CHAPITRE 8.
Hyacinthe arriva a la porte Sainte Anne vers 6 h 45. II présenta la carte
d'invitation aux gardes suisses. On lui fit signe de rejoindre le groupe d'une
dizaine de personnes qui attendaient déjà. Quelques saluts d'un hochement de
tête muet. II ne reconnut personne. Au signal, tout le monde se mit en marche.
Après la caserne des Suisses, à gauche, on monte un escalier, assez raide.
Quatre étages. Hyacinthe n'y était jamais passé au temps ou il accueillait,
tout en haut, les visiteurs. Ils arrivèrent dans une petite cour, devant la
porte d'un ascenseur gardée par un policier.
La cabine arriva et Mgr della Torre en sortit. II vérifia dun coup
d’œil que le groupe était au complet et
la montée commenca. II s'approcha de Hyacinthe et le salua. Puis il se pencha
vers lui et lui dit à l’oreille :
- Sa Saintete vous invite à prendre le petit dejeuner... attendez, s'il
vous plaît, après la messe, quand nous irons dans la bibliothèque pour les
photos...
Hyacinthe entra le dernier dans la chapelle rectangulaire. Rien n'avait
changé. On avait seulement ajoute deux bancs de chaque coté de l'autel de
marbre blanc. Hyacinthe eut soudain le sentiment de se retrouver trois ans plus
tôt, au temps où il célébrait la messe en ce lieu. Quel sentiment d'étrangeté à
regarder à nouveau les candélabres, les mosaïques, les vitraux, les sculptures,
les statues des quatres évangélistes et le siège du Pape qui est à la fois
trône et chaire.
Pie XIII commença la messe à 7 heures. En latin. Les religieuses répondaient
distinctement. Du côté des laïcs invités, on entendait des consonances latines
imprécises. « Et cum spiritu tuo » faisait l'unanimité. Le Pape célébrait
avec beaucoup de recueillement : il semblait concentré en lui-même.
Della Torre avait proposé à Hyacinthe de faire la première lecture, en
français. C'était un texte de la lettre aux Hébreux. En le prononçant d'une
voix presque joyeuse, il lui semblait le découvrir :
« Par la foi, répondant à l'appel,
Abraham obéit et partit pour un pays qu'il devait recevoir en héritage, et il
partit sans savoir où il allait... ».
Il leva les yeux en silence : les assistants ne marquaient aucun
étonnement. Il eut envie de leur dire : « Moi aussi, je suis parti... et vous ?
» Il continua :
« Par la foi, il vint résider en
étranger dans la terre promise, habitant sous la tente avec Isaac et Jacob,
héritiers avec lui de la même promesse. Il attendait la ville munie de
fondations, qui a pour architecte et constructeur Dieu lui-même. Par la foi,
Sara, malgré son âge avancé, fut rendue capable d'avoir une postérité. C'est
pourquoi d'un seul homme, déjà marqué par la mort, naquit une multitude
comparable à celle des astres du ciel, innombrable comme le sable au bord de la
mer. »
La voix de Hyacinthe était si profonde, il vivait le texte si intensément
que tous les visages s'étaient réveillés. Della Torre
le considérait avec une sorte de curiosité retenue. Pie XIII le regardait.
« Dans la foi, ils moururent
tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses, mais après les avoir vues
et saluées de loin, et après s'être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la
terre. Ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu'ils sont à la recherche
d'une patrie. S'ils avaient eu dans l'esprit celle dont ils étaient sortis, ils
auraient eu le temps d'y retourner ; en fait, c'est à une patrie meilleure
qu'ils aspirent, à une patrie céleste. C'est pourquoi Dieu — il marqua une
pause d'une fraction de seconde — n'a pas honte d'être appelé leur Dieu : il
leur a, en effet, préparé une ville... »
Il rendit le livre à Della Torre et se rassit. Le silence était presque
insupportable.
Heureusement, Pie XIII continua la messe. A l'élévation, tout le monde se
mit à genoux. Le Pape donna la communion à chacun. « Corpus Christi — Amen. » Hyacinthe
oublia de dire « Amen ». Il avait été le seul à tendre la main ouverte pour
recevoir l'hostie. Pie XIII resta agenouillé un long moment, en action de
grâces, après la messe. Il quitta les ornements liturgiques et sortit. Tout le
groupe l'accompagna dans la bibliothèque. Il salua chaque personne, en offrant
les médailles, chapelets ou images que lui présentait Della Torre. Pour
Hyacinthe, ce fut la médaille annuelle. Le photographe de l'Osservatore Romano
prenait des photos.
Pendant que le groupe se retirait, Della Torre fit signe à Hyacinthe
d'accompagner le Pape. Dans la salle à manger, sur la table ovale qui peut
accueillir une dizaine de personnes, deux couverts étaient mis, face à face. Il
y avait déjà le pain. Les soeurs
apportaient du café, du lait, du fromage et des confitures. Pie XIII invita
Hyacinthe à s'asseoir et lui dit :
- Bon appétit, mon ami.
Le valet de chambre s'approcha et le Pape lui fit signe de servir d'abord
Hyacinthe. Il ne prit que du café, sans sucre. Pie XIII regarda le lait
éclaircir le café dans la grande tasse de porcelaine et il commença, sans lever
les yeux :
- J'ai désiré continuer notre conversation dans l'avion qui nous ramenait
des U.S.A. Vous m'avez tenu un langage que je n'entends guère. J'ai senti que
vous étiez très critique par rapport à mes discours, peut-être même par rapport
à mes voyages. Me suis-je trompé ?
Hyacinthe but une gorgée de café et ne répondit pas. Le Pape leva les yeux
:
- Est-ce votre journal qui vous fait prendre cette attitude ou est-ce
votre propre pensée ?
Hyacinthe le regarda et lui sourit. Il se sentit soudain intimidé, comme
il l'avait été devant « Le Pape » quand il était jeune évêque. Il se reprit.
Fallait-il parler ? Brutalement ou à demi-mots ? Peut-être n'aurait-il jamais plus
l'occasion de parler à cet homme. Mieux valait répondre sans trop de nuances.
- N'ayez pas peur de parler, reprit Pie XIII, j'aime les hommes sincères.
Si vous êtes ici, c'est parce que j'ai senti en vous une grande droiture.
Hyacinthe s'essuya la bouche avec la serviette et commença :
- Puis-je m'exprimer d'une manière peut-être paradoxale, comme un Français
un peu espiègle ?
- Mais, bien sûr, mon ami, bien sûr.
- Je vais vous dire une énormité. Vous me demandez si mes paroles étaient
vraiment les miennes ou si elles étaient l'écho des positions de mon journal...
J'ai l'impression que c'est tout autre chose : c'est à cause…
Il hésita un instant
- … de Jésus, de Dieu, que j'ai parlé.
Le silence tomba. Pie XIII le regarda :
- Que voulez-vous dire ?
Hyacinthe attendit quelques instants et reprit :
- N'importe qui peut laisser échapper la parole de Dieu, même
sans le savoir...
- Oui, oui, mais
encore ?
Hyacinthe posa ses deux mains sur la nappe :
- Vous allez être étonné de mon audace et peut-être me mettre
dehors.
- Parlez sans crainte.
- J'ai peur que vous défiguriez Dieu et que vous trahissiez
Jésus. Tout en vous présentant comme leur porte-parole infaillible, et même
parce que vous vous présentez comme leur porte-parole infaillible. Vous
interdisez, vous condamnez... êtes-vous sûr que Dieu a la même attitude que
vous devant les homosexuels, les femmes qui pratiquent la contraception, les
jeunes qui vivent ensemble sans être mariés... ? Ne craignez-vous pas de faire
de Dieu un gendarme du sexe ?
Pie XIII reprit :
- Je vous remercie de votre franchise, cher ami, je vous
remercie... Et les voyages, qu'en pensez-vous ?
- Vous allez devenir la plus grande vedette internationale,
mais que reste-t-il de vos passages quand vous êtes reparti ?
- Dans les cœurs, mon ami, dans les âmes, un ébranlement, et
la force que l'on retire dans les grands rassemblements de croyants...
- Peut-être, sans doute... je le souhaite, mais j'ai peur que
vous défiguriez l'Église...
- Vous y allez fort, mais j'écoute l'espiéglerie française.
Expliquez-vous un peu, tout de même...
- Dans vos voyages, on pourrait croire que l'Église, c'est
vous. C'est vous qu'on montre, c'est vous qu'on écoute, c'est vous qu'on
célèbre et qu'on fête... mais où sont les chrétiens, où sont ceux qui luttent
pour la justice, ceux qui se dévouent dans les paroisses... ? Et les prêtres et
les évêques eux-mêmes... ? Quand vous êtes arrivé à l'aéroport, ils étaient
alignés sur une file comme des soldats que l'on passe en revue, est-ce cela
l'Église ? Est-elle une masse qui regarde vers le Pape et reçoit les consignes,
ou un peuple vivant, organisé, responsable, où tous et chacun ont leur rôle ?
Ne craignez-vous pas de papabiliser l'Église ?
Hyacinthe s'arrêta, il eut le sentiment qu'il allait trop loin. Le valet
de chambre revenait avec la cafetière.
- Voulez-vous encore un peu de café ? » proposa Pie XIII.
Hyacinthe pensa que cet homme était bien patient. Il jeta un coup d'oeil
sur sa montre. Il était 8 h 30. Sans doute fallait-il prendre congé.
D'ailleurs, Pie XIII se levait.
- Venez voir Rome, dit-il en entraînant Hyacinthe vers la terrasse que
Paul VI avait fait aménager.
Que de fois Hyacinthe était venu là, au temps où c'était lui... Un brouillard
léger s'attardait sur la ville. Soudain Pie XIII se tourna vers lui et
interrogea avec un grand sourire :
- Cher ami impertinent, que feriez-vous si vous étiez le Pape ?
Hyacinthe se sentit rougir et resta muet de surprise...
- Vous voyez, poursuivit Pie XIII, que ce n'est pas si simple...
Hyacinthe reprit :
- S'il s'agit des voyages, pourquoi ne pas les faire sans tout ce décorum,
presque incognito et à l'improviste, en allant rejoindre une réunion, une
paroisse, en allant voir les pauvres, en écoutant plutôt qu'en parlant...
Pie XIII leva les yeux au ciel et hocha la tête :
- En somme, vous me conseillez presque de faire comme mon prédécesseur qui
s'est enfui pour se perdre dans la foule... Au fait, dans votre impertinence,
que pensez-vous de ce Pape démissionnaire ?
- A-t-il démissionné ? répliqua Hyacinthe.
- Oh ! c'est tout comme... Alors qu'en pensez-vous ? Vous avez suivi
l'affaire, je suppose, vous qui êtes informateur religieux... Au fait, vous étiez
déjà informateur religieux à l'époque ?
- Oh ! oui, bien sûr, répondit Hyacinthe avec un sourire... Mais
voyez-vous, je ne sais pas que dire au sujet de ce Pape. Il faudrait que je
réfléchisse longtemps.
- Vous aimeriez le rencontrer ?
- Je n'y avais jamais pensé.
Les deux hommes regardaient vers les lointains.
- Vous croyez qu'il est mort ? continua Pie XIII.
- Non !
- Pourquoi dites-vous "non" ?
- Par une sorte d'intime conviction...
Il prit congé. Le Pape lui dit :
- Nous nous reverrons, mon ami français espiègle.
En retrouvant les rue de Rome, les marchands, la foule, les enfants, les
coups de klaxon, les couleurs, Hyacinthe se mit à fredonner.