CHAPITRE 14.

 

 

 

 

 

L'embauche de Hyacinthe à Rome avait été vraiment précipitée et ses contacts avec le Bureau de Presse, avant le départ pour Andorre et la France, très rapides. Quand Della Torre avait présenté Germain au Bureau de Presse du Vatican, les responsables étaient en pleine discussion. Ils venaient de prendre avis auprès de la Congrégation des Sacrements avant de répondre à une question posée pour la première fois. C'était un journal de Vendée, en France, qui demandait au nom de plusieurs lectrices si on pouvait réitérer validement la Bénédiction Pontificale Urbi et Orbi avec un magnétoscope. Ainsi, après l'avoir enregistrée en Eurovision le jour de Pâques, on pourrait la retrouver sur l'écran aussi souvent qu'on en ressentirait le besoin, avec les Indulgences qui l'accompagnent. Ce serait des « grâces » toujours disponibles.

 

L'avis de la Congrégation s'était fait attendre, mais il était formel : la bénédiction du Pape ne passe qu'en direct, elle n'est plus valable en différé. Impossible donc de la mettre en cassette, avec les indulgences à volonté. Germain-Hyacinthe avait écouté ces précisions, puis on lui avait affecté un bureau et quelques dossiers à examiner. Il avait été entendu qu'il viendrait tous les matins à 10 h. Il était, au moins de manière provisoire, logé au Couvent Sainte Marthe. Salaire modeste, suffisant.

 

L'un des journalistes qui devaient accompagner Pie XIII avait eu un infarctus dans la nuit. Était-il possible et raisonnable de le faire remplacer par Germain Tournier Della Torre eût un moment d'hésitation. C'est ainsi que Hyacinthe s'était retrouvé à Andorre la Vieille, puis à Toulouse, le lundi suivant. Avec toute la suite du Pape, il était logé au Grand Séminaire, rue des Teinturiers. Au 1er  étage, un appartement avait été entièrement refait pour que Pie XIII dispose d'une chambre avec les « commodités », comme on dit dans le midi, d'une salle de bain, d'un bureau, d'un salon, d'une petite salle à manger et d'une antichambre. La Télévision régionale était venue filmer les lieux, le mobilier, le lit, en présence de l'archevêque de Toulouse.

 

Au stadium où avait lieu le grand rassemblement de jeunes, un délire interminable avait salué l'arrivée de l'hélicoptère pontifical. Depuis plus de deux heures les gradins étaient combles, les chants alternaient, la ferveur montait. Une voix mâle faisait vivre à la foule l'arrivée du Pape :

- On nous téléphone qu'il survole Montségur... A l'instant, on l'a vu dans le ciel de Cintegabelle... Il passe au-dessus d'Auterive... Il atterrit à Blagnac... En ce moment, le Président de la République accueille Pie XIII. Ils échangent une poignée de main. Maintenant ce sont les discours.

 

Il y avait eu un quart d'heure de conversation privée. Puis le Pape était monté dans l'hélicoptère.

- Il s'envole de Blagnac... Attention... c'est à nous ! haletait la voix dans la sono du stade.

- Dans vingt minutes, il sera là... dans dix-huit minutes.., dans seize minutes...

La multitude était électrisée. Hyacinthe se souvenait de l'atmosphère hystérique des stades au Brésil ou en Argentine dans les minutes qui précédaient le début d'un grand match de football. Quand l'hélicoptère apparut et amorça la descente, la ferveur collective atteignit la transe. Un groupe tenta de chanter le célèbre verset d'évangile avec lequel la liturgie salue l'entrée du Pape dans une église :

- Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église... - mais en latin bien sûr - Tu es Petrus et super hanc petram...

Et tout le stade se mit à clamer sur deux notes :

- Su-per, su-per, su-per…

Quand Pie XIII descend de la carlingue, les syllabes scandées se muent en ovation :

- SUPERRRRR... Et soudain, cinquante mille gorges crient à s'égosiller :

- Viv' le Pap, viv' le Pap, viv' le Pap...

Pie XIII lève la main et le silence se fait.

 

Il écoute quelques jeunes lui poser des questions préparées à l'avance, puis il fait un long discours sans cesse interrompu par les applaudissements. Quand il rappelle la nécessité d'aller à la messe tous les dimanches, on applaudit. Quant il refuse la contraception, on applaudit. Quand il se prononce contre la cohabitation juvénile, on applaudit. Quand il rappelle les pouvoirs du Pape et des évêques, l'importance du célibat des prêtres, on applaudit. La proclamation des droits de l'homme, l'appel à lutter contre l'injustice, l'évocation du Tiers-Monde font encore monter l'applaudimètre. Dans les gradins, un jeune journaliste interroge :

- Vous êtes d'accord avec tout ce qu'il dit ?

Une jeune fille le regarde, un instant interloquée, et répond d'un trait :

- Super, génial, j'adore...

Un garçon, à côté d'elle, hausse les épaules devant la question et continue d'applaudir en mâchant son chewing-gum. Hyacinthe n'attendit pas la fin pour revenir vers le centre de la ville. Il fallait éviter la cohue et regagner l'Institut Catholique où tout avait été organisé pour les journalistes.

 

Dans la salle de Presse, au 31 rue de la Fonderie, Hyacinthe écoutait les avis, de groupe en groupe.

- C'est formidable, disait le journaliste du Figaro, ceux qui disent que les jeunes ont pris des distances par rapport à l'Église peuvent réviser leurs analyses : vous avez vu cet enthousiasme...

Un jeune journaliste d'Hebdo-T.C. souriait sans mot dire. L'informateur religieux du Monde était sceptique :

- Ça ne signifie rien, ils applaudissent tout et n'importe quoi, la vedette... Ils sont heureux de s'éclater ensemble. Ils acclament le Pape qui condamne la liberté sexuelle, et chacun repart avec sa petite...

- Pas d'accord, pas d'accord, répliquait une femme de L'Homme Nouveau, les jeunes manifestent leur adhésion aux vraies valeurs, même s'ils ont du mal à les vivre dans cette société pourrie. Ils savent sur quoi s'appuyer. Ils ont retrouvé la fierté d'être catholiques !

Hyacinthe-Germain était reparti vers le Grand Séminaire par la rue de la Fonderie. Les murs de brique rose éclairés de loin en loin, les odeurs de nourriture, les portes cochères derrière lesquelles on pouvait imaginer un patio, un vieil escalier de pierre, une grille en fer forgé, tout était bienfaisant, paisiblement vivant, bien loin de l'effervescence du stade.  

 

 

A l'arrivée au Séminaire, il entendit un prélat français de la Secrétairerie d'État qui laissait déborder sa satisfaction :

- C'est un bon point pour l'Église de France, cinquante mille jeunes à Toulouse, vous vous rendez compte, ce n'est pas l'Église des groupuscules... J'ai toujours dit que les masses étaient en attente et qu'elles reviendraient vers l'Église si on leur faisait signe. Ça y est... Il suffit que le Pape vienne, avec son charisme, et qu'il mobilise. Il était temps d'en finir avec les doutes sur l'identité chrétienne et les états d'âme, et d'arrêter de couper les cheveux en quatre...