CHAPITRE 6.

 

 

 

 

 

Le Boeing semblait glisser sur une huile légère, à la rencontre de la nuit. En volant vers l'Est, vient un moment où les pilotes ont l'impression que l'ombre accourt et bientôt les assaille. La somnolence avait envahi la carlingue, après les échanges qui avaient suivi l'initiative inattendue de Pie XIII. Qui aurait pu prévoir qu'après avoir parcouru l'allée centrale pour prendre un rapide contact avec tous, le Pape allait inviter quelques journalistes à le rejoindre, individuellement, dans sa cabine ?

 

Hyacinthe se demanda, avec une pointe d'inquiétude, s'il serait du nombre. Ne risquait-il pas d'être reconnu, malgré les lunettes teintées, le collier et les cheveux plus longs, qui modifiaient depuis des mois son visage ?

 

A peine arrivé à Rome, huit jours plus tôt, il avait obtenu sans difficulté son accréditation pour couvrir le séjour de Pie XIII aux États-Unis. Trois jours de fièvre, un vrai marathon de New York à Washington et San Francisco. Puis un privilège quelque peu « risqué » : pour le retour, sans doute à cause d'une défection de dernière heure, on lui avait proposé de prendre place parmi les correspondants romains dans l'avion pontifical. C'est ainsi qu'il était monté, il y a quelques heures, dans le grand oiseau blanc aux armes du Saint-Siège.

 

Successivement les journalistes du Times, du Monde, Die Welt, de la Prença, d'Il Tempo gagnaient sur invitation personnelle le petit salon du Pape. Après quelques minutes, chacun réapparaissait ému, épanoui d'aise. Bien sûr, le photographe pontifical avait fait un cliché de chaque entrevue : quelle aubaine pour le journal et pour le journaliste ! Un léger murmure — respectueux — s'était élevé lorsque Mgr della Torre, chargé des relations avec la presse, avait annoncé que le Saint-Père allait maintenant se reposer. Le prélat avait promis que le tour des autres viendrait lors des voyages à venir.

 

A travers les hublots, on voyait l'ombre se répandre comme cendre. Les petites veilleuses s'étaient allumées auprès de chaque siège. L'appareil voguait vers l'Europe avec une régularité parfaite. Mgr della Torre s'approcha de Hyacinthe et lui posa la main sur le bras :

- Cher ami, le Saint-Père vient de me dire qu'il recevrait encore 2 ou 3 journalistes avant de se reposer. Si vous voulez... ?

 

La cabine était entièrement capitonnée de tissu blanc. Une lampe de chevet répandait une lumière chaleureuse. L'abat-jour était décoré de quelques papillons en vol. Pie XIII fit signe à Hyacinthe de s'asseoir en face de lui.

- Vous êtes Français... Quel est votre journal, mon ami ?

- Libération, Saint-Père.

- Libération, murmura le Pape, un instant songeur. Vous savez qui sont les lecteurs ?

- Oh ! imparfaitement... Ils se situent pour la plupart en ville, dans les couches jeunes de la population, parmi ceux qui envisagent volontiers le changement, qui cultivent les valeurs de sincérité et d'authenticité, parmi des gens qui aiment l'anticonformisme tout en étant parfois conformistes eux-mêmes...

- Libération, dit encore Pie XIII… puis il enchaîna soudain en souriant

- Vous avez déjà envoyé votre article à Paris ?

- Oui, répondit Hyacinthe.

- Quel est le titre ?

- Je ne le sais pas, ce sont les secrétaires de rédaction qui font les titres... Il se peut que je sois moi-même surpris en le lisant demain.

- Tiens, pas possible ! reprit le Pape. Et qu'est-ce que vous dites dans cet article, on peut savoir ?

- Je peux le dire tout crû ? répartit Hyacinthe en souriant.

- Mais oui, mon ami, tout crû...

- Eh bien ! je décris l'enthousiasme des foules, je signale quelques points importants...

- Lesquels ?

- Vos condamnations très fortes de la contraception artificielle, de la cohabitation juvénile, de l'homosexualité... Je note que vous avez été partout ovationné mais, finalement, je me demande si l'on n'applaudissait pas le chanteur et non le chant, « the singer, not the sone, selon le mot d'un collègue américain.

Pie XIII marqua un silence. Près de la lampe, Hyacinthe regardait un papillon bleu sur l'abat-jour.

- Oui, reprit le Pape, c'est du tout crû...

Il réfléchit un instant :

- Vous êtes marié, mon ami ?

- Non, Saint-Père.

- Ah... vous êtes catholique ?

- Oui, répondit Hyacinthe.

Le silence tomba à nouveau. Hyacinthe regardait l'abat-jour.

- A quoi pensez-vous ? lui dit Pie XIII.

- Oh ! Saint-Père, excusez-moi, je vais avoir l'air pédant, mais je regardais ces papillons sur l'abat-jour de la lampe et je me redisais les vers de Dante :

Ne voyez-vous pas que nous sommes des vers

Nés pour former l'angélique papillon

Qui vole vers la Justice sans écran ?

- C'est beau, dit le Pape, c'est beau... Mais pourquoi avez-vous pensé à ces vers de Dante, est-ce seulement à cause de l'abat-jour ?

- Je peux répondre tout crû, encore ?

- Mais oui, mais oui...

- Je ne m'étais pas posé la question, mais si je m'interroge, je sais la réponse : je crains qu'on ne mette parfois

 

 

des obstacles devant le papillon qui vole vers ce qui est juste...

- Vous croyez ? dit Pie XIII, comme distrait.

Il ajouta lentement :

- Mon ami, je vous souhaite une bonne nuit.

Hyacinthe se leva.

 

Au dehors, le photographe et Della Torre attendaient. Hyacinthe passa en faisant non de la tête au photographe. Le prélat, après avoir frappé, rentra dans la cabine blanche. Pie XIII lui dit :

- C'est fini pour ce soir. Je vais me reposer.

Comme Della Torre allait sortir après avoir fait une inclination, le Pape le rappela :

- S'il vous plaît, prenez le nom et l'adresse du journaliste qui vient de sortir. Il est du journal Libération, un journal de Paris...

 

Le Boeing fonçait sans une vibration, dans la nuit atlantique. A travers le hublot, Pie XIII voyait au bout de l'aile la lueur intermittente du feu orange. Il se recueillit et se mit à prononcer à voix basse :

- Notre Père qui es aux cieux...

 

Le Pape Hyacinthe, revenu à sa place, se disait en lui-même : « J'en ai trop dit, ou pas assez... J'aurais dû en profiter pour lui parler. » Puis il sentit qu'un sourire — venu d'où ? — s'amorçait sur ses lèvres. Il donna sa respiration à la prière, comme il l'avait appris, il y a si longtemps, dans les Récit,- d'un Pèlerin Russe. Mais il avait depuis longtemps simplifié et raccourci la formule. Il disait : « Jésus », en inspirant ; « merci », en expirant. « Jésus, merci ».

 

Impossible de dormir. Mais qu'aurait-il fallu dire ? Hyacinthe revivait la rencontre, faisait des phrases... Il se souvint du cours de psychanalyse que faisait le Dr Lagache à la Sorbonne, en 1951, sur l'acte manqué : on recommence intérieurement, on recommence. Même les animaux le font. Il avait raconté l'histoire d'une renarde : elle avait sauté d'un rocher sur un lapin qui avait pu se précipiter dans son terrier... La renarde, plusieurs fois, était remontée sur le rocher et avait sauté à nouveau... Il aurait fallu lui dire : pourquoi parle-t-on aux gens comme à des enfants ? Pourquoi ne pas les inviter, chaleureusement, à s'exprimer, à chercher ensemble sur les questions graves, à vivre en responsables ? Après des siècles de montée, difficile mais réelle, du sens démocratique, est-il possible de laisser tomber d'en-haut des interdictions et des permissions ?

 

Il aurait fallu lui dire encore : pourquoi les responsables de l'Église, qui sont célibataires, parlent-ils si souvent, depuis des siècles, de la sexualité ? Il y a bien là quelque chose de singulier qu'il faudrait mettre au clair... Pourquoi le Pape Paul VI avait-il arrêté toute délibération au Concile sur le célibat des prêtres, les divorcés remariés et la contraception, en se réservant ces questions et celles-là seulement, celles qui concernent le sexe ?... Ce pauvre Paul VI si fin, si cultivé et si hésitant — « Hamlet », comme l'appelait Jean XXIII, — avait convoqué une commission internationale pour étudier les questions posées par la contraception artificielle, la « pilule », comme disent les gens. Une majorité avait souhaité que soit levé l'interdit. Même des cardinaux réputés très conservateurs étaient de cet avis. Finalement, quelques membres de l'entourage du Pape avaient fait pression sur lui pour qu'il refuse une fois encore... Si au moins l'opinion publique savait qu'il avait hésité, que des cardinaux avaient souhaité une autre décision, que ce n'était pas réglé à tout jamais. Mais tous ces responsables ensuite avaient défendu l'Encyclique « Humanae Vitae » comme si elle était parole d'Évangile, comme s'ils n'avaient pas eux-mêmes une pensée personnelle...

 

On avait rapporté à Hyacinthe la réflexion que le fameux Cardinal Wychinski, le rempart de l'Église à Varsovie, avait faite à un autre Cardinal : « Chez nous, en Pologne, le problème ne se pose guère, parce que les gens ne savent pas se servir des contraceptifs... c'est pour cela que nous avons tant d'avortements... »

 

« Jésus, merci ». Hyacinthe s'endormit enfin.

 

Le Boeing avait déjà amorcé sa descente vers Rome quand les passagers commencèrent à remuer et à se diriger vers les cabinets de toilette. Le ciel était d'un bleu indécis, matinal. Le steward proposait le petit déjeuner. Tout à l'heure, Fiumicino, quelques heures à Rome, puis retour sur Paris, après avoir repris contact avec le journal.

 

Della Torre s'approcha de Hyacinthe et se pencha pour lui dire à voix basse :

- Monsieur, puis-je vous demander votre carte et l'adresse de votre hôtel à Rome ?

Hyacinthe écrivit sur sa carte l'adresse de l'hôtel et la tendit au prélat. L'avion blanc était escorté maintenant par une escadrille de la chasse italienne. On voyait la mer, la côte, quelques bateaux. Parfois le Boeing tressautait légèrement.

 

Le pilote amorçait l'atterrissage.