9 - BETHLEEM TRENTE ANS APRES

 

 

 

Je me suis réveillé tôt en même temps que le jeune Jean. J’avais dormi comme une souche. Il faut croire que la forte odeur d’excréments a des vertus soporifiques. Le rabbi et Simon étaient déjà levés. Je fis une toilette rapide à l’eau fraîche du ruisseau. En revenant, je vis le rabbi qui cueillait quelques fleures prélevées aux murailles extérieures de la grotte.

- C’est pour ma mère... Partons.

- Où allons-nous ?

- A Bethléem bien-sûr !

- Encore ! Il me semble que l’air y est malsain pour toi...

- Peu importe. Je veux revoir les lieux de ma petite enfance.

- En ce cas, quelques précautions s’imposent. Laisse-moi parler et poser les questions. Toi et Jean êtes trop Galiléens, vous susciteriez de la méfiance. Masquons un peu ces chevelures si longues qu’elles vous dénoncent infailliblement... Pourquoi portez-vous des cheveux pareils ! Vos vêtements sont trop simples. Nous allons échanger nos manteaux. Je prends le tien et Jean changera avec Simon... Là... Voila... Vous voici plus présentables. J’ai le sens pratique, moi.

- Oui, Judas, tu as le sens pratique. Veille cependant à ce qu’il n’étouffe pas l’autre.

- Quel autre ?

- Le sens spirituel.

- Mais non. Cependant, dans des circonstances comme celle-ci, il faut savoir agir plus en politiques qu’en ambassadeurs. Sois indulgent, ne me contredis pas si j’affabule un peu.

- Que veux-tu dire, Judas. Pourquoi mentir ? Je suis "La Vérité" et je ne veux pas de mensonge, ni en moi ni autour de moi.

- Pas de véritables mensonges... Des demie vérités peut-être. Je dirai que nous venons d’un pays lointain, d’Egypte par exemple, que nous voulons des nouvelles d’amis, que nous revenons d’exil... Au fond tout cela est un peu vrai !

- Pourquoi tromper ?

- Laisse-moi faire, Maître. Le monde se gouverne à coup de tromperies, elles sont parfois nécessaires. Bon, pour t’obéir, je dirai seulement que nous venons de loin et que nous sommes Juifs. C’est la vérité aux trois-quarts. Toi, Jean tais-toi. Tu nous trahirais. Si ça se présente bien, nous dirons le reste mais j’ai peu d’espoir. Je suis rusé et je sens bien toutes ces choses.

- Je le vois. Judas, je te préférerais tout simple.

- C’est peu utile. Parmi tes disciples, je serai celui des missions difficiles. Laisse-moi faire.

Le rabbi n’était manifestement pas enthousiaste.

 

 

Sur la grande place de la ville, c’était le jour du marché. J’allais droit vers l’auberge, suivi gauchement par mes compagnons.

- Garçon... Le patron, tout de suite, je n’ai pas l’habitude d’attendre...!

- Judas...! Quelles façons !

- Laisse-moi faire, Maître, il faut qu’ils nous croient très riches et venant de la ville...

En multipliant les courbettes, échine baissée, le patron de l’auberge arriva :

- Nous venons de loin, homme. Juifs de la communauté asiatique. Mon compagnon est persécuté. Il est né ici et recherche des amis qui lui tiennent à coeur. Nous arrivons de Jérusalem et avons adoré au temple. Peux-tu nous renseigner ?

- Serviteur, mon seigneur... Tout à toi, commande.

- Plusieurs familles nous intéressent, spécialement Anne dont la maison était sur cette place, en face de ton auberge. Qu’est-elle devenue?

- Elle est morte, et ses fils avec elle.

- Et pourquoi ?

- Vous ne pouvez pas ignorer le massacre ordonné par Hérode. César le traita de porc altéré de sang ! Oh...! Qu’ai-je dit ! Ne me dénonce pas. Es-tu un vrai Juif ?

- Voici l’insigne de ma tribu. Parle sans crainte.

- Anne a été tuée par les soldats d’Hérode et tous ses enfants avec sauf une fille.

- Pourquoi ? Elle était si bonne...

- Tu la connaissais ?

Emporté par mon élan, j’ai répondu imprudemment, mais l’aubergiste n’a pas fait le rapprochement avec mon âge :

- Très bien.

- Elle avait donné l’hospitalité à ceux qu’on disait le père et la mère du Messie... Mais entrons, les murs ont des oreilles et parler de certaines choses peut être dangereux...

 

 

- ...Je te disais que j’avais eu le nez creux. Né ici, ça n’est pas pour rien que je suis fils et petit fils d’aubergiste. Quand ils se sont présentés ici je n’ai pas voulu d’eux. La maison était pleine, mais en cherchant bien je leur aurais certainement trouvé un coin. Mais Galiléen, pauvres, inconnus... Je ne m’y suis pas laissé prendre. Et puis... Ils n’étaient pas comme les autres. Cette femme avait un regard... un je ne sais quoi... Sûr, elle portait le démon et nous l’a apporté ! Anne était bonne et naïve. Elle les a logés après la naissance et pendant des mois. Il se disait que le bébé était le Messie. Il venait du monde de partout ... beaucoup plus que pour le recensement. J’ai même reçu trois rois venus spécialement d’Orient pour adorer cet enfant. Leur caravane n’en finissait pas. Mon auberge et le caravansérail ont à peine suffit. Ils m’ont payé en or... J’ai fait de l’argent à pleins sacs... et j’en remercie ce Messie, vrai ou faux peu m’importe ! Le massacre n’a touché personne chez moi... Une chance ! Pour les autres, par contre...

- Peut-on voir les lieux du carnage ?

- Les lieux...! Mais c’est toute la ville et ses environs qu’il faut visiter en ce cas. Ce fut par milliers que les morts se comptèrent. Suivez-moi sur la terrasse...

 

 

-... Regardez toutes ces ruines. C’est ce qui reste des maisons dans lesquelles les adultes prétendirent défendre leurs enfants. Dans ce cas, les soldats massacrèrent toute la famille... Ce tas de pierres recouvert de lierre est ce qui reste de notre synagogue. Nous l’avons brûlée et nôtre rabbin avec car il affirmait que cet enfant était bien le Messie... Observez tous ces tombeaux. Il y en a partout, à perte de vue. Tous des innocents... L’eau de ce bassin n’était plus que du sang et tous nos ruisseaux coulaient en rouge...

En face, sur la place, ce tertre d’herbes sauvages est ce qui reste de la maison de votre amie Anne. On distingue le perron. C’est de là que cette famille salua le départ des trois rois.

 

 

En retrait, le rabbi pleurait. L’aubergiste s’en aperçut :

- Il la connaissait bien ?

- Anne était comme une soeur de sa mère...

Pensif, l’homme le regarda avec attention.

-... Il souhaite se recueillir sur ces ruines.

- Allez-y. Elles sont à tout le monde !

Déçu par l’absence du pourboire qu’il espérait, l’aubergiste nous regarda traverser la place.

 

 

Notre petit groupe, planté sur les ruines de la maison, ne manqua pas d’attirer l’attention de la petite foule du marché :

- Parents de la morte ?

- Des amis.

Une femme cria :

- Vous au moins, ne lui faites pas de mal. Sa générosité lui a coûté ce désastre. Ses amis de l’époque l’ont abandonné et se sont enfuis. Eux furent sains et saufs...

Le rabbi annonça qu’il voulait parler en étendant les bras pour réclamer le silence.

- Ce n’est pas prudent... Ne parle pas !

Mais il remplit la place de sa voix puissante :

- Hommes de Juda et de Bethléem... Femmes de la terre sacrée de Rachel... Ecoutez... Ecoutez un descendant de David qui a souffert, persécuté, digne de vous apporter lumière et réconfort... Ecoutez.

La foule se concentra autour de nous :

- ... C’est un rabbi... Il vient de Jérusalem... Qui est-ce ?... Quel bel homme, et quelle belle voix... Quelle allure pleine de noblesse... Bien-sûr, il est de la race de David... Donc de chez nous ! Ecoutons... Ecoutons...

- Il est écrit dans la Genèse : « Je mettrai des inimitiés entre toi et la femme... Elle t’écrasera la tête du talon... » Ce fut le résultat de la faute originelle. Venu de loin pour vénérer la tombe de Rachel, j’ai entendu toute la douleur des coeurs de Bethléem et je pleure avec vous. Quelle inimitié plus atroce que de s’en prendre aux petits enfants, au coeur du coeur de la femme ! Et quel coeur est plus puissant que celui de la Mère du Sauveur !

La foule qui était silencieuse et plutôt accueillante commençait à murmurer.

-... Tribulations effroyables. Angoisses innombrables. Satan ne pouvant rien contre cette Mère-là dressa contre elle toute la souffrance de Bethléem ! Le sang des innocents a ouvert un chemin de flamme et de pourpre au Messie...

La tempête s’annonçait nettement. Pour moi, c’était évident. Cherchait-il la bagarre... Non... Impossible !

- Tais-toi, Maître. Arrête... Ils vont nous écharper ! Partons.

Mais il lui fallait continuer.

-... Au Messie que son Père a sauvé des tyrans pour le conserver à son peuple...

Une femme, comme hystérique, se mit à hurler :

- Cinq... Cinq enfants mis au monde... Tous massacrés !

Une autre surenchérit en se dépoitraillant et en se roulant à terre :

- Sur cette poitrine, ils ont égorgé mon nouveau-né. L’épée m’a tranché un sein...!

Une horrible cicatrice attestait ce témoignage.

La bagarre commença entre ceux qui ne voulaient rien entendre et les rares autres qui cherchant à comprendre, voulaient écouter cet orateur courageux.

- Et moi... Et moi, voici ma maison. Trois tombeaux en un seul que veille mon vieux père. Mon mari et mes enfants, qu’il me les rende s’il fut le Sauveur... Qu’il me sauve du désespoir et de Satan...

Ce  thème  fit l’unanimité. Tendus vers le rabbi, ils se mirent tous à réclamer :

- Nos fils... Nos maris... Nos pères... Qu’il nous les rende s’il fut le Messie

 

 

J’espérais qu’il ne ferait pas l’imprudence de se révéler. Mais il lui fallu aussi franchir ce dernier degré dans l’imprudence :

- Frères de ma terre, je veux vous rendre vos enfants, en vie, oui en vie. Mais je vous dis soyez bons, résignés. Pardonnez, espérez, réjouissez-vous dans l’espérance, jubilez dans la certitude que vous ne tarderez plus à retrouver vos enfants, anges dans le ciel, car le Messie va en ouvrir les portes, et si vous êtes justes, la mort sera la vie qui arrive et l’amour qui revient...

- Ah ! Tu es le Messie ?

Abaissant les bras en un geste d’affection et de douceur, comme pour les embrasser tous, il osa leur répondre :

- Oui, je le suis.

Immédiatement, les pierres se mirent à voler. La foule hurlait :

- Va-t-en... Va-t-en... C’est ta faute...

Il allait se faire lapider sur place... Déployant le grand manteau rouge que je portais, le sien, je m’efforçais de l’abriter. Je pris un projectile au front et le sang se mit à couler. Ces pouilleux allaient vite voir à qui ils avaient à faire !

- Simon... Jean... Vite, emmenez le Maître derrière ces arbres... Vite...

Et me retournant furieux et sanguinolent vers la foule :

- Chiens enragés, j’appartiens au temple, les autorités et Rome vont s’occuper de vous...

La menace les calma un bref instant que je mis à profit pour ramasser un fort branchage dont j’entrepris de me servir avec vigueur sur toutes les têtes qui passaient à ma portée... J’attrapais même une pierre à la volée et l’envoyai sur le crâne d’un petit vieux qui détala en piaillant... Le vacarme attira vite une patrouille romaine qui s’ouvrit le passage à coup de plat des épées et de pic de lance. Le calme revint vite :

- Qui es-tu ? Pourquoi cette rixe ?

- Un Juif assailli pas cette populace. Un rabbi habilité au temple était avec moi. Il parlait à ces chiens. Ils se sont déchaînés et nous ont assaillis.

- Qui es-tu ?

- Judas de Kériot. J’appartenais au temple. Je suis maintenant disciple du rabbi de Nazareth. Ami de Simon le pharisien, de Giacona le sadducéen, de Joseph d’Arimathie conseiller au Sanhédrin. Tu peux vérifier. Eleazar Ben Anna, le grand Prêtre ami du proconsul m’apprécie.

- Je vérifierai. Où vas-tu ?

- A Kériot chez moi avec mon ami. Puis retour à Jérusalem.

- Va, nous te protégerons...

Saisissant immédiatement l’invite, je lui ai donné discrètement un peu d’argent qu’il empocha prestement avec un sourire.

En quelques bonds, je rejoignis les trois autres.

 

 

- Tu es blessé, Judas.

- Ce n’est rien, Maître. Je suis heureux que ce soit pour toi... Je leur ai aussi laissé quelques souvenirs... Des chiens...! Te voila persuadé qu’il est inutile d’insister.

- C’est effectivement inutile pour le moment. Mais  ne les maudit pas. Prie pour ces pauvres fous qui meurent de faim alors que le pain passe chez eux.

Jean avait entreprise de me soigner... Le pain... de quel pain voulait-il parler ?

- Marchons vers Hébron et cherchons les bergers...

- Pour qu’ils t’accueillent à coup de pierres ?

- Seulement pour leur dire : « C’est moi ».

- Alors ce sera des coups de bâton : Ils souffrent depuis trente ans, et à cause de toi.

- Tu verras toi-même...