CHAPITRE 1.
Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la disparition du Pape. Aucune
nouvelle du Pape Hyacinthe ! A Rome l’absence devenait lourde. II fallait faire
quelque chose. Mais comment trouver une issue ? Deux solutions : le retour de
Hyacinthe ou l'élection d’un nouveau Pape. Mais comment élire un autre pontife
? Un petit groupe de cardinaux avaient souligné l'urgence de la situation au
Camerlingue, le Cardinal chargé de l'administration du Vatican pendant la
vacance du Saint-Siege. Finalement, il avait convoqué une Commission de juristes
et d'historiens. Ce matin-là, ils etaient réunis au Vatican.
Très vite, un membre du Tribunal de la Rote fit une suggestion :
- Si Sa Saintete n’est pas rentrée a Rome dans les trois mois qui suivront
une invitation pressante transmise par les médias, il faudra envisager sa déposition
et la convocation d’un conclave.
Le Cardinal Camerlingue questionna :
- Quel motif invoquer pour déposer le Pape ?
La discussion commenca. Un canoniste espagnol prit la parole immédiatement
avec vivacité :
- La présomption de mort, messieurs, la présomption de mort... On
l'utilise bien après les guerres pour permettre à des femmes dont les maris
sont « portés disparus » de se remarier.
- Mais il n'y a pas eu de guerre, répartit un des collègues, que
ferez-vous si le Pape Hyacinthe resurgit après l'élection de son successeur ?
Personne ne le croira mort s'il n'y en pas de preuves. Une pareille procédure
comporte le risque d'avoir deux Papes et d'entretenir dans l'opinion publique le
mythe d'un Pape incognito.
Le silence tomba. Une voix murmura au bout de la table :
- Mais enfin, le Pape est fou...
Un professeur d'histoire de l'Église à l'Université Grégorienne intervint
:
- Le cas de folie n'a jamais été retenu pour déposer un Pape.
Son voisin enchaîna :
- Et même s'il est fou, comment le prouver ? Aucune expertise de
psychiatre ne pourra être avancée. L'opinion internationale va protester : on
ne manquera pas de dire que nous proclamons sa démence pour les besoins de la
cause... et s'il réapparaît soudain, sain de corps et d'esprit, en revendiquant
ses pouvoirs, que ferons-nous ? Nous risquons alors une crise plus grave
encore, un schisme peut-être. Mieux vaut, à mon avis, accepter les
inconvénients d'une vacance prolongée du Saint-Siège.
Le Cardinal Camerlingue parla à nouveau, avec un léger agacement dans la
voix :
- Si nous n'avons aucun signe de vie ni de mort du Pape Hyacinthe 1er
, combien d'années faudra-t-il laisser passer avant de pouvoir être assurés de
son décès et d'élire un nouveau pontife ? N'oublions pas qu'il n'a pas soixante
ans et qu'il est d'une constitution robuste... On voulait un jeune !
Il eût un geste de la main et continua :
-… Si l'on considère qu'il peut devenir centenaire, faudra-t-il attendre
quarante ans pour convoquer un conclave et procéder à des élections ? A ce
moment-là, tous les cardinaux du Sacré Collège seront morts : qui pourra élire
le nouveau Pape ?
C'était l'impasse ! Heureusement, il y avait quelques historiens parmi les
cardinaux. L'un d'eux leva la main pour demander la parole. Il se racla la
gorge et commença à parler d'une voix cassée. Tout le monde prêtait l'oreille :
- Permettez-moi de vous remémorer ce qu'il advint au Pape Martin 1er
. Il avait été élu Pape dans l'été 649 et il avait été consacré sans attendre
l'accord — qui n'était pas nécessaire, d'ailleurs — de l'Empereur de
Constantinople. Quatre ans après, en juin 653, un détachement de troupiers
byzantins arriva à Rome : leur chef s'empara de Martin 1er , l'accusa d'avoir intrigué avec des ennemis
de l'Empereur, en particulier avec les Arabes qui envahissaient la Sicile, et
prononça contre lui une sentence de déposition. Ce Pape était un doux. Pour
éviter un affrontement violent entre les soldats et la population de Rome, il
ne résista pas. On l'emmena en exil, d'île en île, au cours d'un véritable
calvaire. Il parvint à Constantinople plus d'un an après, le 17 septembre 654.
La populace l'accueillit dans un concert d'injures. Il fut jugé, condamné et
envoyé en exil, le 26 mars 655, à Cherson — Sébastopol — en Crimée. Mais avant
de quitter Constantinople, il avait appris qu'à Rome, le 10 août, on avait élu
un nouveau Pape, Eugène 1er . De son exil, à la mi-juin et au début septembre,
il écrivit deux lettres à un ami : il s'étonnait sereinement d'être ainsi
abandonné, il priait Dieu pour que l'Église et le nouveau Pontife demeurent
dans la vraie foi. Quinze jours plus tard, le 16 septembre 655, il mourait.
Le vieil historien se tut un instant, racla à nouveau sa gorge, et reprit
d'une voix plus forte, presque impérative :
- Le peuple et le clergé de Rome n'avaient-ils pas sainement réagi en se
donnant un nouveau Pape ? La légitimité d'Eugène 1er n'a jamais été mise en question. Il y a donc
ce précédent, c'est clair ! Un Pape vivant mais éloigné, sans grand espoir de
retour, s'est vu donner un successeur, pour éviter les risques de la vacance du
Siège. Au temps de Martin 1er , le peuple et le clergé de Rome
craignaient l'emprise de l'Empereur de Constantinople... Aujourd'hui, en cette
fin de 20e siècle, en plein
désarroi intellectuel et désordre moral, que deviendra l'Église s'il n'y a pas
une main ferme, à Rome, pour tenir le gouvernail de la barque de Pierre ?
Ce rappel historique et la conclusion vibrante du vieux professeur firent
une forte impression. Un précédent existait. On pouvait envisager de déposer
Hyacinthe 1er . Le Cardinal Camerlingue décida de convoquer le Sacré
Collège.
Un mois plus tard, devant l'assemblée réunie, il exposa
son souci de l'avenir de l'Église.
Quatre-vingts « purpurati » — les
cardinaux — étaient là : tous avaient été désignés par Jean XXIII ou Paul VI.
Hyacinthe 1er n'en avait
nommé aucun. Après le discours du Camerlingue, les conversations se donnèrent
libre cours dans les couloirs. Tous le répétaient : cette situation ne pouvait
plus durer, c'était intolérable, il s'agissait de l'avenir même de l'Église, il
fallait réagir avant qu'il ne soit trop tard et que des dégâts irréparables ne
soient accomplis. Ne risquait-on pas, dans la carence du pouvoir central, de
voir les Églises nationales prendre leur propre chemin et partir à la dérive ?
N'allait-on pas voir tout un courant en Amérique Latine se séparer de fait du
centre romain, avec des préoccupations plus temporelles que spirituelles ?
Au cours de la réunion de l'après-midi, il y eut aussi une intervention
vibrante d'un Cardinal allemand. Il rappela la tradition ancienne qui voit dans
l'évêque l'époux de son Église. L'anneau qu'il porte au doigt est le signe de
cette alliance définitive. Il fut un temps, d'ailleurs, où l'on n'aurait pas
imaginé qu'un évêque puisse changer de diocèse. Puisqu'il était marié avec son
Église, une mutation serait apparue comme une sorte d'adultère, de remariage
après le divorce ! Dans ces conditions, que penser d'un évêque — fût-il celui
de Rome, le premier entre tous, celui
qui doit donner l'exemple et confirmer ses frères dans la foi — qui abandonne
son Église ? Ne prononce-t-il pas lui-même sa propre déchéance ? Est-il
possible d'être évêque sans partager la vie de son Église et de la cité ? La
décision froide d'abandonner Rome n'est-elle pas, de facto, une renonciation à
la charge ? Cette argumentation, ajoutée à toutes les autres, émut
singulièrement le Consistoire. Des cardinaux jouaient à leur insu de leur
anneau, en le faisant tourner sur lui-même, comme pour s'assurer qu'il tenait
bien à leur doigt. Il y eut une interruption de séance, des réunions par groupes
linguistiques, un temps laissé aux libres rencontres. Une décision mûrissait.
On ne se quitterait pas sans qu'elle intervienne.
Le lendemain matin, quand les cardinaux se réunirent à nouveau, un climat
de gravité un peu fébrile laissait prévoir qu'on approchait du dénouement.
C'était physiquement sensible. On commençait à distribuer des papiers. Le
Cardinal Camerlingue en ouvrant la séance proposa de chanter le Veni Creator.
Cette procédure exceptionnelle et solennelle annonçait une proposition décisive
: sans doute était-il envisagé de la soumettre au vote de l'assemblée. Les
cardinaux se levèrent et le choeur des voix graves s'éleva : « Hostem repellas
longius... » Quel était « l'ennemi » qu'on voulait pousser au loin ? Quand ils
furent assis, le Camerlingue parla :
- Vénérables frères, face aux dangers majeurs qui menacent notre Église,
nous poursuivons, sous la conduite de l'Esprit, une recherche difficile,
capitale. Ce matin, une proposition nous est faite par plusieurs d'entre vous.
Vous allez en prendre connaissance sur les feuilles qui vous sont distribuées.
Ensuite, je vous demanderai si vous acceptez ce document comme base de notre
débat. Dans l'affirmative, nous poursuivrons l'examen du texte, il sera
éventuellement amendé et soumis au vote de notre Saint Consistoire.
La proposition tenait en quelques lignes :
« Le Sacré Collège, devant la vacance
du Siège Romain qui ne peut se prolonger sans causer les plus graves détriments
à l'Église du Christ, adresse à Hyacinthe 1er , évêque de Rome et
pontife de l'Église Catholique, un pressant appel. Qu'il revienne à Rome
retrouver son Église dans un délai de 3 mois et, au plus tard, pour la
célébration solennelle de la Pâque de Notre Seigneur.
Le Saint Consistoire, si le
Saint-Père n'a pas rejoint Rome à cette date, considérera comme un devoir sacré
d'élire un successeur pour paître le troupeau du Christ. Il est demandé à tous
nos freres évêques de la chrétienté de faire tout ce qui est en leur pouvoir
pour diffuser ce message afin qu'il parvienne à la connaissance de Sa Sainteté
le Pape Hyacinthe 1er pour
lequel nous invitons tout le peuple chrétien à élever avec nous vers Dieu de
ferventes supplications. »
Le silence était compact. Tous lisaient et relisaient. Maintenant
quelques-uns remuaient et donnaient, de la tête et des mains, des signes
d'approbation. L'accord, manifestement, était quasi unanime. Un mouvement d'ensemble
se dessinait, sous les yeux du Camerlingue qui regardait l'assemblée s'animer à
nouveau : il était clair que la proposition agréait à une majorité. Quand on
passa au vote, le résultat ne faisait pas de doute. Quatre-vingt-cinq cardinaux
votèrent pour adopter le document comme base de discussion. Il y eut cinq
bulletins blancs. Le Camerlingue prit acte du vote et leva la séance, en
proposant de la reprendre après le déjeuner : ainsi des échanges pourraient
intervenir, des amendements pourraient être élaborés. L'assemblée s'éparpilla
vers les couloirs proches et la cafétéria.
A 14 h 30, lors de la reprise de séance, la main d'un Cardinal se leva dès
l'ouverture des débats. Le Camerlingue lui donna la parole et il déclara :
- Au nom d'une bonne vingtaine d'entre-nous, je propose que le texte soit
mis au vote sans amendement et immédiatement.
Le Camerlingue marqua un silence et promena son regard sur l'assemblée.