CHAPITRE 19.
Ils étaient assis tous les trois sous un eucalyptus. A quelque distance,
on entendait couler le Jourdain. Le bruit n'eéait pas regulier ; tantôt des
filets d'eau semblaient gazouiller, tantôt on aurait cru entendre le rire
enjoué d’un enfant. Mille parfums se mêlaient dans la nuit légère. Au ciel, les
étoiles vives.
Toute sa vie, Hyacinthe avait été fasciné par la parole de Dieu a Abraham
: « Quitte ton pays et va vers le
pays que je te donnerai... Regarde les étoiles au ciel, telle sera ta posterité ».
Les scintillements bleus, rouges, oranges donnaient vie au velours profond des
ténèbres. Le petit Alexis, dans sa couverture, était blotti contre Hyacinthe.
Le Pape se pencha sur le visage de l'enfant, il s'entendit lui murmurer : Va
vers le pays que je te donnerai... Regarde les étoiles au ciel, telle sera ta
postérite.
Tout s'était passé selon le plan qu'il avait si longuement mûri. Quand
Nadia avait dit au chef du K.G.B. que le Pape Hyacinthe voulait revoir le petit
Alexis, qu'elle l'avait appris par Marcel, qu'il n'y aurait pas moyen de le
rejoindre sans l'enfant, l'homme aux lunettes teintées avait eu un début de
rire sec :
- Oh ! c'est bien de lui, un romantique, un sentimental, cet homme... On
voyait bien sur le film pris au restaurant de l'aéroport à Moscou qu'il était
fasciné par le gosse...
Il ricana un peu :
- ... Plus que par vous, sans doute. Peut-être est-il aussi un peu
spécial... Bon ! Bon !
Quelques semaines plus tard, Nadia avait fait savoir que Hyacinthe lui
donnait rendez-vous à l'aéroport d'Amman.
- Ainsi il s'était caché en Jordanie ! C'était bien la peine de ratisser
Paris à sa recherche... Mais où pouvait-il se terrer en Jordanie ?
Hyacinthe avait pu faire cette proposition à Nadia, par l'intermédiaire de
Marcel, grâce à une rencontre imprévue. Un soir, dans une rue de Rome, après
son retour du voyage pontifical en Quercy, il s'était trouvé nez à nez avec un
compagnon d'études du séminaire, jadis. Un véritable ami. Un Jordanien. Il
était maintenant curé de la paroisse grecque catholique d'Amman. Une
hésitation... et ils s'étaient reconnus. Dans un bistro proche, ils avaient
parlé longuement. Le prêtre jordanien avait invité Hyacinthe. Il lui avait
offert son aide. Et tout s'était soudain noué...
L'aérodrome d'Amman est ouvert sous le ciel comme un carrefour de déserts.
Quand Nadia et Alexis descendirent de l'avion, il n'y avait pas
grand monde devant les bâtiments. Mais, tout de suite, elle remarqua trois hommes,
dispersés, qui semblaient à peine s'intéresser à l'arrivée des quelques
passagers descendus de l'appareil : certainement des agents du K.G.B. Comme
elle hésitait dans le hall, un jeune Jordanien s'approcha et murmura :
- Nadia and Alexis ?
Elle sourit en répondant :
- Yes » !
Et d'un geste muet, il lui fit signe de le suivre. A la sortie, il alla
vers une voiture. Il mit leurs bagages dans le coffre, leur ouvrit la porte
arrière et la referma, prit enfin le volant. Elle n'avait pas eu le temps de
lire le numéro du véhicule. Pendant que la voiture démarrait lentement, elle
jeta un coup d'oeil en arrière : deux des hommes qu'elle avait remarqués les
regardaient partir. Où était le troisième ? Elle l'aperçut bientôt sur une
grosse moto qui suivait la voiture à quelque distance. Elle avait dit au jeune
chauffeur :
- Pourriez-vous aller plus vite ?
Il avait répondu calmement :
- Ne vous inquiétez de rien, Madame.
Le passage à la paroisse avait été bref. Hyacinthe savait les risques
qu'il faisait prendre à son ami prêtre. A minuit, à travers le jardin, il était
parti avec Nadia et Alexis. C'est 1 km plus loin qu'une voiture les attendait
discrètement. La descente vers la vallée du Jourdain s'était faite en silence,
sans phares. A une bonne distance du fleuve, le chauffeur les avait invités à
continuer à pied : il ne fallait pas alerter les postes jordaniens et
israéliens. Ils avaient marché longtemps. Maintenant, ils écoutaient l'eau,
au-delà des ajoncs. Hyacinthe avait bien reconnu le terrain l'avant-veille :
c'est là qu'était le gué. De l'autre côté, Israël : pour Nadia et l'enfant, la
liberté, l'avenir ouvert... et aussi l'inconnu. Qu'allait être leur vie dans un
an, dans dix ans ? Que de fois Hyacinthe se posait ces questions vaines devant
les yisages jeunes, surtout ceux qui l'émouvaient le plus. Il regarda Nadia.
Son visage se dessinait à peine dans l'ombre, comme une fleur de nuit : à en
deviner seulement les formes vivantes, il la trouvait plus belle encore.
Elle se tourna vers lui :
- Germain, je n'aurai plus le temps de vous remercier tout à l'heure, si
tout va bien. Je ne sais pas comment vous dire... N'est-ce pas fou d'avoir tant
risqué pour... une femme alors que votre fonction a fait de vous le responsable
de centaines de millions d'êtres humains
- Oh ! Ne vous souciez pas !
Il réfléchit un moment et reprit :
- Oui, j'y ai pensé parfois. Mais il faut rester un homme, quand on tient
un pareil rôle, et s'efforcer de le devenir davantage. Il y a le risque de
n'être qu'une fonction, d'être toujours en représentation, de ne plus savoir
qui on est, et même d'en arriver à ne plus se poser la question. Une fois ou
l'autre encore, les premiers temps, on se regarde à la glace et on s'interroge.
Puis c'est fini... on fonctionne comme une mécanique... peut-être jusqu'à
l'approche de la mort où l'on redevient souvent un enfant étonné, apeuré, tout
surpris de voir que la vie a passé...
Il se tut quelques instants. Le Jourdain coulait à voix plus basse. Il reprit
encore.
- La fonction... on dit des mots, on parle de tout ce que les hommes
souffrent, mais on ne prend guère de risque en écrivant des papiers dans son
évêché ou dans son bureau du Vatican... On croit lutter avec le mal mais on
n'est pas atteint dans sa chair et son cœur. Alors de temps en temps, il faut
servir pour de vrai, à ses risques et périls, en s'inquiétant, en peinant,
en... aimant... non pas l'Humanité mais... quelqu'un qu'on a rencontré sur la
route, sans l'avoir cherché, quelqu'un qui avait besoin de vous et dont vous
découvrez aussi que vous aviez besoin de lui... ou d'elle.
Le vent se levait. Des bouffées de parfums mêlés arrivaient sur eux. La
brise était tiède sur son visage. Il n'avait pas tout de suite senti que la
main de Nadia effleurait sa joue et en épousait le galbe presque
imperceptiblement. Il ferma les yeux tant la douceur et le respect de la longue
main fine l'envahissaient. Pour les avoir rencontrés rarement dans sa vie, il
savait la force durable, inépuisable, de certains gestes menus, modestes
messagers des abîmes du coeur. Lui aussi tendit la main dans l'ombre : il
trembla légèrement lorsqu'il toucha sa joue. Il pensa aux gestes d'amour que
doivent faire les aveugles. Un frémissement à peine perceptible de la nuit
annonçait le jour proche.
- Germain, murmura Nadia, j'ai peur... Vous n'avez pas peur, vous ?
- Si, Nadia, mais raisonnablement. Expirez profondément, ça ira mieux.
Puis, on ne va pas avoir le temps d'avoir peur. Je prends Alexis sur mes
épaules et on se tient par la main tous les deux pour résister au courant. A
l'arrivée sur l'autre rive, je vous laisserai... Vous avancez rapidement : dès
que surgit une patrouille israélienne, vous levez les mains.
Hyacinthe pensait au peuple hébreu qui avait passé le Jourdain il y a 33
siècles pour envahir la Terre Promise, à Elie le prophète enlevé au ciel dans
un char de feu selon les traditions juives, à Jésus baptisé par Jean-Baptiste
quelque part vers, le Nord. Le Jourdain, barrière vivante pour tant de passages
définitifs... La lumière franchit l'horizon et parcourut le ciel. Le paysage se
découvrit : les ajoncs, les eucalyptus, les broussailles... le petit sentier
vers le fleuve.
Alexis s'était réveillé. Ils descendirent vers le Jourdain. Sur la berge,
on apercevait le gué à travers les eaux mouvantes :
- C'est là ...
L'autre rive était proche.
- Alexis, monte sur mes épaules...
Hyacinthe s'accroupit.
- Monte, Aliocha , murmura Nadia.
Hyacinthe se releva, il tendit la main à Nadia et il s'engagea dans l'eau
avec précaution. Bientôt le niveau atteignit leur ceinture. Le courant était
fort mais ils tenaient bien tous deux. Une fois, il faillit perdre l'équilibre
et la main de Nadia le lui fit retrouver. En arrivant de l'autre côté, un peu
essoufflé, il dit à Nadia :
- Suivez bien le sentier vers les barrages israéliens, dans les terrains
vagues, il peut y avoir des mines.
Il posa l'enfant à terre et l'embrassa. Puis il regarda Nadia. Elle
murmura :
- Merci, Germain, merci, Hyacinthe.
oudain, elle enleva sa bague et la tendit :
- Gardez-là, je vous prie.
Il l'accepta et la salua en inclinant la tête :
- Belle route, Nadia, c'est moi qui vous remercie... Allez, vite, ne vous
retournez pas.
Il revint dans le gué. Mais pourquoi soudain ce sanglot qui le secoua dans
tout son corps et qui se termina sur sa bouche ouverte par un gémissement ? Que
c'était dur de la laisser, elle et l'enfant, et de revenir vers l'autre rive.
Il voulut monter à travers les joncs vers un petit promontoire d'où il pourrait
les apercevoir encore et être sûr que tout se passait bien. Il avançait avec
difficulté quand son pied se prit dans un fil de fer... La détonation fut
d'abord sourde, puis elle sembla s'amplifier : elle prit un instant possession
de tout le silence, avant de s'élever vers les crêtes à l'Est et à l'Ouest.
La patrouille israélienne avait franchi le gué. Déjà on entendait les
pales d'un hélicoptère qui approchait. Hya-cinthe saignait abondamment. Pendant
que les soldats traversaient à nouveau le Jourdain en le portant sur un
brancard, les gouttes de sang tombaient dans l'eau et s'en allaient en se
dissolvant au fil du courant. On avait écarté l'enfant. Nadia s'était agenouillée
près du brancard.
- Germain... Hyacinthe...
La poitrine se soulevait à grands efforts. Il délirait. Elle crut
comprendre :
- ... Joue avec Dieu... Gabrielle... chou... Dieu... Gaa...
L'officier israélien ajouta :
- Curieux qu'un passeur jordanien soit rentré dans ces fourrés qui n'ont
jamais été déminés depuis quarante ans...
Se tournant vers Nadia :
- Vous connaissiez cet homme depuis combien de temps ?
- Deux ans.
- Deux ans ? Qui est cet homme ? Un jordanien ?
- Non...
Elle regarda vers le brancard. Elle leva les yeux vers l'officier :
- Cet homme est le Pape Hyacinthe 1er .
Les yeux de l'officier se plissèrent.
- Et vous, qui êtes-vous ?
- Je suis Juive. Jusqu'à hier soir, j'étais Nadia Komarova, agent du
K.G.B....
L'officier s'écarta. Il prit le micro dans la voiture et se mit à parler
en hébreu. Il revint au bout de quelques instants et donna des ordres.
Hyacinthe était-il mort ? il ne
donnait plus aucun signe de vie. Le brancard fut hissé dans l'hélicoptère qui
prit de la hauteur et s'éloigna vers Jérusalem. L'officier fit monter Nadia et
Alexis dans une voiture où il prit place avec deux soldats. Le véhicule
s'ébranla en cahotant sur la piste. Le soleil était haut déjà. La lumière
jouait à travers les branchages dans les eaux rapides du Jourdain.