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- BETHLEEM TRENTE ANS APRES
Je me suis
réveillé tôt en même temps que le jeune Jean. J’avais dormi comme une souche.
Il faut croire que la forte odeur d’excréments a des vertus soporifiques. Le
rabbi et Simon étaient déjà levés. Je fis une toilette rapide à l’eau fraîche
du ruisseau. En revenant, je vis le rabbi qui cueillait quelques fleures
prélevées aux murailles extérieures de la grotte.
- C’est pour
ma mère... Partons.
- Où
allons-nous ?
- A Bethléem bien-sûr !
- Encore ! Il
me semble que l’air y est malsain pour toi...
- Peu importe.
Je veux revoir les lieux de ma petite enfance.
- En ce cas,
quelques précautions s’imposent. Laisse-moi parler et poser les questions. Toi
et Jean êtes trop Galiléens, vous susciteriez de
- Oui, Judas,
tu as le sens pratique. Veille cependant à ce qu’il n’étouffe pas l’autre.
- Quel autre ?
- Le sens
spirituel.
- Mais non.
Cependant, dans des circonstances comme celle-ci, il faut savoir agir plus en
politiques qu’en ambassadeurs. Sois indulgent, ne me contredis pas si
j’affabule un peu.
- Que veux-tu
dire, Judas. Pourquoi mentir ? Je suis "La Vérité" et je ne veux pas
de mensonge, ni en moi ni autour de moi.
- Pas de
véritables mensonges... Des demie vérités peut-être. Je dirai que nous venons
d’un pays lointain, d’Egypte par exemple, que nous voulons des nouvelles
d’amis, que nous revenons d’exil... Au fond tout cela est un peu vrai !
- Pourquoi
tromper ?
- Laisse-moi
faire, Maître. Le monde se gouverne à coup de tromperies, elles sont parfois
nécessaires. Bon, pour t’obéir, je dirai seulement que nous venons de loin et
que nous sommes Juifs. C’est la vérité aux trois-quarts. Toi, Jean tais-toi. Tu
nous trahirais. Si ça se présente bien, nous dirons le reste mais j’ai peu
d’espoir. Je suis rusé et je sens bien toutes ces choses.
- Je le vois.
Judas, je te préférerais tout simple.
- C’est peu
utile. Parmi tes disciples, je serai celui des missions difficiles. Laisse-moi
faire.
Le rabbi
n’était manifestement pas enthousiaste.
Sur la grande
place de la ville, c’était le jour du marché. J’allais droit vers l’auberge,
suivi gauchement par mes compagnons.
- Garçon... Le
patron, tout de suite, je n’ai pas l’habitude d’attendre...!
- Judas...!
Quelles façons !
- Laisse-moi
faire, Maître, il faut qu’ils nous croient très riches et venant de la ville...
En multipliant
les courbettes, échine baissée, le patron de l’auberge arriva :
- Nous venons
de loin, homme. Juifs de la communauté asiatique. Mon compagnon est persécuté.
Il est né ici et recherche des amis qui lui tiennent à coeur. Nous arrivons de
Jérusalem et avons adoré au temple. Peux-tu nous renseigner ?
- Serviteur,
mon seigneur... Tout à toi, commande.
- Plusieurs
familles nous intéressent, spécialement Anne dont la maison était sur cette
place, en face de ton auberge. Qu’est-elle devenue?
- Elle est
morte, et ses fils avec elle.
- Et pourquoi ?
- Vous ne
pouvez pas ignorer le massacre ordonné par Hérode. César le traita de porc
altéré de sang ! Oh...! Qu’ai-je dit ! Ne me dénonce pas. Es-tu un vrai Juif ?
- Voici
l’insigne de ma tribu. Parle sans crainte.
- Anne a été
tuée par les soldats d’Hérode et tous ses enfants avec sauf une fille.
- Pourquoi ?
Elle était si bonne...
- Tu la
connaissais ?
Emporté par
mon élan, j’ai répondu imprudemment, mais l’aubergiste n’a pas fait le
rapprochement avec mon âge :
- Très bien.
- Elle avait
donné l’hospitalité à ceux qu’on disait le père et la mère du Messie... Mais
entrons, les murs ont des oreilles et parler de certaines choses peut être
dangereux...
- ...Je te
disais que j’avais eu le nez creux. Né ici, ça n’est pas pour rien que je suis
fils et petit fils d’aubergiste. Quand ils se sont présentés ici je n’ai pas
voulu d’eux. La maison était pleine, mais en cherchant bien je leur aurais
certainement trouvé un coin. Mais Galiléen, pauvres, inconnus... Je ne m’y suis
pas laissé prendre. Et puis... Ils n’étaient pas comme les autres. Cette femme
avait un regard... un je ne sais quoi... Sûr, elle portait le démon et nous l’a
apporté ! Anne était bonne et naïve. Elle les a logés après la naissance et
pendant des mois. Il se disait que le bébé était le Messie. Il venait du monde
de partout ... beaucoup plus que pour le recensement. J’ai même reçu trois rois
venus spécialement d’Orient pour adorer cet enfant. Leur caravane n’en
finissait pas. Mon auberge et le caravansérail ont à peine suffit. Ils m’ont
payé en or... J’ai fait de l’argent à pleins sacs... et j’en remercie ce
Messie, vrai ou faux peu m’importe ! Le massacre n’a touché personne chez
moi... Une chance ! Pour les autres, par contre...
- Peut-on voir
les lieux du carnage ?
- Les
lieux...! Mais c’est toute la ville et ses environs qu’il faut visiter en ce
cas. Ce fut par milliers que les morts se comptèrent. Suivez-moi sur la
terrasse...
-... Regardez
toutes ces ruines. C’est ce qui reste des maisons dans lesquelles les adultes
prétendirent défendre leurs enfants. Dans ce cas, les soldats massacrèrent
toute
En face, sur
la place, ce tertre d’herbes sauvages est ce qui reste de la maison de votre
amie Anne. On distingue le perron. C’est de là que cette famille salua le
départ des trois rois.
En retrait, le
rabbi pleurait. L’aubergiste s’en aperçut :
- Il la
connaissait bien ?
- Anne était
comme une soeur de sa mère...
Pensif,
l’homme le regarda avec attention.
-... Il
souhaite se recueillir sur ces ruines.
- Allez-y.
Elles sont à tout le monde !
Déçu par
l’absence du pourboire qu’il espérait, l’aubergiste nous regarda traverser la
place.
Notre petit
groupe, planté sur les ruines de la maison, ne manqua pas d’attirer l’attention
de la petite foule du marché :
- Parents de
la morte ?
- Des amis.
Une femme cria
:
- Vous au
moins, ne lui faites pas de mal. Sa générosité lui a coûté ce désastre. Ses
amis de l’époque l’ont abandonné et se sont enfuis. Eux furent sains et saufs...
Le rabbi
annonça qu’il voulait parler en étendant les bras pour réclamer le silence.
- Ce n’est pas
prudent... Ne parle pas !
Mais il
remplit la place de sa voix puissante :
- Hommes de
Juda et de Bethléem... Femmes de la terre sacrée de Rachel... Ecoutez...
Ecoutez un descendant de David qui a souffert, persécuté, digne de vous
apporter lumière et réconfort... Ecoutez.
La foule se
concentra autour de nous :
- ... C’est un
rabbi... Il vient de Jérusalem... Qui est-ce ?... Quel bel homme, et quelle
belle voix... Quelle allure pleine de noblesse... Bien-sûr, il est de la race
de David... Donc de chez nous ! Ecoutons... Ecoutons...
- Il est écrit
dans la Genèse : « Je mettrai des inimitiés entre
toi et
La foule qui
était silencieuse et plutôt accueillante commençait à murmurer.
-...
Tribulations effroyables. Angoisses innombrables. Satan ne pouvant rien contre
cette Mère-là dressa contre elle toute la souffrance de Bethléem ! Le sang des
innocents a ouvert un chemin de flamme et de pourpre au Messie...
La tempête
s’annonçait nettement. Pour moi, c’était évident. Cherchait-il
- Tais-toi,
Maître. Arrête... Ils vont nous écharper ! Partons.
Mais il lui
fallait continuer.
-... Au Messie
que son Père a sauvé des tyrans pour le conserver à son peuple...
Une femme,
comme hystérique, se mit à hurler :
- Cinq... Cinq
enfants mis au monde... Tous massacrés !
Une autre
surenchérit en se dépoitraillant et en se roulant à terre :
- Sur cette
poitrine, ils ont égorgé mon nouveau-né. L’épée m’a tranché un sein...!
Une horrible
cicatrice attestait ce témoignage.
La bagarre
commença entre ceux qui ne voulaient rien entendre et les rares autres qui
cherchant à comprendre, voulaient écouter cet orateur courageux.
- Et moi... Et
moi, voici ma maison. Trois tombeaux en un seul que veille mon vieux père. Mon
mari et mes enfants, qu’il me les rende s’il fut le Sauveur... Qu’il me sauve
du désespoir et de Satan...
Ce thème
fit l’unanimité. Tendus vers le rabbi, ils se mirent tous à réclamer :
- Nos fils...
Nos maris... Nos pères... Qu’il nous les rende s’il fut le Messie
J’espérais
qu’il ne ferait pas l’imprudence de se révéler. Mais il lui fallu aussi
franchir ce dernier degré dans l’imprudence :
- Frères de ma
terre, je veux vous rendre vos enfants, en vie, oui en vie. Mais je vous dis
soyez bons, résignés. Pardonnez, espérez, réjouissez-vous dans l’espérance,
jubilez dans la certitude que vous ne tarderez plus à retrouver vos enfants,
anges dans le ciel, car le Messie va en ouvrir les portes, et si vous êtes
justes, la mort sera la vie qui arrive et l’amour qui revient...
- Ah ! Tu es
le Messie ?
Abaissant les
bras en un geste d’affection et de douceur, comme pour les embrasser tous, il
osa leur répondre :
- Oui, je le
suis.
Immédiatement,
les pierres se mirent à voler. La foule hurlait :
- Va-t-en...
Va-t-en... C’est ta faute...
Il allait se
faire lapider sur place... Déployant le grand manteau rouge que je portais, le
sien, je m’efforçais de l’abriter. Je pris un projectile au front et le sang se
mit à couler. Ces pouilleux allaient vite voir à qui ils avaient à faire !
- Simon...
Jean... Vite, emmenez le Maître derrière ces arbres... Vite...
Et me
retournant furieux et sanguinolent vers la foule :
- Chiens
enragés, j’appartiens au temple, les autorités et Rome vont s’occuper de vous...
La menace les
calma un bref instant que je mis à profit pour ramasser un fort branchage dont
j’entrepris de me servir avec vigueur sur toutes les têtes qui passaient à ma
portée... J’attrapais même une pierre à la volée et l’envoyai sur le crâne d’un
petit vieux qui détala en piaillant... Le vacarme attira vite une patrouille
romaine qui s’ouvrit le passage à coup de plat des épées et de pic de lance. Le
calme revint vite :
- Qui es-tu ? Pourquoi
cette rixe ?
- Un Juif
assailli pas cette populace. Un rabbi habilité au temple était avec moi. Il
parlait à ces chiens. Ils se sont déchaînés et nous ont assaillis.
- Qui es-tu ?
- Judas de Kériot. J’appartenais au temple. Je suis maintenant disciple
du rabbi de Nazareth. Ami de Simon le pharisien, de Giacona
le sadducéen, de Joseph d’Arimathie conseiller au
Sanhédrin. Tu peux vérifier. Eleazar Ben Anna, le
grand Prêtre ami du proconsul m’apprécie.
- Je
vérifierai. Où vas-tu ?
- A Kériot chez moi avec mon ami. Puis retour à Jérusalem.
- Va, nous te
protégerons...
Saisissant
immédiatement l’invite, je lui ai donné discrètement un peu d’argent qu’il
empocha prestement avec un sourire.
En quelques
bonds, je rejoignis les trois autres.
- Tu es
blessé, Judas.
- Ce n’est
rien, Maître. Je suis heureux que ce soit pour toi... Je leur ai aussi laissé
quelques souvenirs... Des chiens...! Te voila persuadé qu’il est inutile
d’insister.
- C’est
effectivement inutile pour le moment. Mais
ne les maudit pas. Prie pour ces pauvres fous qui meurent de faim alors
que le pain passe chez eux.
Jean avait
entreprise de me soigner... Le pain... de quel pain voulait-il parler ?
-
Marchons vers Hébron et cherchons les bergers...
- Pour qu’ils
t’accueillent à coup de pierres ?
- Seulement
pour leur dire : « C’est moi ».
- Alors ce
sera des coups de bâton : Ils souffrent depuis trente ans, et à cause de toi.
- Tu verras
toi-même...