CHAPITRE 15.

 

 

 

 

 

L'autobus qui transportait les évêques venait de stopper devant la porte du Séminaire. Tous ces messieurs descendaient. Ils allaient accueillir Pie XIII tout à l'heure, quand la Papamobile arriverait à son tour. Pour le moment, ils se mêlaient aux prélats du Vatican. On se congratulait.

- Fantastique, cette soirée... quel enthousiasme chez ces jeunes... voilà l'avenir de l'Église... il faut rassembler les gens pour qu'il se passe quelque chose, c'est évident... il était temps qu'on retrouve la visibilité de l'Église...

La papamobile entrait en cahotant dans la cour du Séminaire. Les évêques, « tout sourire », se précipitaient en grappe vers le Saint-Père. Hyacinthe un instant se souvint de la réflexion vitriolée que lui avait faite quelques années plus tôt un théologien dominicain : « Lorsque j'arrive dans une assemblée où il y a un évêque parmi des laïcs et des prêtres, je le repère tout de suite : c'est celui qui sourit le plus, jusqu'à la crispation des muscles zygomatiques. Ça fait partie de la fonction : il y a cinquante ans, il fallait être distant et solennel, aujourd'hui il faut être gentil, optimiste, souriant. Il faut un bon quotient intellectuel, bien sûr, un Q.I. normal, mais il faut surtout un très bon Q.Z. : un excellent quotient zygomatique ».

 

Le Pape saluait de la tête les uns et les autres quand son regard aperçut Hyacinthe en retrait. Quand il fut dans l'ascenseur, il dit à Della Torre :

- Je voudrais bavarder un peu avec le Français, le journaliste. Dans un quart d'heure... Vous nous faites porter, s'il vous plaît, deux capuccini... assez forts.

 

Pie XIII tendit la main à Hyacinthe-Germain et lui indiqua un fauteuil, devant la petite table où les capuccini fumaient doucement.

- Vous prendrez un café, mon ami... Êtes-vous content de votre nouvelle fonction ?

Hyacinthe répondit affirmativement et remercia le Pape de la lui avoir offerte. La conversation s'était rapidement engagée.

- Vous qui êtes Français et qui êtes à l'écoute de ce pays, que pensez-vous de cette première journée de voyage ? Quels sont les premiers échos ? Pour ma part, je suis impressionné de voir ces foules, en particulier ce stade plein de jeunesse... »

Hyacinthe avala avec effort une gorgée de café et répondit après un silence :

- Vous me demandez un compte-rendu des réactions de l'opinion ou mon avis personnel ?

- Les deux, mon ami, vous pouvez mélanger... Faites-moi deux ou trois observations, poursuivit le Pape, sur le déroulement du voyage.

Hyacinthe sourit et commença.

- Ce qui a retenu mon attention, c'est d'abord l'incident à Andorre la Vieille. Vous savez que le représentant du gouvernement français n'a pas voulu vous recevoir comme un chef d'État. Ça ne paraît rien, on dira qu'il a perdu la tête, il va être mis en disponibilité sans doute... mais c'est un événement de portée historique. Je suis sûr qu'il va se reproduire, peut-être dans cinq ans, peut-être dans dix ans... Pendant près d'un millénaire, le Pape a été un souverain temporel, parfois même un chef de guerre comme Jules II, il s'est cramponné au XIX siècle à Rome et aux États Pontificaux au point de faire tuer des hommes pour le défendre, mais c'est fini. Permettez-moi d'ajouter : Heureusement... Reste cette fiction : l'État du Vatican, avec ce protocole d'État souverain, la diplomatie, les nonces, les prérogatives du Pape... On ne voit pas bien Jésus-Christ reçu comme un chef d'État. Savez-vous que ce representant du gouvernement français est un catholique et qu'il a communié à la messe que vous avez célébrée à Andorre ? C'est ma première remarque...

- Continuez, continuez, dit Pie XIII.

- La seconde concerne le rassemblement des jeunes, au stade. Vous avez pu remarquer qu'ils vous applaudis-saient à tous propos : quelquefois une claque de jeunes aux cheveux très courts, vers la droite, déclenchait les applaudissements, mais souvent ça fusait, ici ou là, on ne sait pourquoi. Leurs réactions ne signifient pas qu'ils mettront en pratique ce que vous avez dit. J'ai eu l'impression d'un immense malentendu, presque d'une hypocrisie. Il ne faut pas croire que le message est passé... Vous avez beaucoup de présence, votre simplicité contraste avec l'image hiératique que l'on se faisait du Pape, il y a peu de temps encore. Vous "passez bien", comme on dit en Télévision, mais presque trop bien. Savez-vous ce que j'ai entendu dire par une journaliste américaine tout à l'heure ? Cest un peu exagéré, mais je vous le livre tout de même.

 

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Elle disait : "Il est trop fort pour faire passer un message. C'est lui, le message... comme si toute l'Église était seulement son reflet."

Et les réactions des gens, des gens de la rue ? interrompit le Pape.

- Elles sont mêlées : On rencontre l'enthousiasme, l'intérêt, l'indifférence, l'agacement. Beaucoup trouvent le déploiement policier bien lourd, 8 000 policiers à Toulouse ? J'entendais une jeune fille qui disait tout à l'heure « Le Pape dit toujours : "N'ayez pas peur". Alors pourquoi tant de police ? et sa carriole blindée ? » Il y a aussi cette énorme organisation, ces sommes fabuleuses dépensées... Une grande partie du public, même catholique, trouve que ça dépasse les limites.

Pie XIII avait achevé son café. Il restait silencieux, la tasse à la main. Il la posa :

- Je vous remercie, cher ami, je vous remercie... Vous me dites ce que personne ne sait ou n'ose me dire, et c'est la raison — en plus d'une amitié étonnante que j'ai senti naître entre nous — pour laquelle j'ai souhaité votre ... proximité. Je crois apercevoir ce que vous voulez dire. Mais je constate aussi que le peuple désire trouver son unité dans la rencontre d'un chef, d'une autorité, du représentant de Dieu. Je sais, vous allez me rappeler le Concile Vatican II et la Constitution sur l'Église, Peuple de Dieu... Mais comment vit et fonctionne un peuple ? Ce sont les intellectuels, quelques militants, qui s'inquiètent des rapports entre le peuple de Dieu et la hiérarchie, de l'exercice du pouvoir, des ministères. La majorité des catholiques — le peuple ! — désire une autorité solide, nette. Ne croyez pas que le pouvoir, le mien par exemple, ait besoin de s'imposer : en réalité, il est désiré et aimé par les gens, il est populaire. C'est bien vrai ?

Hyacinthe souriait en baissant les yeux.

- Je ne voudrais pas vous faire veiller alors que vous avez besoin de repos... — Rien ne presse, nous avons encore une bonne demi-heure, je vous mettrai dehors quand il le faudra...

Hyacinthe reprit :

- Excusez ma brutalité, mais qu'est-ce que ce "peuple" que nous évoquons ? Une masse disponible, passive, manoeuvrable, ou un peuple organisé, avec des instances où l'on débat, des responsables élus, une "opinion publique" qui s'exprime ? Vous parlez au nom de l'Église, et les évêques font écho, comme si les membres de l'Église étaient tous de cet avis. Ce n'est pas vrai... Pourquoi n'y a-t-il pas de débat, pourquoi toujours imposer l'illusion de l'unanimité, pourquoi ne pas accepter un droit au désaccord ? Alors commencerait d'exister un peuple... Vous vous souvenez de la Légende du Grand Inquisiteur, dans le roman de Dostoïevski "Les Frères Karamazov" ?

- Je l'ai lue autrefois mais comment l'entendez-vous ?

Hyacinthe hésita un instant, puis il osa :

- Vous vous rappelez que l'action se passe à Séville au temps de l'Inquisition, "lorsque les bûchers s'allumaient chaque jour pour la gloire de Dieu". Jésus apparaît dans la foule, on le reconnaît, le Cardinal Grand Inquisiteur le fait arrêter et jeter en prison. Puis, il va le voir dans le cachot, une lampe à la main. Là, il y a une scène prodigieuse. Je la sais presque par coeur, tellement je l'ai lue et relue. Le Cardinal dit au Christ : "Pourquoi es-tu venu nous déranger ?... Tout a été remis par toi au Pape, et tout, par conséquent, est maintenant au Pape... Je te le dis, l'homme ne connaît pas de souci plus torturant que celui de trouver quelqu'un à qui il puisse remettre au plus tôt ce don de la liberté, avec lequel cet être malheureux vient au monde... Au lieu de te rendre maître de la liberté humaine, tu l'as accrue... Nous avons corrigé ton œuvre et nous l'avons basée sur le miracle, le mystère et l'autorité. Et les hommes se sont réjouis d'être, de nouveau, conduits comme un troupeau, et d'être libérés enfin d'un don aussi terrible qui leur avait valu tant de tourments."

Pie XIII leva la main.

- Mon ami, c'est l'heure.. Vous êtes bien installé ?... Bonne nuit. Peut-être nous reverrons-nous demain.