CHAPITRE 18.
Poignante beauté du canion de l'Alzou à Roc-Amadour. Dans l'Océan des
Causses où les horizons se succèdent pour appeler toujours plus loin, le canion
est là, soudain, comme une brèche intime dont on ne sait si elle est du rocher
ou de l'âme. Pas étonnant que depuis un millénaire bientôt, princes, évêques et
pauvres gens aient monté à genoux le grand escalier jusqu'à la petite chapelle
noircie par la fumée des buissons de cierges où le visage de Notre-Dame attend,
les yeux clos sur son mystère.
Dès la pointe du jour, les cars de C.R.S. avaient conflué vers le village.
De Couzou, de Gramat, de Lacave, de Calés... Les vieux se souvenaient de la
débâcle en 40. C'était pas la guerre, c'était le Pape... Difficile d'assurer la
protection lointaine et rapprochée dans un pareil site. Depuis deux mois, les
services de sécurité parcouraient le pays, faisaient des hypothèses, montaient
des dispositifs. La veille, des gendarmes mobiles étaient devenus troglodytes :
ils avaient pris position dans les anfractuosités des rochers et à l'entrée des
grottes, pour y passer la nuit. Aux rebords des falaises, des deux côtés, sur
les avancées qui permettaient de surveiller tout le paysage, des tireurs d'élite
qui avaient reconnu les lieux plusieurs jours à l'avance, étaient venus prendre
position. Les corneilles tournaient en croassant, mais comment les chasser ?
Le Pape devait arriver par la route de Couzou. C'est la plus belle
arrivée. On découvre soudain le canion, la falaise couronnée par les remparts
du château, les sanctuaires et le village agrippés aux roches. On descend dans
l'étroite vallée et on monte vers les vieilles portes médiévales. Le brouillard
persistait ce matin-là. Il n'était pas épais mais il était difficile de tout
surveiller. Fallait-il retarder de quelques heures ? Finalement, il avait été
décidé de respecter l'horaire.
Quand la voiture pontificale précédée et suivie par une cohorte de
véhicules variés commença de prendre la descente, elle ralentit pour que Pie
XIII puisse regarder à loisir ce lieu unique. C'est au moment où la voiture du
Pape arrivait près du beau vieux pigeonnier en pierres sèches, à droite, qu'on
vit se déployer à mi-hauteur des lettres et des mots qui semblaient flotter
sans support dans l'espace.
On pouvait lire : « VIERGE ET MÈRE POURQUOI PAS ÉPOUSE ? » Pie XIII
regardait paisiblement. Là-haut, sur les crêtes, on s'agitait. La voix du P.C.
(Poste de Commandement) grésillait dans les talkies-walkies et se faisait
pressante : on avait même entendu un juron... Trois ballons presque
transparents soutenaient le calicot que le vent poussait doucement vers l'Est.
L'ensemble était certainement parti de la foule au bas du village. Maintenant
le calicot restait en place. Que faire ? Au P.C., on avait hésité... Il fallait
bien examiner l'angle de tir... L'officier avait appelé par radio les deux
tireurs les mieux placés : Lacroute, Duvernoy... Vous voyez les ballons.., il
faut les tirer. A mon commandement : Feu.
On vit soudain s'effondrer mollement ÉPOUSE... on avait à peine entendu
les deux coups de feu... Quand le second ballon éclata, POURQUOI PAS tomba,
puis ET MÈRE... VIERGE se maintint une seconde, mais au troisième coup de feu,
ce fut fini. Tout était descendu doucement au-dessus de la foule sur la
prairie, près du moulin.
Le minicar qui transportait la délégation du Bureau de Presse du Vatican
était en quatrième position après la voiture papale. Tout le monde avait vu. Le
silence s'était tendu soudain. Puis le Père Furstenberg, le Directeur, avait
murmuré à mi-voix :
- Il ne manquait plus que ça, et dans un pareil lieu... Épouse, épouse,
elle était l'épouse de Saint-Joseph. Pourvu qu'il n'y ait pas d'autre incident.
Dans ce village et cette église, on est dans une vraie souricière... Je le leur
avais bien dit que c'était une folie, fallait se contenter de Lourdes »
Hyacinthe, au fond du petit car, ne disait rien. Il regardait les rochers
gris aux nuances violettes ici ou là. La sérénité du monde minéral où l'on
compte le temps par millions et milliards d'années... La voiture du Pape
s'arrêta dans la ruelle étroite, face au passage qui permet d'accéder par
l'ascenseur aux sanctuaires. Aucun risque là, car la police occupait les
maisons et une haie de gendarmes encadrait le passage. La cour intérieure
devant la basilique n'est pas très grande : elle avait été réservée aux
enfants. Il y en avait des centaines. Tous portaient une fleur à la main. Un
parterre de roses et de visages. Le Pape s'arrêta longuement. Tous les petits
voulaient l'embrasser. Il avait ensuite gravi les escaliers vers la chapelle et
il était resté longuement agenouillé devant la Vierge Noire.
Le grand rassemblement était là-haut, sur l'esplanade du château,
résidence des chapelains. Grâce à la sonorisation, sans même le voir, on avait
entendu Pie XIII célébrer la messe et prononcer l'homélie jusque dans le
village en bas, et jusqu'à Lhospitalet. Toute la vallée résonnait de sa voix
forte. Il avait exalté la virginité et les vertus familiales, il avait protesté
contre les lois trop permissives et la licence des moeurs, il avait rappelé la
grandeur du célibat consacré, tout en félicitant les femmes, particulièrement
les catéchistes, qui se dévouent dans l'Église sous la direction des évêques et
des prêtres dont le ministère a été institué par le Christ...
Qu'étaient devenus le calicot et les ballons ? La police avait arrêté les
quatre femmes, responsables de l'incident. Elles étaient sur le point de donner
l'envol à deux autres calicots. Sur le premier, on aurait pu lire : DES FEMMES
PRÊTRES POURQUOI PAS ? et sur le second : UNE FEMME PAPE POURQUOI PAS ?
Heureusement qu'on les avait saisis assez tôt. Pourvu que les policiers ne
racontent pas tout ça aux journalistes...
Après un repas rapide, il fallait rejoindre à quelques kilomètres le camp
d'aviation militaire de Viroulou où le Pape, sa suite et les journalistes
devaient embarquer dans deux avions. Tout au long de la route, les gens commençaient
d'applaudir dès qu'arrivaient les premières voitures du cortège. A l'approche
de la papamobile, les acclamations « Vive le pape » dominaient les
applaudissements.
Dans l'avion, Hyacinthe se trouva près d'un prêtre anglican, envoyé
spécial d'un journal de Londres.
- Cela fait deux incidents très significatifs en deux jours », lui dit
l'anglais.
- Qu'en pensez-vous ? » répliqua Hyacinthe.
- Très interesting, très intéressant... Chez nous la question des femmes
prêtres est très débattue. Beaucoup de femmes ont des diplômes théologiques.
Elles citent la phrase de St Paul dans l'Épître aux Galates : « Vous tous qui avez été baptisés, en
Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a
plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus l'homme et la femme... » C'est
un texte prodigieux, un sommet d'expression de la nouveauté chrétienne. Elles
ont raison, vous savez, il faut encore un peu de temps, mais elles ont raison.
Aucun rôle dans l'Église ne leur est interdit... Qu'on ne dise pas que Jésus
n'en a pas pris comme apôtres, le statut de la femme à l'époque ne le
permettait pas. Mais qu'on n'oublie pas qu'elles ont été les premières à croire
à la résurrection de Jésus et à aller l'annoncer aux apôtres. On a appelé
Marie-Madeleine le « témoin de la Résurrection ». Pourquoi votre Pape ne
laisse-t-il pas se développer la recherche sur cette question au lieu de dire
toujours « non » ? Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?
Hyacinthe s'éclaircit la voix :
- L'explication est peut-être simple. L'Église est l'un des lieux de nos
sociétés où les hommes conservent le pouvoir. Si des femmes devenaient prêtres,
certaines ensuite deviendraient évêques, et Pape, pourquoi pas ? Vous voyez une
femme Pape ?
L'anglais écoutait, un peu éberlué. Hyacinthe continua en souriant :
- Avouez-le... vous-même, ça vous fait drôle de penser que le Pape
pourrait être une femme ?
- Yes, Yes, oui, répondait le prêtre anglican, but why not, pourquoi pas ?
- Tout se tient, reprit Hyacinthe, et les hommes au pouvoir le sentent
confusément, même s'ils n'en sont pas très conscients. Ordonner prêtres des
femmes, c'est enlever aux hommes le monopole du pouvoir dans l'Église. Mais si
vous voulez que je vous dise ce que je pense, je ne vois pas pourquoi les
hommes doivent conserver le monopole du pouvoir dans l'Église. Pas étonnant que
des femmes, en responsabilité réelle dans la société, se détournent d'une
Église où elles se sentent traitées comme des mineures, avec toujours une
certaine méfiance. D'où l'éloignement de beaucoup de jeunes femmes avec les
conséquences que cela aura pour la continuité chrétienne car c'est par les
mamans, bien souvent, que la foi se transmet.
- Yes, yes, disait le journaliste anglais, mais il y a aussi le refus de
vos autorités d'admettre la contraception artificielle. Les jeunes femmes ne
peuvent pas admettre cet interdit, si souvent réitéré, qui ne tient aucun
compte des conditions de vie des gens, du nombre de leurs enfants, des
intentions de leur coeur.
Tous deux étaient entrés en silence.