CHAPITRE 16.
Toutes les cloches des églises de Cahors sonnaient à la volée quand le
Pape arriva dans « la Florence du Quercy ». Lovée dans le méandre
rêveur de la rivière, la vieille cité semblait endormie dans son passé. Autour
d'elle, protectrices, les sept collines.
Devant la cathédrale, le Pape leva les yeux vers le clocher massif,
flanqué de deux tours d'angle, qui donne à l'édifice une solidité paysanne.
Quel architecte a pu concevoir une pareille façade ? Mais quand on a franchi le
porche, l'émotion vous étreint devant la vaste salle claire sans bas-côtés, la
première des églises à coupoles de l'Occident dont l'amplitude n'est dépassée
que par Sainte Sophie à Constantinople.
Pie XIII s'arrête en haut des marches avant de descendre dans la nef. Les
siècles et les styles se mêlent dans la cathédrale, on le voit tout de suite,
mais quel sentiment d'harmonie majeure à se laisser happer du regard vers le
ciel des coupoles. A l'entrée du Pape, l'orgue avait éclaté en lourdes
acclamations. Maintenant, pendant que la procession s'avance vers le chœur et
que Pie XIII bénit à droite, à gauche, le bel instrument fait chanter tout un
printemps de choeurs d'oiseaux. Cahors, capitale de la fantaisie souriante, a
réservé au Saint-Père un accueil quercynois.
La Confrérie des Côtes d'Olt l'a reçu sur la place du marché : il a goûté
le vin nouveau dans une tasse d'argent après avoir mangé trois cernaux de noix
présentés par une petite fille en costume traditionnel. Le maire de Cahors lui
a rappelé que le Pape Pie VII, prisonnier de Napoléon, était passé par Cahors
en 1812, et qu'un autre Pape, Jean XXII, était un enfant de la ville : Jacques
Duèze, né à Cahors en 1245, avait porté la tiare de 1316 à 1334, mais... à
Avignon. Heureusement que le premier magistrat de la cité s'est contenté de mentionner
rapidement ce prédécesseur lointain de Pie XIII. A poursuivre dans l'histoire
locale, il aurait fallu rappeler que l'évêque de Cahors de l'époque avait tenté
de faire mourir Jean XXII par des pratiques magiques et par...
l'empoisonnement. Convoqué à Avignon, il avait été jugé et brûlé... On avait
jeté ses cendres dans le Rhône.
Dans la cathédrale, Pie XIII va canoniser un autre prélat, Alain de
Solminhac, évêque de Cahors de 1636 à 1659. Ce fils d'une vieille famille du
Périgord dont la devise était « Foi et Vaillance » avait été moine et abbé de
l'abbaye de Chancelade avant de coiffer la mitre. Il avait gardé une austérité
monacale et il la faisait partager à son entourage. Même les domestiques du
château épiscopal de Mercuès devaient observer l'horaire rythmé par la prière.
Cet évêque au visage si grave avait fait appliquer les décisions du Concile de
Trente, après la Réforme protestante, avec une énergie implacable.
Pie XIII le rappelle dans son homélie : « Alain avait visité neuf fois les
huit cents paroisses d'un diocèse beaucoup plus étendu que ne l'est aujourd'hui
le département du Lot. Il avait fondé à Cahors, avec l'aide de St-Vincent de
Paul, l'un des premiers séminaires de France. Il avait prescrit au clergé des
règles de vie strictes. Cet évêque si pieux avait une charité sans limites : il
utilisait ses revenus pour venir en aide aux orphelins et aux vieillards.
Malgré sa santé précaire, il n'avait pas hésité à aller lui-même soigner les
malades dans les villages atteints par la peste dans les années 1653-1654 : on
l'avait vu passer dans chaque maison à Cambayrac, à Sauzet, à Gourdon... » Pie
XIII continue avec force : « Je voudrais souligner qu'un tel entraîneur à la vie
évangélique peut singulièrement éclairer les Instituts religieux de notre
temps. Inévitablement touchés par les mutations socio-culturelles actuelles,
ils doivent relever le défi de l'affadissement ou même de la dilution par un renouveau
de la fidélité à la "voie étroite" enseignée par Jésus-Christ
lui-même et à Jamais caractérisée par le choix conscient et permanent de la
pauvreté, de la chasteté et de l'obéissance consacrées. »
La fin de l'homélie laisse entrevoir clairement les raisons de cette
canonisation si tardive, plus de trois siècles après la mort d'Alain : «
Puissent les évêques de France et de tous pays trouver dans la vie d'Alain de
Solminhac le courage d'évangéliser sans peur le monde contemporain ! » (*). Tous les
évêques présents ont compris : l'ère des chrétiens en recherche est close.
Comme l'écrivait un théologien belge, après les mises en question tous azimuths
qui avaient suivi le Concile Vatican II, ce nouveau Pape « avait sifflé la fin
de la récréation ». On est loin de l'encyclique sur le dialogue écrite par Paul
VI. Il faut maintenant affirmer la foi et les positions traditionnelles, sans
se perdre dans les états d'âme.
Hyacinthe écoute, debout, au fond de la cathédrale, et regarde le choeur
rempli d'évêques : il se surprend à penser que les muscles zygomatiques servent
aussi à serrer les dents. Comment peut-il avoir des associations d'idées aussi
futiles ? La cérémonie s'achève. Hyacinthe n'attend pas la fin pour sortir. Il
lui tarde de retrouver le grand air.
Toutes les rues qui avoisinent la cathédrale sont pleines de monde.
Hyacinthe se fraye un chemin et se dirige vers l'église St-Pierre, au bas de la
ville. Elle est ouverte. Il fait sombre. Il n'y a personne. Il s'asseoit au
dernier rang des chaises. Un rais de soleil déplace lentement sa touche claire
sur le dallage. Il essaie de prier. La douceur des formes, la pénombre
odorante, la petite lampe allumée lui sont bienfaisantes. C'est en ressortant qu'il
eut la curiosité de regarder le présentoir : il y avait des revues, et aussi la
feuille polycopiée de la semaine. Elle portait le numéro 153. Elle s'intitulait
« Lettre à Pie XIII ». Il la lut d'un trait. « Vous êtes en France pour 4 jours et vous êtes aujourd'hui à Cahors.
Nombreux sont les hommes et les femmes, les jeunes et même les enfants qui se
rassembleront pour vous voir et pour vous entendre. Pendant 4 jours, vous serez
exposé aux regards de la foule, vous serez protégé par les services de
sécurité, vous serez acclamé… Nous aimerions bien savoir ce qui se passe dans
votre tête et dans votre coeur dans ces moments-là et comment vous revoyez la
journée, le soir, avant de vous endormir... Il est sûr que vous avez du punch,
du courage,
… Certains disent que vous êtes un
"Pape super'', une "vedette". Mais vous vous méfiez sûrement des
enthousiasmes surchauffés. Et vous préférez sans doute être reconnu avant tout
comme un frère… Nous avons bien aimé, en
juin dernier, en première page d'un magazine à grand tirage, la photo prise
pendant que vous dormiez au pied d'un arbre, la tête reposant sur une souche,
coiffé d'un béret basque et enveloppé d'une couverture remontée jusqu'au
menton. Vous êtes tellement plus près de nous, et de tous les gens simples,
dans cette situation-là que lorsque, en habits solennels et mitre en tête, vous
présidez des célébrations et des rassemblements ou lorsque vous êtes enfermé
dans votre papamobile comme dans un bocal, ou encore lorsque des militaires
galonnés vous rendent les honneurs… Nous voudrions tellement que vous ne soyez
pas présenté comme un surhomme... infaillible. Dites-nous donc que vous ne
savez pas tout d'avance et que vous aussi, vous cherchez, comme nous, à
répondre de votre mieux à l'attente de Dieu et que vos paroles et vos actes
sont le fruit de votre méditation et de votre réflexion. Oui, redites-nous
souvent et montrez-nous que vous ne voulez être ni un "maître'', ni un
"chef' mais un serviteur, un frère... et que vous ne voulez pas faire de
nous des moutons qui obéissent bêtement… Comme ce serait beau et comme l'Église
serait rayonnante si toujours était respecté un libre échange entre les
pasteurs et les fidèles dans un esprit de loyale communion. C'est de cette
façon-là que nous resterons unis à vous, même quand vous aurez retrouvé le
Vatican, après votre séjour chez nous… »
A Cahors même, dans une petite paroisse de quartier, des chrétiens et leur
prêtre ont écrit cette lettre et elle a été distribuée. Hyacinthe eût un
sourire. Il en prit trois exemplaires. Il profiterait de la première occasion
pour en remettre un à Pie XIII.
(*) Observatore Romano, 5-6 octobre 1981, et Documentation
Catholique du 1er novembre
1981.