CHAPITRE 10.

 

 

 

 

 

Boulevard des Italiens, Hyacinthe avancait vers l'Opera, lentement, comme s'il voulait prolonger rattente. La conversation avec Pie XIII se poursuivait en lui. Apres tout il avait peut-être raison, ce Pape, de provoquer ces rassemblements en jouant de sa fonction et de son vedettariat. Il ne faisait pas que rappeler des interdits. Il insistait aussi sur les droits de l'homme, la lutte pour la justice, la défense des immigrés, la solidarité avec les petits, les malades, les deshérites... Beaucoup de chrétiens se sentaient revigorés a voir leur Pape reçu par les personnages officiels, choyé par les médias, acclamé par les foules. Après avoir été ignorés, les catholiques étaient enfin reconnus. Un sentiment d'identité retrouvée, apres tant de mises en cause et d'interrogations stériles, les tonifiait. Ils représentaient une grande force internationale, avec des positions claires et précises alors que tant de gens ne savent plus où ils en sont.

 

Hyacinthe se disait aussi : Qui sait ? Des femmes et des hommes, émus par ces manifestations de masse ouvriront peut-être l'Evangile, chercheront a mieux aimer, et se retrouveront bien loin des ferveurs émotionnelles ou des affirmations anachroniques. Que de fils et de filles de la bourgeoisie conservatrice française des années 1925 sont devenus plus tard des militants d’une Action Catholique qui voulait transformer la société... Même si l'Evangile est transmis comme un livre ferme et empoussièré, ii ne tarde pas à s'ouvrir et à bouleverser a nouveau les vies.

 

Retour du balancier aujourd'hui, oui, mais un jour ii repartira dans l'autre sens... Fallait-il encore que des femmes et des hommes soient disponibles, éveillés, contestataires... et qu'ils ne se découragent pas en voyant l'Eglise officielle se durcir a nouveau dans l'affirmation de ses croyances et de ses coutumes, après avoir, depuis le Concile, ouvert la conversation avec la variété des courants qui coexistent dans les sociétés...

 

Pourtant ce n’est pas l'Evangile, tout ce décorum. Ce n’est pas l'Eglise, ce culte de la personnalité. II n’est pas possible de se consoler en pensant que ces rassemblements de masse auront peut-être des fécondites inattendues, par le jeu surprenant de l'ironie de l'histoire. Sinon, on pourrait penser que n'importe quoi conduira sur le bon chemin...

 

Ces pensées se heurtaient en lui, sans qu'il arrive à y mettre de l'ordre. Cinémas, agences de voyage, banques... Le flux des véhicules sur le boulevard... et ces femmes et ces hommes sur les trottoirs. Bientot 16 heures. OU vont ces vies ? Est-il important pour tout cc monde qu'il y ait un Pape à Rome et qu'il prenne telle ou telle position ? Comme la vie déborde les paroles, les gestes, les rôles et les fonctions... La vie, c'était aussi Nadia. Dans quelques instants, elle serait devant lui, avec l'évidence vivante de sa beauté, et aussi avec ses fragilités, ses attentes, son mystère.

 

 

Hyacinthe regarda vers Dieu comme s'il fallait se préparer en prière, en silence, à la rencontre, au regard. Que faire pour aider ?

 

En se posant la question, Hyacinthe sentit qu'elle n'était pas tout a fait juste. Il ne s'agissait pas de l’aider comme de l'extérieur. II avait bien percu, à certains serrements de cceur, que Nadia n'était plus pour lui une femme parmi d'autres. Pas même une femme parmi celles qu'il aimait « bien ». La question était plutot : que faire pour l'aimer ? Peut-être s'enfuir... et pour lui et pour elle. Cet attachement pouvait contenir tous les risques, tous les pièges du K.G.B. Fallait-il commettre pareille imprudence pour « une » femme ? S'il était trahi, déconsidéré devant l'opinion publique, soumis a des chantages, que resterait-il de son initiative ? Elle ne serait plus qu'une aventure banale, alors que pour beaucoup d'hommes et de chrétiens elle restait une interrogation béante et peut-être féconde, une interrogation silencieuse d'évangile...

 

Hyacinthe fut soudain alerte par la conversation de deux dames agées :

- Il y a un livre sur les apparitions de la Sainte Vierge a Sarajevo, et je n'arrive pas a le trouver...

Il s'arrêta a proximite devant une devanture.

-… Mais tout, tout le monde en parle, j'ai téléphone à La Procure, on le cherche...

- Sarajevo, mais ce nom me dit quelque chose, Sarajevo...

Un vieux Monsieur s'était arrete :

- Sarajevo, Mesdames — il leva tres haut l'index de la main droite — c'est là qu'un terroriste serbe, qui s'appelait Gavrilo Princip, assassina le 28 juin 1914, l'archiduc François-Ferdinand et l'archiduchesse. La guerre de 14, la grande guerre, éclata. L'on a pu dire avec juste raison que cet homme avait tiré un coup de feu dans le coeur de la vieille Europe !... et l'avait tuée, Mesdames !

- Alors, reprenait la dame, la Sainte Vierge vient là pour la paix, Monsieur, c'est beau qu'elle vienne là pour qu'il n'y ait plus la guerre... Elle a dit qu'il fallait faire pénitence et se convertir, sinon gare...

 

Pourquoi cette pauvre Sainte Vierge venait toujours porter des menaces ? Comment pouvait-on répéter qu'elle retenait le « bras » de son Fils ? Bizarre qu'on se soit donné une image menaçante de Dieu et une figure féminine rassurante...

- Non, disait l'autre dame, ce n'est pas Sarajevo, c'est Medjugorge...

- Comment vous dites ?

- Medjugorge !

- Mais enfin, c'est bien en Serbie ou en Bosnie Herzégovine, mon mari avait fait les Dardanelles, vous comprenez, et Salonique, alors c'est pareil...

 

Maintenant elles s'éloignaient. Que de fois il avait entendu ces noms de lieux sur la bouche de son père quand il racontait la guerre de 14-18. Le Pape de l'époque était Pie X, aujourd'hui « Saint » Pie X. Il avait tenté une conciliation pour empêcher la guerre. En vain ! A quoi bon toute cette diplomatie vaticane, encore aujourd'hui ? Dire que certains, même dans la classe politique, pensent qu'en cas de crise majeure entre les Super-Grands le Pape pourrait être un ultime recours. Quelle naïveté ! En 1939, on avait pu constater à nouveau que les interventions papales n'avaient aucun pouvoir pour empêcher le déclenchement du conflit. Et le vieux rêve du Souverain Pontife faisant la paix entre ses enfants demeurait encore. Comment expliquer pareilles attentes infantiles ? Comme si le téléphone rouge avait une cabine au Vatican... Pourquoi ce désir toujours renaissant de s'en remettre à un personnage auréolé et lointain alors que le sort des hommes est entre les mains des peuples ?

 

Il arrivait sur la place de l'Opéra. Un soleil timide posait sa note claire sur le dôme. Il était 15 h 40 à la grosse horloge. Peut-être arriverait-elle en avance, elle aussi. Il s'avança vers la bouche du métro. Il s'approcha du haut des marches. Soudain il ne vit plus rien : elle était là qui montait l'escalier, la jupe plissée balançait légèrement, son sourire vers lui semblait une fleur d'âme.