CHAPITRE 13.
Hyacinthe avait accepté la proposition romaine. Et tout de suite, on lui
avait demandé de faire partie de l'équipe du Bureau de Presse du Vatican qui
allait « couvrir » le voyage de Pie XIII en France.
On commençait par Andorre : la population de la vallée avait fait parvenir
au Pape une invitation qui l'avait touché. Les difficultés pour assurer la
sécurité avaient été surmontées. Mais vers 15 heures, un problème avait surgi
brutalement, imprévisible, imparable. Tout était pourtant réglé depuis un mois
après une très longue négociation. Partout ailleurs, c'était sans problème. Le
chef de l'État venait attendre le Pape, à son arrivée. Presque personne ne
s'étonnait de ce protocole où le Souverain du Vatican était accueilli comme
chef d'État, et non pas simplement comme responsable religieux. Il avait fallu
pour ce voyage mettre au point un cérémonial exceptionnel, puisque la
principauté d'Andorre a deux co-princes : l'évêque d'Urgel en Espagne et le
Président de la République en France. Comment les deux détenteurs du
pouvoir allaient-ils se présenter, dans quel ordre ? Fallait-il donner une
préséance à l'évêque co-prince ? On avait même envisagé pendant quelques heures
que le Pape tende les deux mains, l'une vers l'évêque, l'autre vers le
président, mais la difficulté demeurait : qui serrerait la main droite, qui
serrerait la main gauche ? Pour la droite, ce serait l'évêque, bien sûr, et la
gauche pour le représentant de la France, laique et républicaine... On avait
vite abandonné cette solution presque parfaite. Il avait été convenu que la priorité
serait donnée au Président de la République française, ou à son représentant.
Le Président, qui devait accueillir le Pape à Toulouse, avait désigné pour le
représenter non pas le viguier qui réside en Andorre mais le préfet de
Perpignan.
C'est là que le dispositif avait grippé. On savait que ce jeune préfet
était catholique, et même pratiquant... mais on ignorait que de graves
questions tourmentaient sa conscience. Il avait acquiescé comme un bon
fonctionnaire à l'ensemble du scénario. Il était en uniforme sur le terrain,
près d'Andorre la Vieille, où l'hélicoptère blanc allait se poser. Soudain
alors que le gros frelon franchissait l'horizon, il se tourna, très pâle, vers l'évêque
l'Urgel et lui dit :
- Dans ma conscience de chrétien, je ne puis pas supporter que le
représentant de Jésus Christ se présente comme un chef d'État et en recueille
les privilèges. Je me retire dans la foule des chrétiens...
Avant même que l'évêque ait ouvert la bouche, le préfet avait mis sous son
bras gauche sa casquette aux motifs dorés et avait rejoint la foule. Le clapotement
de l'hélicoptère envahissait le ciel proche. Il allait se poser. Ça y est...
Pie XIII descendit et baisa le macadam. Au fait, se dit le Préfet dont le cœur battait, a-t-on jamais vu Jésus baiser la
terre ?... Il embrassait plutôt les petits enfants, la marmaille que ses
disciples musclés voulaient écarter...
Là-bas, l'évêque d'Urgel recevait l'accolade. Presque personne sans doute
n'allait s'apercevoir de l'énorme évènement discret qui venait de se produire :
ici le Pape n'était pas reçu en chef d'État. Mais les journalistes n'allaient
pas manquer d'en faire des gros titres à la une !... Le Préfet pensa un instant
aux explications qu'allait lui demander le Ministre de l'Intérieur, aux mesures
administratives dont il allait être l'objet, la révocation peut-être... Le
protocole accusait quelques ratés.
On s'était dirigé vers le hangar-salon où des allocutions devaient être
échangées et le groupe officiel en était bientôt ressorti puisque le
représentant du gouvernement français faisait défaut. Des petites filles
avaient offert à Pie XIII un grand « pojon » de vin rancio et des bouteilles
d'Anis del Mono, dans la meilleure tradition de la contrebande locale. Il n'y
avait plus qu'à se diriger vers le podium où la messe allait être célébrée. Le
soleil était haut, la lumière dessinait à traits vifs les crêtes des montagnes.
Tout se déroula normalement. Sauf... Au premier rang, le fauteuil destiné
au préfet de Perpignan était resté vide. Quelques mètres en arrière, dans la
foule, l'homme participait à la messe. Dans la procession de communion, on le
vit s'avancer à son tour, la casquette toujours sous le bras gauche. Il fut
l'un des rares à tendre la main pour recevoir l'hostie. L'homélie de Pie XIII
avait été un peu longue : il avait parlé de la foi solide comme les montagnes,
de l'Église dont la papauté est le roc, de la paix entre les peuples et de la
vocation séculaire de rencontre des vallées andorranes.
La messe finie, le Pape avait salué avec de grands gestes des mains la
foule qui applaudissait. Puis il avait rejoint l'hélicoptère. La grosse
libellule s'était mise à brasser le ciel alentour et s'était élevée au-dessus
des foulards agités et des chapeaux jetés en l'air. On l'avait vu s'éloigner et
prendre de l'altitude vers le Nord. Au détour de la vallée, elle avait disparu.
Sur l'esplanade, les gens ne bougeaient pas. Ils restaient fascinés. Des femmes
pleuraient. « Que le Bon Dieu le protège... C'est un saint... Il est venu chez
nous... » Le passage avait été bref : « Il » était resté un peu plus d'une
heure, mais on se sentait bien, on était fiers d'être catholiques, on allait
rentrer plus forts à la maison ou au magasin.
Le Préfet de Perpignan avait rejoint la voiture et le chauffeur avait
repris la route vers le Pas de la Case. L'ombre montait déjà vers les cimes. Un
prêtre, à la sortie, se tourna vers un confrère :
- Tu crois que tout ce monde reviendra à la messe dimanche prochain ?
L'autre sourit :
- Ils ont applaudi quand Pie XIII leur a rappelé la messe dominicale.
Hyacinthe, à quelque distance des officiels, avait tout observé. Il avait
adressé, par télex, une trentaine de lignes au Bureau de Presse du Vatican. Du
Super-frelon qui emmenait vers Toulouse un groupe de journalistes, il vit
là-bas, en avant, l'hélicoptère du Pape s'arrêter quelques instants au-dessus
de Montségur et faire lentement le tour de la forteresse Cathare. Le rocher et
les ruines se drèssaient comme une âpre interrogation.