CHAPITRE 3.

 

 

 

 

 

On en était à inspecter les lieux, après l'entrée des cardinaux et le tirage au sort de leurs cellules. A l'intérieur, le Cardinal Camerlingue, les trois cardinaux assistants, les cérémoniaires et surtout les spécialistes chargés de déceler la présence de micros avaient longuement visité chaque pièce. A l'extérieur, une autre petite troupe conduite par le commandant de la garde suisse avait aussi procédé à un examen détaillé. Maintenant les deux groupes étaient face a face à la porte du Maréchal, seul passage encore utilisable entre le monde extérieur et le Conclave. Après d'ultimes souhaits brefs, le commandant des Suisses tira la porte vers lui. On entendit tourner les clefs dans les trois serrures extérieures. Le Camerlingue, à l'intérieur, ferma aussi les trois serrures et remit une clé à chacun des trois cardinaux assistants. De part et d'autre, on écrivit le procès-verbal.

 

Déjà, on se visitait, de cellule en cellule. L'installation etait plutôt spartiate et le confort réduit au minimum : un lit d'hôpital, un seau hygiénique car il n'y avait une salle de bains que pour plusieurs cellules, une petite table, une lampe de chevet... Jadis on avait parfois servi des repas de misère pour accélérer la procédure. Aujourd'hui, c'étaient plutôt les conditions d'hébergement qui pouvaient conduire à hâter la décision collective. Tout à l'heure, arriverait le repas du soir préparé par les soeurs de Sainte-Marthe. Les récipients et leur contenu partiraient vers l'intérieur à travers les tours, sans autre formalité.

 

En 1903, lors de l'élection de Pie X, il était arrivé qu'on ouvre les poulets et les pains pour s'assurer qu'ils ne contenaient pas de messages et éviter ainsi toute influence extérieure sur l'assemblée. C'est au Conclave de 1878 qu'avait été décidé le ravitaillement collectif. Auparavant, chaque Cardinal se faisait porter le repas de l'extérieur et les règlements anciens prescrivaient même de ne pas goûter à la cuisine d'un autre Cardinal, par crainte du poison ! En 1903 encore, le Cardinal Vaszary avait réclamé sans succès l'admission de sa cuisinière autrichienne : du coup elle préparait ses repas chez les religieuses, via San Basilio,. et les plats arrivaient au conclave escortés par un hussard en tunique bleue !

 

Les cardinaux allaient de chambre en chambre. On se visitait pour se lamenter sur l'installation précaire de cha-cun. Mais, ici ou là, la conversation se prolongeait pour envisager les candidats possibles. Des bruits couraient. Dès avant le dîner, une rumeur prit consistance : le Cardinal Ting Ling, archevêque de Taiwan, avait la faveur de beaucoup d'électeurs du Tiers Monde, et aussi des prélats d'Allemagne et d'Europe Centrale. L'homme avait fait de solides études à Rome, il était apprécié pour ses positions fermes en matière de foi, de morale et de liturgie. Il était connu en Asie où il avait été légat pontifical en diverses circonstances. Enfin, ses convictions anti-communistes étaient sans faille.

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A l'heure où le communisme chinois semblait s'éloigner des rigidités marxistes passées, ne fallait-il pas fournir à cet homme la possibilité de lui donner un ébranlement décisif ? L'U.R.S.S. se trouverait alors isolée, inquiète d'une éventuelle menace sur ses immenses frontières orientales, et elle en serait conduite à assouplir plus encore son attitude vis-à-vis de l'Occident. Par ailleurs, les peuples asiatiques ne manqueraient pas de s'intéresser à ce Pape choisi au coeur du vieil Extrême-Orient et un processus missionnaire décisif pourrait se mettre en route dans le continent le plus peuplé du monde et le plus lourd d'avenir.

 

Mais c'était l'heure du repas : on apportait les spaghettis et les scaloppines de veau. Certains regardaient de temps en temps Ting Ling. Son visage de Bouddha laqué ne laissait percer aucune émotion particulière. Il avait connu jadis la prison durant des années avant de rejoindre Tai-wan. On avait l'impression que rien n'avait atteint cet homme en profondeur. Des millénaires d'une autre sagesse et la foi dans le Dieu Père des chrétiens avaient sans doute été sa force compacte pour tout traverser.

 

Après le dîner, les conciliabules continuèrent ici et là, dans les petites chambres, avec de nombreuses allées et venues. Les Italiens s'activaient. Le nom du Cardinal Berlusconi (*), évêque d'Assise, était souvent prononcé. Dans son évêché, il avait reçu des cardinaux du monde entier. Il s'était souvent adressé aux foules des pèlerins de tous pays, avec un très grand succès. Il avait beaucoup de présence. On le disait conservateur, il l'était discrètement. Il se mêlait volontiers aux jeunes, aux enfants. Il était plus intelligent qu'il n'en avait l'air, ce qui vaut mieux que le contraire. Il avait de bons mots. Une sorte de synthèse entre Jean XXIII et Pie XI. Enfin, c'était Assise, le pays de François, ce lieu de lumière où l'air léger fleure bon I 'Évangile.

 

Pendant la nuit, on entendait parfois à travers les cloisons légères des gémissements de sommeil ou des bruits d'eau. Difficile de bien dormir dans ces conditions précaires, à la veille de prendre une décision si importante. Fallait-il voter pour le Chinois ? Reprendre la coutume séculaire d'élire un Italien ? Avec Hyacinthe le Français, on avait voulu rompre la continuité italienne — 45 Papes italiens depuis le 16e siècle — et quel gâchis ! Mais que ferait Ting Ling ? N'était-ce pas partir encore vers l'inconnu ?

 

Après le petit déjeuner, deux scrutins se succédèrent, « tourbillonnants » : les voix s'éparpillaient sur une dizaine de cardinaux. A la première votation, Berlusconi avait seulement vingt voix, il ne ralliait même pas la totalité des Italiens. Ting Ling en avait dix-sept, Hume quinze, Etchegaray douze, Arns neuf, Ratzinger huit, Lopez Trujillo une... Il y avait des bulletins blancs. Au second vote, Berlusconi arrivait à vingt-cinq, Ting Ling baissait à quinze, Hume atteignait vingt et Etchegaray quinze, Trujillo trois, Arns neuf, Ratzinger quatre... Et encore des bulletins blancs. La fumée noire s'éleva. La foule était très clairsemée sur la place Saint-Pierre pour en prendre acte.

 

Au déjeuner,  le   bruit courut  que  le  Cardinal  de  Taiwan  avait  précisé    le nom qu'il prendrait s'il était élu : « Formose II ». Était-ce vrai, et, si oui, l'avait-il dit sur le mode sérieux ou plaisant ? Impossible de savoir, mais le propos fit mauvaise impression. Le Cardinal qui voulait porter le nom de son île n'allait-il pas être chauvin ? Les Chinois du continent ressentiraient ce choix comme une insulte puisque Taiwan (Formose) était encore considérée, face au continent, comme un avant-poste de l'impérialisme yan-kee. N'était-ce pas compromettre pour longtemps le retour au sein de la communion avec Rome de l'Église populaire chinoise ? Enfin, ce Cardinal, s'il devenait Pape, n'allait-il pas rester enfermé dans son expérience insulaire très particulière, sans être capable d'accueillir la diversité internationale des Églises ? Non, malgré le désir de beaucoup d'enfoncer un coin dans le bloc communiste, c'était trop risqué.

 

Il y avait pire encore. Un froid glacial circula de groupe en groupe lorsque certains cardinaux rappelèrent l'aventure macabre de l'unique Pape qui avait porté ce nom, Formose 1er . Il avait été élu Pape le 19 septembre 891, alors qu'il était évêque de Porto. L'homme était d'une pureté de moeurs rare à l'époque, mais il était ambitieux. Pendant des années, il avait convoité le siège romain. Une fois Pape. il avait intrigué entre l'empereur et le roi de Germanie : finalement, il avait posé la couronne impériale sur la tête du roi mais la mort de celui-ci l'avait laissé en présence de l'autre empereur... Qu'allait-il arriver ? Formose mourut le jour de Pâques, le 4 avril 896. L'empereur Lambert et sa mère Agiltrude allaient se venger de lui au-delà même de la mort. Jamais on n'avait approché d'une pareille horreur. Alors que Formose reposait depuis neuf mois avec ses prédécesseurs sous le parvis de Saint-Pierre, on l'exhuma pour le faire comparaître devant un tribunal présidé par le Pape Étienne VI, en janvier 897.

 

On apporta la momie encore revêtue de ses ornements. Mgr Duchesne dans son ouvrage « Les premiers temps de l'État Pontifical » raconte cette scène dont l'histoire a conservé le souvenir sous le nom de « Concile cadavérique ». On frémit à cette lecture. « On parvint à l'asseoir sur une chaise. A ses côtés, un diacre se plaça, glacé de terreur, pour répondre en son nom, et le jugement commença. Les procès-verbaux de cet horrible concile, rédigés suivant les formes ordinaires, furent brûlés l'année suivante ; mais les auteurs contemporains nous en ont conservé quelques traits. On reprit en détail tout le long passé de Formose, ses querelles avec (le Pape) Jean VIII, ses serments, ses menées ambitieuses, ses prétendus parjures ; on ressassa des canons ecclésiastiques oubliés pour tout le monde, y compris le président du lugubre synode, et l'on conclut à l'indignité de l'accusé, à l'irrégularité de sa promotion, à la nullité de ses actes, notamment de ses ordinations... Suivant les formes antiques, la momie pontificale fut dépouillée de ses insignes, de ses vêtements ; on ne s'arrêta qu'au cilice, incrusté dans sa chair austère. Puis on la jeta dans un tombeau profane, parmi les corps des étrangers. Ce ne fut pas assez pour l'odieuse populace, elle voulut à son tour insulter l'homme dont elle avait longtemps baisé la main. Formose fut jeté au Tibre » Mais la réprobation d'une partie de la population de Rome fut telle qu'au début d'août, une émeute éclata contre Étienne VI : des partisans de Formose le jetèrent dans un cul de basse fosse où il fut étranglé.

 

La cause était entendue. Après la sieste, qui avait été passablement troublée par la circulation de ces informa-tions, le chinois n'avait plus aucune chance. A la votation de 16 heures, son visage énigmatique semblait éclairé de l'intérieur par la lumière d'un imperceptible sourire. Il n'eut pas une voix. Les deux scrutins de l'après-midi demeurèrent « tourbillonnants ». Berlusconi montait un peu avec des apports de conservateurs, semblait-il. Piro-nio, italien et argentin, Cardinal de Curie, grimpait aussi : plutôt le courant latino-américain progressiste et tiers mondiste. Hume se maintenait, porté par des européens et des nord-américains « ouverts ». On vit s'élever la « furnala nera » vers les nuages qui filaient lentement vers l'Ouest.

 

 

(*) C’est en décembre 2013 que je reproduis ces pages vers le « CATHO-GRATTEUR ». Gérard BESSIERE les a écrites il y a trente ans environ. Le célèbre BERLUSCONI notre contemporain, aujourd’hui aussi familier des tribunaux Italiens que des demoiselles mineures n’était encore qu’un jeune homme. Il était déjà puissant côté compte en banque et moyens médiatiques. Le Cardinal ici évoqué, s’il a existé, aurait-il eu un gamin… ? Au chapitre suivant, l’auteur parle de la famille, mais avec des points d’interrogation. Comme il se doit…