CHAPITRE 11.
Il y avait bien une bonne heure qu'ils étaient face a face, au fond du
bistro vide. La conversation etait tissée de silence. De temps en temps, leurs
regards s'attardaient l’un dans l'autre. Au début, c'était avec une nuance
d'inquiétude et d'interrogation, maintenant c'etait pour vérifier une douce
certitude. Nadia soupira. Le silence devint plus fort. Puis elle regarda
Hyacinthe et lui dit :
- Je voudrais vous poser une question mais je sais qu'elle est follement
indiscrète...
Hyacinthe, de son regard, attendit la question. Elle demeura un instant
muette. Elle hésita :
- Peut-être aussi ai-je peur de la réponse.
- Peur… murmura Hyacinthe ?
Puis il ajouta :
- Vous pouvez poser la question.
- Vous croyez que je peux ?
- Mais oui, Nadia.
Elle se tut encore, elle regarda le verre vide devant elle, et sans lever
les yeux, elle prononca a voix presque basse :
- Germain, avez-vous parfois... je ne sais plus trop comment on dit en
francais... dormi avec une femme ?
Le Pape Hyacinthe sourit légèrement :
- Presque... deux ou trois fois.
- Je peux interroger encore ?
- Mais oui.
- Qu’est-ce que cela veut dire : presque ?
- Oh ! je vais vous raconter. Quand j'etais jeune, je me tenais à distance
des femmes, plutot raide sans doute. Avec rage, je me suis... humanisé. Peut-être
aussi en disposant d’une certaine maîtrise que je n'aurais pas eue étant plus
jeune. Vous savez, nous autres les hommes...
Elle fit oui de la tête avec une expression de souffrance résignée sur son
visage.
-… Alors, il m'est arrivé une fois d'embrasser une femme qui souffrait, de
la garder un peu dans mes bras... Peut-être était-ce une manière de chercher moi
aussi un peu de tendresse, rarement même, une conduite ambigüe... mais que de
conduites sont ambigües, même parmi celles qui paraissent normales et irréprochables
!... Une fois, celle que je tenais dans mes bras m’a donne des baisers avec —
il hésita un instant — beaucoup d’émotion.
Nadia eut un petit éclat de rire.
- Oh ! que vous avez de drôles de manières d’expliquer !...
Hyacinthe rit aussi et continua :
- Oui, beaucoup d'émotion. Et l’émotion me gagna. Comme une griserie, un
vertige. II aurait suffi d'un geste infime et... ce serait arrivé.
- Qu’est-ce que vous avez fait ?
- Je n'ai pas bougé ma main qui était posée sur elle. Je ne l’ai pas enlevée
non plus. Je l’ai laissée présente... Puis la paix est venue, on s'est
pauvrement souri et on s'est quitté.
avez de droles de manieres d'expli-
- Vous avez résisté ?
- Oh ! je ne sais pas si j'ai résisté, simplement je suis resté dans
l'attitude qui me semblait à peu près juste et vraie.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Ce que je veux dire ? Oh ! c'est bien difficile à exprimer. J'ai senti à
ce moment-là que si j'allais plus loin, que si mes mains et mon corps
répondaient à l'attente du sien, comment dire... je m'engageais envers elle...
A l'instant même où la houle des profondeurs de la vie montait en moi, je
percevais que cet acte n'aurait pas tout son sens s'il n'était pas le signe
d'un don... Pas pour une demie-heure, mais pour longtemps et en profondeur.
S'unir, ... c'est s'unir, vous voyez ce que je veux dire. Pour que cet acte soit
vraiment, ne faut-il pas que deux êtres s'aiment, veuillent s'aimer ?... J'ai
compris à ce moment-là que les mêmes gestes pouvaient exprimer le don de deux
êtres, avec tout ce qu'il sont, ou bien la rencontre passagère, assez
superficielle, sans accueil véritable. Bien sûr, même ainsi vécus, ces moments
peuvent révéler un homme à lui-même, une femme à elle-même, et se graver dans
leur être, je sais, mais j'ai eu l'impression, pour moi du moins, qu'il y
manquerait quelque chose d'essentiel.
- Cette femme vivait l'émoi d'un instant ?
- Non, je crois qu'elle m'aimait profondément, depuis des années.
- Et vous, vous l'aimiez ?
- Quel mot difficile à employer... Mon attention était retenue par elle
depuis longtemps. Autrefois, j'avais failli sans doute l'aimer. Je demeurais
attiré très fort par elle, dans les zones obscures de mon être. C'est très
puissant, vous savez... Mais je ne me sentais pas prêt à lier ma vie à la
sienne, même d'une manière partielle. Vous voyez ce que je veux dire ?
Hyacinthe ajouta :
- Ai-je répondu à votre question ?
Elle fit oui, avec une gravité presque triste. On entendait à l'autre bout le serveur qui
criait :
- Deux panachés — deux ! et trois diabolos-menthe — trois.
Nadia murmura :
- Germain...
Elle avança la main, en travers de la table, vers celle de Germain qui la
prit sans serrer.
- … Germain.., pardonnez-moi d'avance la question que je vais vous poser
et la tête que je vais faire quand vous me répondrez. Je sais que vous me ferez
une réponse franche... Vous sentez-vous engagé envers moi ?
- Deux Pepsi — deux, un sandwich jambon, un sandwich mixte.
La main de Hyacinthe se fit un peu plus proche et douce. Ils se
regardèrent. Leurs yeux s'accueillaient plus encore. Il esquissa un sourire :
- Oui, Nadia, je me sens engagé envers vous, avec vous. C'est ainsi, je ne
le refuse pas, j'en accepte la joie et la gravité.
- Ça ne vous fait pas peur ?
- Si, un peu.
- Ne vais-je pas vous gêner, vous distraire de tout ce que vous avez à
porter ?
- Peut-être parfois, mais je sais aussi que vous m'aidez au coeur. Entrer
dans la communion d'un autre être, dans l'infini toujours ouvert de la
connaissance et du partage, quel accroissement de vie ! J'en suis différent et
plus fort.
Le silence revint dans le bistro. De loin, parfois, le garçon jetait un
coup d'oeil. Des amoureux.., il en voyait tous les jours. Lui-même, allait-il
parfois dans quelque autre café rejoindre son aimée ? Mais ces deux-là
n'avaient pas l'air ordinaire. Et elle... Il était allé le dire au patron : « Y
en a une, là-bas, avec un gars un peu sur le retour... » et il avait achevé la
phrase par un sifflement sur deux notes. Le visage de Nadia s'était embrumé
soudain.
- Peut-être allez-vous penser tout d'un coup, sans rien me dire, que je
prends les grands moyens pour vous piéger, le truc classique...
Ses yeux étaient pleins de larmes. Hyacinthe lui tendit un mouchoir. Elle
dit encore :
- C'est vrai, n'est-ce pas, vous y avez pensé ?
Il ne répondit pas. Elle insista :
- C'est vrai, vous y pensez ?
Il réfléchit un instant :
- Non, je n'y avais pas pensé. Mais maintenant que vous le dites...
Un silence tomba. Puis il ajouta :
- Vous savez, même si c'était vrai, cela ne m'empêche-rait pas de...
Il s'arrêta brusquement. Elle interrogea du regard. Hyacinthe la regarda
paisiblement :
- ... de vous aimer.
Il retira lentement sa main. On entendait le trafic dans la rue. Une
ambulance du Samu passa.
- C'est parce que je suis belle, encore, que vous m'aimez ?
- Oui, sûrement, mais ce n'est pas si simple. Ce fut le chemin, peut-être,
au début... Maintenant, c'est à cause de vous, de ce que vous êtes, et même
avec ce que vous portez peut-être en vous de terrible et de redoutable.
- Qu'est-ce que vous voulez dire
- Oh ! que vous portez peut-être en vous des abîmes, votre propre malheur,
dont je voudrais vous préserver.
- Et vous ne pensez pas aussi qu'il peut y avoir en moi des choses
redoutables pour vous…
Hyacinthe resta muet.
- Germain, qu'est-ce que vous pensez ?
- Je pensais à l'instant, mais que d'idées folles nous visitent, que vous
portez peut-être en vous.., ma mort.
Il se tut. Elle pleurait. De longs instants passèrent Les sourires
revinrent. Le visage de Nadia était extrêmement mobile. Hyacinthe interrogea à
son tour :
- Nadia, que se passe-t-il ? Est-ce indiscret de vous demander ?
- Germain, je n'ose pas, vous allez me trouver... comment dire ?
- Parlez, va, n'ayez pas peur.
- Germain, puisque vous vous sentez engagé envers moi, si j'avais besoin un
jour... si j'avais besoin… de vos mains, de vos caresses, de me sentir aimée...
- Besoin ? Besoin, ou désir ?
- Oh ! c'est vrai, ce n'est pas tout-à-fait la même chose...
Elle mit un instant sa tête entre ses mains. Le tressautement d'un sanglot
retenu.
- Vous savez, je n'ai guère été aimée quand j'étais enfant. J'avais tant
besoin d'être reconnue... J'étais une proie et je ne le savais pas. J'ai cru
gagner et posséder... c'est moi qui devenais esclave. Le K.G.B.... les
hommes... Tout cela s'est inscrit dans ma chair... La mémoire du corps est
vive... Le besoin, oui, quel piège quand on ne peut plus en être maître, quand
on l'a laissé s'emparer de soi !
Hyacinthe se taisait. Elle reprit :
- Mais avec vous, ce ne serait pas pareil, ce ne serait pas seulement un
homme qui m'émeut, un homme de passage... ce serait vous !