CHAPITRE 7.

 

 

 

 

 

Quand il acheta Libération au kiosque de presse internationale, près de la gare Termini, Hyacinthe sursauta devant le titre à la page 3 : « Pie XIII superstar et idéologue réalpolitiker. » L'article figurait sous la rubrique : Sexualité.

 

En le parcourant, il comprit dès les premières lignes que son texte n'avait pas été retenu. Ses yeux coururent vers la signature au bas de la colonne : « Interim ». Il se mit à lire avec soin. Le rédacteur avait écrit que la messe d'adieu du Pape ressemblait fort à un « bide » puisqu'il n'y avait eu que « 180 000 fidèles et curieux » alors qu'on en attendait un million. Le commentateur ajoutait : « Outre à la concurrence du football américain, on attribue cette faible affluence au temps frisquet et surtout à l'overdose de choses papales qui a pris les Américains après une semaine d'un voyage largement répercuté par les médias. » (*)

 

Suivait le bilan du voyage :

« Le phénomène "Pape superstar" qui s'est déclenché autour de l'ancien évêque d'Assise a été largement confirmé : homme charismatique pour certains, providentiel pour d'autres, spectaculaire pour tous. En un sens, peu importe ce qu'il a bien pu dire, tant la prestation américaine du Pape a confirmé l'adage : "The massage is the message". Message il y eut, néanmoins, qu'on ne peut simplement oublier. Message en deux parties, en un pile et face subtils qu'il faut examiner.

Côté politique, les déclarations papales ne sont pas négligeables : l'insistance mise sur les droits de l'homme, (même si son discours à l'O.N.U. a repris pour l'essentiel la charte élaborée par les juristes de l'organisation sans lui ajouter les précisions susceptibles de lui donner du tranchant) est salubre. Le plaidoyer pour un "nouvel ordre économique" et pour le "partage des richesses" reste, quant à lui, dans le domaine de ces voeux pieux dont les organisations internationales font grosse consommation. D'autant que le Pape en profite pour mettre en cause « l'excès de liberté ». A partir d'un certain niveau de généralité, les meilleures intentions du monde sont parfaitement inoffensives : le Pape n'a pas échappé à ce travers.

En contraste, le deuxième volet de son « enseignement » brille par le luxe de détails, l'assurance du ton, la constance de la répétition : les leçons de Pie XIII idéologue de la sous-ceinture. Le quintuple veto moral de Pie XIII à l'égard des réalités de la vie contemporaine a suffisamment été martelé pour qu'on y décèle le centre de sa pensée : non à l'homosexualité, non à la contraception, non à l'avortement, non au mariage des prêtres, non à l'ordination des femmes. De fait, ce sont ces dernières qui sont particulièrement visées : Pie XIII persiste et signe de son nom

 

 

l'antiféminisme viscéral et millénaire de l'Eglise catholique. Cela n'est pas allé sans mal : le charisme personnel du Pape a tempéré les critiques, il ne les a pas empêchées. La présidente de la conférence des religieuses américaines l'a interpellé directement et officiellement, le sommant de "répondre à l'attente des femmes". Une remarque, si tempérée soit-elle, qui marque la limite de l'entreprise papale.

En arrimant plus que jamais l'idéologie catholique sur ses vieux tabous sexuels, le Pape ne fait sans doute que se rendre à l'évidence : c'est la condition nécessaire au maintien d'une unité minimum dans l'énorme maelstrom catholique. Quitte à prendre place dans la sarabande des réactionnaires les plus décidés. Un geste, à sa manière, de realpolitiker qui oblitère définitivement les aspects plus séduisants de son discours. »

 

Dans un numéro précédent, déjà, une conclusion brutale avait été ajoutée à son article. Hyacinthe avait signalé l'entretien privé du Pape avec Kurt Waldheim, le secrétaire général de l'O.N.U., et aussi deux brèves entrevues discrètes avec la délégation chinoise et le représentant de l'O.L.P. Quelqu'un avait corsé la finale avec cette phrase « Voilà qui est sans doute plus important que ce discours historique dont il n'y a rien à retenir sinon la date. » Quelques jours auparavant, lors de l'étape en Irlande, le journal titrait à la une : « La coqueluche papale sévit à Dublin », avec en sous-titre : « Une véritable starmania et des tonnes de bibelots sacrés envahissent le pays. »

 

Hyacinthe laissait son capuccino refroidir. Il restait gêné par ce style vinaigré. Qu'allait dire Pie XIII s'il lisait ces textes quand on lui présenterait l'énorme dossier de presse ? Que penserait-il du journaliste un peu impertinent durant quelques instants dans la cabine blanche du Boeing ? De vieux réflexes cléricaux étaient encore vivants en lui : ne pas faire de peine, parler en évitant toute aspérité, s'accommoder aux supérieurs hiérarchiques... Il se souvint de cet évêque qui recommandait aux prêtres au cours d'une retraite de se faire tous une « spiritualité épiscopale » : quel art d'éviter toute crispation et de faciliter l'exercice de l'autorité ! Et puis sans doute ressentait-il ce vieux besoin de se mettre à la place des gens, de tout excuser ou expliquer, de respecter et plaindre ceux qui ont une fonction.

 

Respecter le Pape, le plaindre, se mettre à sa place... Hyacinthe eut soudain un petit rire entre deux gorgées. Mais c'était lui, le Pape ! Il avait le droit et le devoir de penser librement et, pourquoi pas, de prendre position en un langage « crû ». Pourquoi n'écrirait-il pas dans le style Libé ? C'était le langage de beaucoup de jeunes, ces jeunes que tant d'hommes d'Église voudraient rejoindre. Pourquoi pas ? Ce qu'avait écrit Libé, n'était-ce pas ce que beaucoup pensaient ?

 

Il rentra à l'hôtel. Quand il s'avança pour demander la clef de sa chambre, l'hôtesse lui tendit une enveloppe. Il reconnut tout de suite l'entête : « Cità Del Vaticano ». Dans l'ascenseur, il décacheta l'enveloppe et en retira un bristol. C'était une invitation à se rendre à la messe du Pape, le lendemain. Il fallait se présenter à la porte Sainte Anne avant sept heures. En un instant, Hyacinthe revit la porte de bronze à deux battants qui permet d'entrer dans la chapelle, la pièce rectangulaire, le sol couvert de marbre, le porphyre de couleur acajou clair qui couvre la petite abside, l'autel, les six candélabres, le siège du Pape en bronze doré avec le mot Pater qui se détache sur le dos semi-circulaire... Il y avait longtemps qu'il n'avait pas pensé à cette chapelle.

 

« De son temps », il allait plutôt se recueillir à la fenêtre, en regardant Rome là-bas, en écoutant le bourdonnement de la ville, surtout le soir quand la nébuleuse humaine se met à scintiller de milliers de feux. C'est là qu'il avait pris la décision de partir.

 

Dans sa chambre, Hyacinthe s'étendit sur son lit. Que fallait-il faire ? Aller à la messe de Pie XIII ? Ne risquait-il pas d'être reconnu ? La moustache, le collier, les lunettes le rendaient méconnaissable. Par contre, la voix, la stature, la démarche pouvaient le trahir. Mais qui penserait que le Pape était devenu un simple journaliste ?

 

(*) Ces citations et celles qui suivent sont extraites d'articles parus dans Libération en début d'octobre 1979.