CHAPITRE 5.

 

 

 

 

 

 

 

Bien sûr, depuis le retour de Moscou, il n'avait pas été question de reprendre le taxi. Pendant quelques mois, il avait survécu, mais maintenant, il fallait trouver autre lose, rapidement. Hyacinthe avait prévenu Marcel, d'un coup de téléphone très bref. Il lui avait demandé de conserver le courrier, de recevoir les messages possibles de Nadia, tout en disant que Germain avait disparu sans laisser d'adresse. Lui, téléphonerait de temps en temps, pour savoir, pour avoir des nouvelles de la famille et des amis. Et s'il le fallait, pour proposer un rendez-vous. Mais faudrait faire attention aux tables d'écoute, aux filatures possibles. Marcel avait très bien compris : par quelques monosyllabes, il avait dit son accord. A la fin, il avait ajouté :

- Va solide, Germain, et... tu sais qu'on est là.

 

La matinée grise s'étirait sous le ciel « jus de moule ». Yacinthe marchait. Il fallait échapper au K.G.B. et sans doute aussi aux autres services de renseignements. Pourquoi le « Pape » intéressait-il à ce point les Grandes puissances ? Et lui qui se sentait si petit, si fragile, là, sur trottoir... Un instant de cette vie qu'il avait reçue de ses parents et de la lignée ténébreuse des ancêtres, un instant de cette vie étrangement partagée avec tous ces gens qui passaient... Que faire de la vie ?

 

Il fallait réfléchir, décider quelque chose, là, dans ce coin du jardin du Luxembourg. Ses économies allaient fondre bien vite. Revenir à Intérim ? Il ne tiendrait pas le coup. Aller chez les cousins dans l'Aveyron, chez des amis sûrs dans le Lot ? C'était prendre le risque de se faire repérer rapidement, mais c'était tout de même une possibilité, un dernier recours...

 

Il se souvint tout d'un coup de la conversation de deux hommes, dans le bistro, tout à l'heure. C'étaient deux journalistes de Libération. Il avait prêté attention car ils parlaient de leur collègue « informateur religieux ». L'un des deux disait à l'autre :

- Tu sais, il en a marre de ce boulot... il cherche autre chose. Il va pas faire de vieux os à ce poste.

Le second avait répondu :

- Je crois que c'est déjà fait et que le patron cherche quelqu'un... mais c'est spécial, informateur religieux, les amateurs doivent pas se bousculer...

Libération, « Libé », comme on dit. Hyacinthe aimait bien ce journal, ses titres choc, son écriture anticonformiste, son souci d'informer sans prudence... Après tout, pourquoi ne pas tenter ? Fallait revoir un peu sa présentation, changer d'identité peut-être, et tenter la chance... Il eut un sourire : jadis, au Séminaire, on disait que Saint Paul, s'il vivait aujourd'hui, se ferait journaliste ! Quel pouvoir et quelle responsabilité, les journalistes ! Sur la place du 18 Juin 40, près de Montparnasse, à C & A, il acheta une petite veste qui lui fit bon effet. Puis, il demanda Libé à un kiosque. Il avait l'adresse. Il irait cet après-midi. Était-ce possible de se présenter ainsi, sans avoir écrit au préalable, sans dossier personnel, sans curriculum vitae ? Après tout, pourquoi ne pas tenter la chance et... jouer avec Dieu, comme disait la petite Gabrielle ? Il irait dans l'après-midi. Fallait d'abord déjeuner d'un sandwich et ruminer sur ce projet.

 

A 15 h, Hyacinthe se présentait à l'Accueil.

- Monsieur ? » interrogea l'hôtesse.

- Bonjour, Mademoiselle. Je voudrais, s'il vous plaît, présenter ma candidature pour une collaboration éventuelle au journal.

- Vous avez rendez-vous ?

- Non.

- Alors, Monsieur, il faut écrire.., ou téléphoner.

- C'est difficile, parce que je ne réside pas habituellement en France.

- Ah !

Trois hommes rentraient, dans une bouffée de conversa-tion passionnée. Visiblement, ils arrivaient de quelque restaurant proche. L'un d'eux jeta un oeil sur Hyacinthe et dit à la standardiste :

- Que se passe-t-il ?

- Ce Monsieur voudrait présenter sa candidature pour travailler au journal...

Les deux autres discutaient toujours :

- … Mon vieux, pour faire ce travail, faut un gars qui soit du bâtiment, qui soit introduit dans le sérail... C'est tellement spécial. Si t'es pas un peu du dedans, tu te plantes à tous les coups...

L'homme qui avait regardé Hyacinthe lui dit :

- Vous nous adressez une demande avec votre press-book, votre curriculum.., et on verra, on vous convoquera... Vous résidez à Paris ?

- Non, ma résidence est à Rome.

- A Rome, tiens... Bon, allez, entrez dans ce bureau, cinq minutes.

Il se tourna vers ses deux compagnons :

- A tout à l'heure, à la réunion des rédac-chefs, à 16 heures...  

Dans le bureau, la longue table blanche était nue. A un bout, quelques feuilles de papier blanc et un long marteau entièrement métallique.

- Asseyez-vous.

Le Directeur de Libé — c'était lui — regarda à nouveau Hyacinthe.

- Vous m'avez l'air d'un drôle d'homme... Vous êtes journaliste ?

- Non.

- Ah ! bon... et qu'est-ce que vous avez fait jusqu'à présent ?

- J'enseigne.

- Vous avez enseigné quoi ?

- Oh ! les Humanités, la Philosophie.

- Les Humanités, reprit l'homme en souriant, les Humanités... Vous étiez à Rome, où ?

- Dans une institution privée, avec des élèves de nationalités variées.

- C'était où ?

- Via della Conciliazone.

- C'est presque le Vatican, par là ?

- Oui, en effet.

- Vous avez des relations au Vatican ?

- Oh ! bien sûr.

- Et avant d'enseigner là-bas, vous avez enseigné en France ?

- Oui, dans le Lot, à Gourdon.

- Ah ! Gourdon ! On mange bien par là, c'est le Périgord.

- C'est encore le Quercy, Monsieur.

- Et pourquoi avez-vous quitté Gourdon ?

- Le collège a fermé faute d'un nombre suffisant d'élèves.

- Et pourquoi Rome ?

- L'occasion m'était offerte par des amis, et le lieu m'intéressait.

- Pourquoi ?

- Pour beaucoup de raisons : Rome est une ville fascinante et puis il y a là le centre de l'Église, les lieux où le destin du christianisme se cherche depuis 20 siècles.

- Le destin du christianisme ? ? ?

- Oui, en effet...

- Et pourquoi voulez-vous revenir ?

- J'ai beaucoup enseigné, je désire prendre un peu de recul, je voudrais regarder, réfléchir sur tout ce qui se passe, contribuer à informer les gens.

- C'est une autre manière d'enseigner ?

- Oui, si l'on veut.

- Vous savez écrire clair ?

- Je pense.

- Vous seriez prêt à écrire sur des faits divers, à résumer en 8 lignes un document de trois pages, par exemple une dépêche de l'A.F.P. ?

- Il me semble.

- L'information religieuse, ça vous intéresserait ?

- Pourquoi pas ?

- Bon, vous allez dans le bureau à côté, on va vous donner un texte et vous en faites une brève de huit lignes que vous remettrez à ma secrétaire. Nous vous écrirons.

 

Le Directeur appuya sur un bouton et la secrétaire apparut sur la porte : une petite femme élégante aux longs cheveux...

- Geneviève, vous installez Monsieur à côté et vous lui portez une des dépêches religieuses de l'A.F.P. Qu'est-ce que vous avez ?

- Monsieur, il y a un long texte qui relate toute une histoire : le Pape qui aurait été en Russie, puis à Rome, un vrai roman... Cinq ou six dépêches sont tombées depuis une heure sur le téléscripteur.

- Bien ! vous passez tout ça à Monsieur...  Alors — il se tourna vers Hyacinthe — 8 lignes !... Au fait, comment vous appelez-vous ?

- Germain Tournier.

- Geneviève, vous prendrez l'adresse de Monsieur ?

Comme ils sortaient, le Directeur s'adressa encore à Hyacinthe :

- Et cette disparition du Pape, qu'est-ce que vous en pensez, quelle est votre explication, vous qui vous intéressez à... l'aventure des 20 siècles ?

Hyacinthe se tut un instant et regarda paisiblement le Directeur :

- C'est peut-être un épisode... futile et grandiose. Le Pape avait d'ailleurs laissé une lettre.

- Qu'est-ce que vous dites : un épisode... futile.., et grandiose ? Et votre explication ? Qu'écrivait-il dans cette lettre ?

- Il écrivait qu'il quittait Rome pour essayer de vivre, selon l'Évangile, son rôle dans l'Église, et qu'il restait le Pape.