CHAPITRE 12.
A l'instant où ils allaient se quitter à l'entrée du métro, Hyacinthe
avait dit à Nadia :
- C'est pour moi que vous êtes à Paris ?
Elle avait répondu :
- Oui .
Il avait interrogé encore :
- C'est aussi... pour le K.G.B. ?
Après un instant de silence, elle avait fait oui de la tête. Il avait
ajouté :
- Marcel sera notre agent de liaison.
Elle avait acquiescé d'un sourire qui mêlait la joie et la souffrance.
C'est à ce moment-là qu'elle s'était exclamée soudain :
- Oh ! j'allais oublier, j'ai à vous transmettre une lettre arrivée pour
vous chez Marcel. C'est la petite Gabrielle qui me l'a donnée. Un peu plus,
j'oubliais... Comment puis-je être aussi distraite aujourd'hui ?
Hyacinthe, avant de mettre l'enveloppe dans sa poche, aperçut : « Città
del Vaticano ». Ils restèrent l'un devant l'autre. Hors du temps. Hyacinthe
reprit à voix très basse :
- Vous désirez toujours aller vivre en Israel avec Alexis ?
Elle le regarda en silence. Finalement elle murmura :
- Oui, bien sûr.
Il baissa les yeux :
- Dites à vos chefs que vous avez pu établir le contact par intermédiaire,
que je suis prêt à vous revoir mais à condition que le petit soit avec vous...
S'il sont d'accord, je fixerai la date, le lieu de notre rencontre.
Il étendit la main droite vers elle, sans la toucher. Il inclina légèrement
la tête.
- A bientôt, Nadia.
Pendant qu'elle descendait l'escalier vers le métro, il garda la main
tendue. Elle s'en allait, tournée vers lui, si étrange, si belle : comme la vie
est irréelle, parfois !
Il descendit à son tour. Un couloir. Un passage interdit. Un autre
couloir. Personne ne le suivait. Il partit vers Aubervilliers. Il laissa passer
du temps comme pour se séparer lentement de Nadia puis il mit la main dans sa
poche et retira la lettre. N'avait-elle pas été ouverte ? Il ne semblait pas.
Il la décacheta sans hâte. Elle était manuscrite. Signée : Della Torre. Il lut,
et relut en remuant les lèvres, tellement il était abasourdi. C'était incroyable
: le prélat lui proposait de travailler au Bureau de Presse du Vatican, dans la
section française : il ajoutait que « Sa Sainteté attachait un très grand prix
a sa collaboration. » La lettre avait dû être écrite au lendemain de la messe
et du petit déjeuner. Elle avait été adressée à l'hôtel qui avait fait suivre
chez Marcel. Della Torre souhaitait rencontrer « Germain Tournier » au plus
tôt. Il lui donnait un numéro de téléphone pour l'appeler et souhaitait une
réponse rapide.
Hyacinthe revit un instant le sourire de Nadia dans la brume intérieure où
s'éloignent si vite les visages. Puis il pensa à l'immense enjeu : bousculer
l'autoritarisme et le paternalisme de Rome pour que les foules chrétiennes dans
le monde s'éveillent, se concertent, deviennent responsables et créatrices..,
n'était-ce pas folie ? Pie XIII n'avait-il pas raison de convoquer les masses,
de rappeler des principes, de résumer en lui l'Église ?
Près de lui, un homme lisait Libération. Impossible de ne pas voir le
titre qui barrait la une : « CAHORS EN ÉTAT DE SAINT SIÈGE « Pie
XIII allait dans quelques jours faire un nouveau voyage : après une halte à
Andorre, il se rendrait à Cahors, puis à Roc Amadour. Il devait là-bas
canoniser le bienheureux Alain de Solminhac, un évêque de la Contre-Réforme,
l'époque où l'Église Catholique avait rassemblé toutes ses énergies aux 16-17e
siècles, pour lutter contre les
Protestants. Les préparatifs étaient intenses, dans la capitale du Quercy. «
Cahors en état de Saint-Siège » : un petit rire lui échappa soudain et son
voisin leva vers lui un oeil méfiant. Hyacinthe voyait l'anse du Lot dans
laquelle la ville semble assoupie, les sept collines qui lui valurent d'être
épargnée par César, les Causses du Nord et ceux du Sud qui se font face des
deux côtés de l'étroite vallée... Était-ce à cause du voyage à Cahors que Della
Torre souhaitait une prompte réponse ? Fallait-il accepter, au risque de se
retrouver derrière une table recouverte de papiers entre deux téléphones et une
machine à écrire ?
Quelle séquence étrange : l'embauche à Libération, la rencontre du nouveau
Pape, la fin de l'essai au journal, le retour de Nadia, et maintenant cette
proposition invraisemblable. Ne s'était-il pas conduit comme un enfant en
quittant le Vatican, en ne répondant pas à la mise en demeure du Synode, en
laissant passer l'occasion de parler clairement au nouveau Pape ? Y avait-il
autre chose à faire que de se perdre définitivement dans la foule en menant la
vie de tous, en s'efforçant de servir, en regardant vers Dieu mains ouvertes ?
On s'écrasait dans les voitures. A la station Jaurès, deux hommes étaient
encore rentrés à reculons en s'arcboutant des deux mains sur le haut de la
porte pour faire leur place. La rame avait pu partir enfin pendant qu'une femme
s'écriait :
-… ça au moins, c'est les transports... en commun !
Elle avait seulement provoqué quelques sourires vite disparus. A côté de
lui, une conversation à voix basse. Deux prêtres peut-être...
- Tu verras, je te parie qu'ils vont nous remettre en soutane, avec leur
obsession de la visibilité de l'Église, comme si on était des hommes-sandwich.
- Tu crois ? c'est pas possible...
- Oh, regarde déjà tous ces cols romains et les jeunes prêtres... Mois, je
m'en fous, je remettrai jamais l'étui. Quand on arrivera chez Dieu, je crois
qu'on sera en tenue de travail, en bleu, en blouse, en salopette... Sinon St
Pierre dira : "Encore un qui n'a rien foutu sur la terre !
- Ça, je la remettrai pas la soutane. S'ils insistent trop pour leur
fameux signe distinctif, j'irai chez quelque mercière qui vend de la pacotille
et j'achèterai une petite broche, une coccinelle. Je veux bien porter comme
insigne une bête à Bon Dieu... Mais la croix, faut pas s'amuser de la croix et
la transformer en bijou. Si j'étais sur le point de ramasser douze balles dans
la peau et si j'étais sûr que ce soit pour Jésus-Christ, j'oserais mettre une
croix sur le blouson, à condition d'en avoir une.
Hyacinthe pensa à la petite grand-mère bien proprette qu'il avait
rencontrée dans un train vers 1965 et qui s'était penchée vers lui en disant
d'une voix chevrotante et gourmande : « Excusez-moi, est-ce que vous ne
seriez pas... un prêtre ? » Il lui avait répondu affirmativement et avait ajouté
: - A quoi l'avez-vous vu ? « Oh ! à l’œil mon Père, à l’œil… » et Hyacinthe un instant avait
baissé les yeux. L'oeil du prêtre...
Nadia avait-elle vu qu'il avait l'oeil « sacerdotal » ? Les deux hommes
continuaient.
- L'autre jour dans le train, un gars s'est assis près de moi et on a
commencé de parler. Figure-toi que c'était le responsable national de la
branche des coiffeurs syndiqués à la C.G.T. On a parlé du travail, de la crise,
de la vie syndicale pendant plus de 300 kilomètres. Au moment où le train
ralentissait avant la gare d'Austerlitz, il m'a dit :
- J'ai parlé que de moi et de nos affaires... et vous, qu'est-ce que vous
faites ?
Je lui ai dit :
- Je suis prêtre.
Il est resté quelques instants K.O. Puis il a bredouillé, ne sachant que
dire :
- Oh ! vous savez, je suis pas contre...
- Et on s'est mis à parler de la vie d'un prêtre aujourd'hui, de Jésus, de
l'évangile... Eh bien, suppose que j'aurais eu la petite croix quand il s'est
assis à côté de moi, il n'aurait rien dit. Il ne m'aurait même pas vu, il
aurait vu une fonction, le représentant de tout un truc qu'il n'encaisse pas...
L'autre avait ajouté lentement, à mi-voix :
- C'est vrai, aujourd'hui il faut que l'homme existe d'abord pour que le
prêtre puisse être accueilli, adopté. Du moins chez ceux qui sont loin de
l'Église ou sur les marges. Dans l'histoire, on a sans cesse oscillé entre le
prêtre avec les hommes ou le prêtre mis à part. Quand on pense que le Pape
Célestin 1er - je l'ai
vérifié l'autre jour — écrivait le 26 juillet 428 aux évêques des provinces de
Vienne et de Narbonne en les blâmant d'arborer des vêtements particuliers et
qu'il ajoutait : « S'il vous faut vous
distinguer, que ce soit par la doctrine et non par le vêtement... » On est
bien loin de ce temps... De toutes manières, le ministère du prêtre se
différencie à l'intérieur de la communauté chrétienne. S'il fallait porter un
signe distinctif pour rendre l'Église visible, il faudrait que tous les
baptisés le portent et pas seulement les prêtres.
Le premier s'était mis à rire :
- Tu vois toutes ces bêtes à Bon Dieu qu'on vendrait au fond des églises,
une fois que ce serait officiel ! Je te parie que huit jours après, des bonnes
femmes les porteraient en or ou en platine, alors que pour d'autres elles
seraient en fer blanc... Et quelle industrie, de quoi remonter les finances de
toutes les paroisses. Oh ! j'ai envie de déposer un brevet...
- Tu sais, dans les premiers siècles, pour parler du baptème, du signe de
la croix qui marquait le chrétien on
employait le même mot grec que pour le tatouage qui marquait
les soldats.
- C'est ça, tous tatoués du Christ... Faut lancer ça chez les
intégristes : Tatoués du Christ, unissez-vous !
Ils étaient descendus à Louis-Blanc. Quand le métro repartit, il les vit
encore qui abordaient l'escalier en riant.
A la sortie du métro, Hyacinthe acheta La Croix. En page 8, sous le titre
« Remous dans l'Église d'Autriche », on annonçait la nomination d'un archevêque
ultra-conservateur à Salzbourg. La tradition de cette ville, lors de la vacance
du siège épiscopal, veut que Rome propose une liste de trois noms aux chanoines
de la cathédrale et désigne celui qu'ils ont choisi. Cette fois, Rome a proposé
trois prêtres plus réactionnaires l'un que l'autre. Malgré les protestations et
les pourparlers, la liste a été maintenue. Le nouvel archevêque, précise La
Croix, était même « collaborateur d'un périodique conservateur aux accents
antisémites et antimodernistes » (*). Hyacinthe en faisait la constatation
renouvelée : un peu partout dans le monde, une stratégie opiniâtre et violente
continuait d'imposer souvent comme évêques des hommes étroits, anachroniques,
autoritaires, pour accroître le pouvoir du Vatican. On proclame les Droits de
l'Homme, on exalte le « peuple de Dieu », et on lui fait violence !
(*) La Croix, le 4 janvier 1989, page 8.