CHAPITRE 17.
Le film n'avait pas encore commencé. Hyacinthe avait donné le pourboire à
l'ouvreuse pendant que Pie XIII prenait place.
- Voulez-vous enlever votre pardessus ? Il fait chaud ici...
Ils étaient vers le dernier tiers de la salle qui continuait de se
remplir. Pour le moment, une séquence réclame montrait la main d'un homme qui
caressait une femme avec une délicatesse lente. C'était pour une marque de
bière... Comment les gens pouvaient-ils ensuite vivre naïvement la tendresse et
être surpris par elle ?
- Vous vous rendez compte, lui disait Pie XIII à voix basse, vous
m'emmenez voir de drôles de spectacles. Le film s'intitule "Mission"
? drôle de mission !
- Le film va commencer dans quelques instants.
Hyacinthe ne se souvenait même plus de la manière dont l'idée avait
jaillie dans son esprit. Quand le Pape l'avait fait appeler après le dîner dans
son appartement, au 2e étage
du Grand Séminaire, la conversation avait commencé autour des capuccini.
- Vous devez être fatigué ? » avait dû dire Germain-Hyacinthe.
Pie XIII avait répondu :
- Oui, j'aurais besoin de me détendre.
C'est là que Hyacinthe s'était entendu lui dire :
- Voulez-vous que je vous emmène au cinéma ?
Le Pape l'avait regardé, stupéfait.
- Mais il y a bien dix ans que je n'ai pas été au cinéma.
- Raison de plus !
- Vous croyez qu'on va me laisser sortir ?
Hyacinthe lui avait proposé de lui prêter des vêtements : ils avaient à
peu près la même taille.
- II faut quand même que je le dise à Della Torre... Si on me cherchait.
Le prélat avait été interloqué. Il avait bredouillé, s'était tu, puis
avait articulé d'une voix blanche :
- Mais vous ne pouvez pas sortir seul ?
- Monsieur Tournier sera mon mentor.
- Et s'il fallait retrouver Votre Sainteté d'urgence ?
- Où allons-nous ? avait dit le Pape en se tournant vers Germain.
- A l'ABC, tout près du Grand Séminaire, à deux pas du Boulevard Gambetta.
- Vous me remettez une carte de libre circulation dans les lieux, Della
Torre.
Quelques minutes plus tard, Hyacinthe et Pie XIII, carte en main, avaient
passé le dernier poste de police.
Dès les premières images du film, le visage potelé d'un cardinal avec sa
toque rouge, et bientôt les chutes de l'Iguaçu, aux confins du Brésil, de
l'Argentine et du Paraguay... d'aujourd'hui. Au 16e siècle, Espagnols et Portugais se disputaient
ces contrées de fin du monde, et les rois très catholiques de Madrid et de
Lisbonne faisaient pression sur la Papauté qui traçait de loin, sur papier, les
frontières.
Les Jésuites étaient parvenus en amont des chutes, dans les forêts où
vivaient les Guaranis et ils avaient fondé une sorte de République où
l'Évangile glissait sa lumière dans les coutumes communautaires des Indiens. Le
film présente la fin tragique de l'un de ces villages où l'on anticipe le ciel
sur la terre. Les Portugais, chasseurs d'esclaves, n'acceptent pas. On menace
les Jésuites de supprimer leur Ordre au Portugal et en Espagne s'ils
n'abandonnent pas « La Mission ». Là-bas, au bord du Parana, la vie
est chantante. Un
Eden qui pourrait « détourner du Paradis d'en-Haut ».
Un ancien mercenaire meurtrier a trouvé la paix grâce aux indigènes et va
devenir Jésuite.
Un jour, la lourde machine politique se met en branle. Le cardinal légat
du Pape reste 5 heures en prière pendant que des centaines de bougies, dans les
mains des Guaranis, tout autour de l'église, constellent la nuit. Puis il
demande au chef indien et à la tribu de quitter la mission, de revenir dans la
jungle et de faire « la volonté de Dieu ». Le supérieur traduit la réponse du
chef indien : celui-ci lui demande si la volonté de Dieu n'est plus la même et
comment le Légat peut faire parler Dieu. Le cardinal répond qu'il ne parle pas
pour Dieu, mais pour « l'Église à travers laquelle Dieu parle aux hommes ».
Le face à face du Légat avec le Supérieur des Jésuites avait été
dramatique : « Pour sauver l'existence de l'ordre des Jésuites en Europe », il
fallait « sacrifier les missions aux Amériques ». Lors de l'attaque par les
troupes portugaises après l'arrêt rendu par le cardinal « en son âme et
conscience », trois jésuites dont l'ancien mercenaire meurent en combattant
avec les Guaranis. Le supérieur s'avance à la tête des femmes et des enfants
vers les mousquets et les canons, l'ostensoir et l'hostie en main. Mais les
coups de feu continuent : l'un d'eux abat le Christ de la croix de procession
comme si Jésus était tué à nouveau, et un autre abat le prêtre.
Après avoir brûlé les villages, la troupe repart. Dans la séquence finale
du film, une petite fille nue va chercher dans la rivière, au milieu des débris
de ce qu'avaient été la vie et le travail… un violon dont le bois brille dans
les miroitements de l'eau et elle rejoint quelques enfants sur une pirogue. Fragile avenir...
Le légat, après avoir reproché « l'horreur » aux gouverneurs, écrit au
Pape : « Vos prêtres sont morts et je suis vivant, ou plutôt c'est eux qui sont
vivants et c'est moi qui suis mort. » La raison d'Église sous l'implacable contrainte
de la raison d'État ! Aux dernières images, une fillette guarani pousse la
porte de ce qu'avait été l'église : il ne reste que ruines incendiées. L'Église
avait-elle détruit l'Église ?
Au sortir du cinéma, les devantures illuminées, les enseignes de couleurs,
les voitures, tout semblait irréel. Les deux hommes ne se disaient rien. Une
fois sur le trottoir, Germain proposa à Pie XIII :
- Voulez-vous prendre quelque chose ?
- Oui, dit le Pape. Vous avez de l'argent français ?
Ils entrèrent dans un bar, « Chez Pierrette », et allèrent s'asseoir au
fond. La patronne, sans doute, grands cheveux noirs, nez retroussé, yeux de
velours vif, s'approcha :
- Ces Messieurs désirent ?
- Qu'est-ce qu'on va prendre
murmura Hyacinthe ?
- Ces Messieurs ont peut-être un petit creux, voulez-vous une soupe à
l'oignon avec du fromage râpé ?
Hyacinthe leva les yeux sur le Pape
dont le regard s'était allumé et qui faisait « Oui » de la tête.
- Deux ?
- Deux.
Le silence était revenu. Le Pape le rompit :
- Terrible épisode de l'histoire de notre Église. Heureuse-ment que c'est
du passé. Qu'en avez-vous pensé ?
Hyacinthe avait hésité avant de répondre.
- Je trouve que c'est très actuel. Les grandes puissances exploitent
toujours ce malheureux continent grâce aux oligarchies au pouvoir. Des
centaines de millions de personnes souffrent de la malnutrition et de la faim
et subissent souvent les menaces, la brutalité, l'injustice. Regardez le sort
des Indiens encore aujourd'hui, décimés par les armes, les épidémies importées
à dessein, les expulsions...
Pie XIII avait repris :
- Nous dénonçons les atteintes aux Droits de l'Homme.
- C'est vrai, disait Hyacinthe, mais a-t-on jamais dénoncé telle ou telle
multinationale qui recourt à des procédés brutaux ? Ou les États qui font peser
une contrainte économique étouffante ? Vous savez, pardonnez-moi cette
expression qui vous fera sursauter, mais beaucoup, en entendant vos
interventions où vous prêchez le respect des Droits sans désigner ceux qui les
violent et en réprouvant la menace de la violence, disent que vous roulez pour
les Américains.
- Ces Messieurs sont servis. Bon appétit.
Les deux assiettes fumantes étaient devant eux.
- Et les nonces, Saint-Père… ?
Hyacinthe, à sa surprise venait d'employer l'expression. Il poursuivit :
-… Les nonces habitent souvent des palais, dans ces capitales
latino-américaines, à quelques kilomètres des banlieues où les gens vivent sous
la côte ondulée et le carton. Beaucoup — pas tous — fréquentent la haute
société, donnent des cocktails, se produisent auprès des gouvernants. Vous
savez bien que ces nonces ont reçu des instructions pour travailler à
déstabiliser le Gouvernement du Nicaragua. Si vous aviez écouté certains
responsables de haut niveau au Vatican, vous auriez condamné les théologies de
la Libération et jeté dans le désespoir des millions de prêtres et de
chrétiens. Les communautés de base et les Guaranis, ça se ressemble un peu.
Lorsque deux cardinaux brésiliens ont accompagné Léonardo Boff devant la
Congrégation de la Doctrine de la Foi sans avoir droit à la parole — c'est
énorme ! — ça sentait bien un peu le 16e siècle. Heureusement que vous avez entendu
très longuement des évêques brésiliens et qu'ils ont eu le courage de vous
parler.
Pie XIII soufflait sur la soupe à l'oignon dans sa cuillère.
- Vous aimez ?
- C'est très bon.
Hyacinthe reprenait :
- Autrefois, c'étaient les Jésuites, aujourd'hui ce sont les Franciscains.
Et Rome, pour renforcer la tendance conservatrice, choisit de plus en plus
comme évêques des membres de l'Opus Dei.
- Vous en savez des choses, reprit Pie XIII. Ah ! les journalistes... Mais
croyez-vous que ce soit si commode de gouverner, de modérer les courants
extrêmes, de préserver et de préparer l'avenir ? Est-il possible de prendre des
décisions sans briser parfois des personnes ? Et si on ne prend pas de
décisions, si on ne dit rien, on en brise d'autres. Comment aimer, mon ami,
quand il faut exercer le pouvoir ?
- Ces Messieurs feront peut-être chabrol ? C'est moi qui vous l'offre...
La tenancière était près d'eux, une bouteille de Cahors à la main.
- Qu'est-ce que c'est, demanda Pie XIII en regar-dant à la fois Hyacinthe
et la patronne ?
- Ça consiste à mettre du vin dans l'assiette encore chaude avec un peu de
bouillon. C'est très bon avec la soupe à l'oignon... Ça se fait beaucoup dans
la région.
Ils avaient acquiescé tous deux. La patronne avait versé généreusement.
Pie XIII avait regardé Hyacinthe mélanger le vin et la soupe, avec la cuillère.
Il avait fait de même. Il l'avait imité aussi en buvant à même le rebord de
l'assiette levée.
A l'entrée de l'allée du Séminaire, puis à la porte, il avait suffi de
présenter les cartes de circulation, sans un mot.
En regagnant sa chambre, Hyacinthe regretta de n'avoir pas poussé la
conversation plus à fond. Il aurait pu poser une question radicale : -
Fallait-il laisser les Jésuites instaurer au Paraguay... l'équivalent des ...
États Pontificaux ? Puis constater les différences ! Le prochain voyage du Pape
était programmé pour le Brésil. Hyacinthe se dit qu'il aurait peut-être la
chance d'accompagner Pie XIII, et de reparler avec lui de « Mission ».
Mais d’ici-là, il avait lui-même un autre voyage à faire. Pour Nadia et le
petit Alexis. Une mission.