenir le statu-quo. La virginité des Chinois sur le plan international est redoutable. Ils peuvent en jouer vis-à-vis du Tiers Monde. S'ils avaient l'audace d'inviter le Pape en Chine, ne serait-ce que pour une brève visite, nous nous trouverions en présence d'une dynamique nouvelle.

Le silence se creusa à nouveau dans la pièce vide. Le chef reprit :

- Le Premier secrétaire fait la même analyse que vous. Il craint une rupture de l'équilibre actuel par une initiative des Chinois. Il nous demande d'étudier une parade, et de proposer des plans. Nos possibilités sont réelles au Vatican, à Rome, à Paris. Une investigation peut être lancée très efficacement, si nous mettons en branle tout le dispositf. Le fait que le Pape soit très probablement à Paris est une chance... Voyez-vous, de votre côté, des possibilités ? 

Le voisin de gauche toussa :

- Lorsque le Patriarche de Constantinople a été reçu au Vatican, il y a un an environ, nos services en Grèce et en Turquie avaient établi un programme exceptionnel : peut-être faudrait-il en revoir le détail, afin d'y trouver des indications.

- C'est vrai. Les répercussions de cette rencontre sur les chrétiens orthodoxes et les émigrés en Occident avaient fait l'objet d'une étude poussée, et des dispositions avaient été prises pour un contrôle permanent des relations qui s'intensifiaient entre Rome et Constantinople.

L'homme au visage métissé leva ses yeux fumeux :

- Si vous avez besoin d'un fer de lance pour l'opération, je vous conseille 666," Nadia ". Elle vient d'opérer à Rio avec une maîtrise et un flair exceptionnels. Elle a mis dans sa poche le n° 1 de la C.I.A. au Brésil de telle manière que nous en disposons. Elle peut partir pour Paris. Sa mère était française, elle parle la langue à la perfection, elle connaît Paris. Enfin, elle est un peu teintée d'histoire des religions, car elle a travaillé ici au Musée de l'athéisme : cela peut être utile. Mais il ne faut pas lui donner beaucoup de renseignements, car elle est trop intelligente pour ne pas être tentée par l'action personnelle. Lui demander de contrôler l'homme, c'est tout.

- En effet, reprit l'homme rondelet, Nadia est l'un de nos agents les plus efficaces. Pouvez-vous l'atteindre rapidement, lui demander de rallier Paris, et lui dire qu'elle recevra des instructions à son arrivée ? Vous ferez le nécessaire pour établir la liaison permanente.

L'homme de Panama réfléchit quelques instants :

- Elle sera à Paris samedi en huit, dans dix jours.

- C'est trop long... Nous devons agir vite.

L'homme métissé réfléchit à nouveau.

- Oui... elle peut être à Paris mardi.

- Parfait. Et comme recours en cas de difficulté ?

L'homme de droite dit :

- Violette... Elle est à Paris. Vietnamienne. Très active.

 - Et encore Cyrille, murmura l'homme de gauche. Disponible à Genève. Professeur de français.

- Et comme support, dit le chef, le groupe 13 à Paris, avec l'intervention indépendante du 17, en cas d'ennuis ? Bien. Tous renseignements transmis directement au groupe 13.

Le silence tomba.

- Après la détection, Nadia ou l'une de ses suppléantes recevra mission de contrôler l'homme dans les conditions les meilleures avec l'appui du 17. Et au-delà ? Je vous demande d'étudier plusieurs hypothèses parmi lesquelles j'isole quelques axes majeurs : donner le Pape à la C.I.A., tendre un piège aux Chinois, faire en sorte que l'administration de l'Eglise le récupère. Nous nous retrouverons demain matin pour étudier les premières ébauches d'un pluriprogramme. Mais ce n'est qu'après contact entre Nadia et le Pape que nous pourrons le préciser. Je convoque cette nuit le responsable de Paris afin qu'il soit là demain pour travailler avec nous.

L'homme rondelet réfléchit un instant, puis il se leva. Tous quatre sortirent sans un mot.