CHAPITRE 4.

 

 

 

 

 

C'est au soir du troisième jour, alors que l'attente devenait languissante, que la fumée blanche s'éleva dans le ciel de Rome.  Très vite, des ruisseaux de foule vinrent grossir les groupes qui avaient attendu ce soir-là le résultat du scrutin. Au bout d'un quart d'heure, la place Saint Pierre semblait un lac de visages dressés.

 

Que  s'était-il passé durant ces trois jours ? Sans doute serait-il possible dans quelques semaines de le reconstituer : tous les Pères du Conclave n'auraient pas une égale habileté à déjouer les questions indiscrètes. Déjà, dans quelques minutes, on allait connaître l'identité de l'élu... et sa nationalité.

 

Voici que s'allument les lumières dans la salle de la loggia, au-dessus de la porte de Saint Pierre. Tous les yeux regardent là-haut. Ça y est, on ouvre la fenêtre, on déploie la tapisserie. Cérémonial séculaire... Il est 19 h. Le Cardinal Urbani apparaît. Il prononce en articulant fortement :

- Habemus Papam, Eminentissimum ac Reverendissimum Dominum Sanctae Romanae Ecclesiae Cardinalem Berlusconi (*).

Avant même que le Cardinal Urbani ait prononcé les deux dernières syllabes du nom de l'évêque d'Assise, une clameur jaillit de la foule. On crie, on applaudit, on lève les bras et les chapeaux, une houle de joie court dans la multitude. Un évêque italien et l'évêque d'Assise, de la ville de Saint François !... L'évêque du « Poverello » !

 

Un instant d'étonnement lorsqu'on apprend le nom qu'il a choisi : Pie XIII. On aurait préféré Paul comme Montini. Et pourquoi n'a-t-il pas choisi François ?

 

Il apparaît dans la loggia, avec quelques cardinaux à sa gauche et à sa droite. La foule n'est qu'une seule acclamation. Il lève les mains et les agite en signe de salut chaleureux. Quand il les élève un peu plus haut, l'ovation devient plus intense. Maintenant il donne l'accolade à ses voisins. Après avoir prononcé la bénédiction, il ajoute d'une voix très émue :

- Frères et soeurs d'ici et de partout, laissez-moi vous dire mon immense affection...

Il a posé ses mains sur sa bouche et envoie deux baisers vers l'horizon. Sur la place en-bas, on élève les enfants à bout de bras, on crie de joie, un vrai délire à des milliers de voix. Il faut l'arrivée tardive de la nuit dans le crépuscule de ce soir d'avril pour que la foule se disperse.

 

Les crieurs brandissent les journaux italiens dont la une annonce la nouvelle. Les commentaires sont déjà précis. On tente d'expliquer les péripéties du Conclave et son issue : les votations « tourbillonnnantes » du premier jour auraient révélé aux cardinaux qu'aucune tendance ne rassemblait un groupe compact et influent d'électeurs : le pontificat de Hyacinthe 1er  avait laissé ces hommes désemparés. La tentative de faire élire le Cardinal de Taiwan pour ébranler le communisme chinois et stimuler l'expansion catholique en Asie avait vite tourné court.  

 

 

 

Les Européens, après l'aventure du pape français, avaient timidement avancé Hume, le bénédictin anglais, mais beaucoup le trouvaient trop libre d'allure. Et de propos, un peu imprévisible. Au soir du second jour, il était apparu qu'il ne dépassait pas le tiers des voix. Les Brésiliens avaient tenté de pousser un latino-américain, sans succès... Il fallait revenir en Italie. Depuis le XVI siècle, quarante-cinq papes italiens s'étaient succédés. Avec Hyacinthe, on avait mis fin à cette suite ininterrompue. Il n'y avait pas de quoi s'en féliciter.

Quand les cardinaux italiens se mirent à soutenir unanimement l'évêque d'Assise, on pouvait prévoir qu'il serait l'élu du lendemain...

 

L'homme n'était plus jeune. Il avait 74 ans. Mais il n'était jamais entré dans le cabinet d'un médecin. Il avait la robustesse massive de sa race paysanne. On disait qu'il dormait peu, qu'il mangeait bien et qu'il avait une capacité de travail illimitée. Il avait été jadis le plus jeune évêque du monde, il était maintenant l'un des hommes les plus anciens dans l'épiscopat. C'est Pie XII qui l'avait fait évêque, dans l'été 1958, quelques mois avant sa mort. Il était alors curé d'une grosse paroisse rurale après avoir été vicaire à Naples. Sans doute avait-il voulu manifester à Pie XII sa reconnaissance et la fidélité de son souvenir en prenant son nom. Mais n'était-ce pas aussi une déclaration d'intention ? Il Tempo, journal que l'on voit souvent dans les mains des fonctionnaires de la Curie, écrivait avec assurance : « Enfin l'Église Catholique Romaine va avoir le chef qui lui a si cruellement manqué durant ces dernières années. Alors que les dissenssions internes ne cessent de l'affaiblir et que des mises en question mortelles s'élèvent en son sein, il était temps de retrouver la poigne d'un Pie XI et la solidité doctrinale d'un Pie XII : en reprenant leur nom, le nouvel élu s'inscrit volontairement dans la tradition glorieuse des Pontifes qui ont fait l'Église. Désormais, sur la barque de Saint Pierre en pleine tempête, une main ferme tiendra la barre... »

 

Il Corriere de la Sera émettait un avis très proche : « Après la tentative d'aggiornamento du bon Pape Jean XXIII et les dérives post-conciliaires incontrôlées, après le pontificat hésitant de Paul VI, après la folle embardée du Français, l'élection de Pie XIII ouvre enfin une ère de stabilité et de restauration dans l'Église... ».

 

La nouvelle avait crépité sur les telex jusqu'aux antipodes. Dans les salles de rédaction et les studios, on n'était pas pris de court. Comme d'habitude, dans l'attente de cette élection, on avait préparé les dossiers des papabili : articles, photos, tout était déjà prêt pour une quinzaine de cardinaux « éligibles ». Berlusconi était du nombre car, parmi les Italiens, en procédant par élimination, il était l'unique « possible ». Les dernières éditions des journaux du soir dans les grandes villes européennes en faisaient leur gros titre : « Pie XIII Pape », « l'évêque d'Assise au Vatican », « un Pape conservateur », « le Vatican n'est plus vide ».

Les télégrammes de félicitations des chefs d'État commençaient à affluer à la Secrétairerie d'État. Celui du Président de la République française arriva avec un retard qui ne passa pas inaperçu : quelques formules conventionnelles, sans chaleur.

 

C'est seulement le lendemain matin que Hyacinthe aperçut le titre de Libération « Pie Pape. » A côté de lui, un enfant demandait à sa grand-mère :

- Mamie, pourquoi qu'on appelle le Pape avec un nom d'oiseau ?... les pies, c'est pas bien joli, ça fait du bruit, Maman dit qu'elles sont voleuses...

- Veux-tu te taire !, "pie", ça veut dire pieux, celui qui prie beancoup, qui est bien avec le Bon Dieu.

- Ah bon ! Mais pourquoi Treize, ça va pas lui porter malheur ... ?

 

Ils s'éloignaient sur le trottoir vers la bouche du métro. Hyacinthe était resté là. Il ne voyait plus les passants qui parfois le bousculaient dans leur hâte d'accéder au kiosque à journaux. « Berlusconi »... Il avait dû le rencontrer à Rome, en recevant des groupes d'évêques italiens. Il ne se souvenait pas de lui. Lors d'un voyage à Assise, il s'était bien rendu sur la jolie place en pente de l'évêché, pour évoquer le jour où un évêque, en 1206, avait couvert de son manteau la nudité de François qui jetait ses habits aux pieds de son père... Mais il n'avait pas vu Mgr Berlusconi. La photo ne lui disait rien : ce visage un peu épais ne laissait guère transparaître l'attitude intérieure. L'homme était bien en chair. « Les gros sont bons », si l'on en croit la vieille formule…

Assise... Saint François n'avait jamais accepté de devenir prêtre pour ne pas prendre rang parmi les notables, pour rester dans le peuple « mineur », parmi ceux qui étaient sans propriété et sans influence.

Berlusconi au Vatican... Hyacinthe imaginait cet homme dans le bureau qu'il avait abandonné... Était-il parent du  Berlusconi  qui  s'était taillé un empire sur les antennes de télévision italienne et française ? Peut-être son oncle ?

 

Hyacinthe s'aperçut soudain qu'il n'avait même pas eu l'idée de prier pour l'élu du Conclave. Il est vrai que depuis longtemps, tout en regardant sans cesse vers Dieu, il ne faisait plus guère le détail, dans sa prière. Il n'avait pas bougé. Il se sentait fatigué. Il entra dans un café et s'assit. Le garçon donna prestement un coup de serviette sur la table.

- Et pour Monsieur ?

- Un grand café, s'il vous plaît.

L'homme éleva la voix :

- Un café, un double.

Des visages défilaient maintenant à l'esprit de Hyacinthe. Le Père Christophe... Pourquoi la lettre qu'il avait laissée au Père Christophe n'avait-elle pas été publiée ? Pourquoi le vieux professeur n'avait-il jamais écrit aux adresses en poste restante qu'il lui avait données ?

 

Que faire maintenant ? Hyacinthe avait laissé passer trop de temps. Il eût fallu agir plus tôt. Il avait hésité. Et parfois une interrogation l'avait envahi et affaibli : « A quoi bon ? » Terrible question, celle qui débilite un homme, la plus redoutable. Elle le visitait à nouveau : il n'y avait qu'à laisser courir, vivre au jour le jour la vie ignorée qui était devenue la sienne, retrouver « l'élémentaire chrétien », comme disent certains théologiens, c'est-à-dire s'efforcer d'aimer, puiser force en Dieu, participer à quelque chose de plus grand que soi.., et attendre le dernier jour.

 

Le café était bon. Après cette pause dans la chaleur du bistro, Hyacinthe se sentit mieux. Il se mit à rire doucement, comme le faisait son « pauvre père », autrefois, quand lui revenait en mémoire quelque événement ou quelque réflexion drôle. Il vit le garçon, derrière le zinc, qui le regardait. Dehors, dans la lumière fraîche d'avril, la foule se hâtait...

 

 

(*)  Lire ces lignes en 2013 suscite une bonne rigolade intérieure, et aussi un peu d’étonnement… Un Cardinal Berluscoli, évêque d’Assise, devient pape … ! Le peuple attendait un pape François… ! Une trentaine d’années plus tard, un Cardinal disciple de St François, d’Assise évidemment, devient le pape François 1er , alors que Berlusconi connait une célébrité pas seulement italienne, mais sur des thèmes pour le moins différents … !

J’ai toujours soutenu que DIEU a de l’humour, et que Son langage est très différent du nôtre. Pour LUI, le temps n’existe pas…