8-
VERS
Il nous fallu
peu de temps pour atteindre le tombeau de Rachel. Nous étions donc sur le
territoire de Bethléem.
- Nous sommes
presque arrivés. Nous entrons dans la ville ?
- Non, Judas.
Je veux d’abord vous montrer un endroit qui me concerne. J’irai ensuite parler
à
- Et pourquoi
ne t’écouterait-elle pas ?
Il ne me
répondit pas, mais j’allais très vite comprendre.
Un puits était
là, à côté du tombeau. Une femme y puisait de l’eau et le rabbi voulut se
désaltérer. Il lui demanda à boire :
- Tu es de
Bethléem, femme ?
- Oui. Mais ce
sont les récoltes. Mon mari et moi devons nous occuper des vergers et du
jardin. Toi, tu es Galiléen.
- J’habite
Nazareth, mais je suis né à Bethléem.
- Persécuté,
toi aussi...?
- La famille,
oui. Mais pourquoi ce « Toi aussi... »
- Alors, tu ne
sais pas. Quel est ton âge ?
- Trente ans.
- Alors, tu es
né juste quand... Oh ! Quel malheur ! Mais pourquoi est-il né ici celui-là ?
- Qui ?
- Celui que
des imbéciles pris de boisson affirmèrent être le Messie. Ils avaient vu des
anges, entendu des voies célestes et prirent trois misérables pour les plus
saints de
- Mais que
s’est-il donc passé ?
- Je vais te
raconter ça... Mais dis-moi, où allez-vous ?
- A Bethléem
avec mes compagnons. Je dois y porter le salut de ma mère à quelques vieux
amis. Nous avons quitté la ville quand je n’avais que quelques mois.
- Avant le
désastre en ce cas. Si la maison d’un paysan ne te fait pas honte, je vous
offre l’hospitalité. Nous parlerons pendant le souper et il y a une bonne
couche de foin dans l’étable.
- Dieu t’en
remercie. Nous acceptons avec joie.
- Le pèlerin
porte sa bénédiction avec lui. Laissez-moi le temps d’arroser le potager et je
vous guide.
- Permets-moi
de t’aider.
- Non. Tu es
un seigneur. Ta manière le montre.
- Je suis un
artisan, femme. Celui-ci est pêcheur sur le lac de Galilée. Les deux autres
sont Juifs et ont de
Et il empoigna
une amphore. Nous ne l’avons pas laissé faire, mais à trois, en peu de temps,
le potager fut arrosé pour trois jours. La femme nous cassait les oreilles avec
ses bénédictions :
- Dieu vous
bénisse. J’ai les reins rompus de fatigue. Suivez-moi.
Pendant la
marche vers le logis, j’informais le rabbi :
- Nous sommes
mal tombés...
- Pourquoi,
Judas ?
- Elle en veut
au Messie... Je lui ai dit de ne pas blasphémer. Elle m’a répondu : « Pas
lui, mais celui que les bergers ivrognes ont désigné. Ces mages aussi... »
Mais elle parle de toi !
- Qu’importe.
Je suis
un signe d’épreuve et de
contradiction pour beaucoup. Lui as-tu dit qui je suis ?
- Je ne suis
pas un imbécile... J’ai tenu à préserver tes épaules et les nôtres.
- Tu as bien
fait. Pas pour les épaules, mais je souhaite ne me manifester que quand je le
jugerai convenable. Marchons.
Le mari nous
accueillit comme il se doit en nous présentant le bassin et le linge pour les
ablutions rituelles. Nous nous
sommes installés autour d’une table grossière dans la fraîcheur d’une
pièce sombre faisant office de cuisine. M’essayant au silence,
j’écoutais le rabbi en dialogue avec notre hôte :
- Merci pour
ma femme. On m’avait dit que les Galiléens sont grossiers et querelleurs, vous
avez été fort aimables et serviables...
- Il y a des
bons et des mauvais partout, homme.
- C’est
vrai... Femme apporte à manger. Je n’ai que du pain, des légumes, des olives et
du fromage. Je suis paysan.
- Je ne suis
pas un seigneur non plus. Je suis menuisier.
- Avec ces
manières !
La femme avait
des démangeaisons sur la langue :
- Il est de
Bethléem... Sa famille a été persécutée ... Ils étaient peut-être riches et
instruits ... Comme Josué de Ur, ou Mathias d’Isaac, ou encore Lévi d’Abraham
... Les malheureux !
- On ne t’a
pas interrogée ! Pardonne-la... Elle est pire qu’une volée de moineaux !
- C’était des
familles d’ici ?
- Comment
peux-tu ne pas les connaître ?
- Ma famille a
fuit quand je n’avais que quelques mois.
La volée de
moineaux a commenté :
- Il est parti
avant le massacre.
- Eh ! Je le
vois bien puisqu’il est là. Tu n’es jamais revenu ?
- Quel grand
malheur. Tu trouveras très peu de ceux que tu voudrais saluer. Beaucoup de
morts, beaucoup de fugitifs dont on ne sait ce qu’ils sont devenus. Beaucoup
aussi ont été emprisonnés. Ils avaient osé s’opposer à ce massacre d’innocents.
Non, il n’est pas juste que Elie et Lévi soient encore vivants. Trop
d’innocents sont morts par leur faute.
- Qui sont ces
deux-là et qu’ont-ils fait ?
- Tu as bien
sûr entendu parler du massacre d’Hérode. Plus de mille bébés massacrés dans la
ville et un peu plus dans les campagnes alentour. C’était des garçons pour la
plus part, mais aussi des petites filles... Car la nuit, les soldats dans leur
fureur firent peu
- Tout cela à
cause des bergers ?
- Non, il y
eut aussi ces trois sorciers venus du royaume de Satan. Ils se présentèrent
comme des rois venus d’Orient et passèrent chez Hérode ce qui attira son
attention. Notre pauvre chef de synagogue jura que tout cela était dans les
Ecritures et fou de douleur que nous étions, nous l’avons brûlé avec sa
synagogue.
- Tout fut
donc la faute des bergers et des mages ?
- Non, nous
aussi... notre crédulité. Il y a si longtemps que nous espérons le Messie… des
siècles... ! Et tant d’imposteurs ces dernières décennies ! La leçon
aurait dû nous profiter, hélas !
- En ce cas
pourquoi ne maudire que les mages et les bergers. Vous devriez vous maudire
aussi. Mais le commandement de l’amour interdit
- Tous nos
ruisseaux charriant du sang nous ont fait réfléchir, crois-moi. Les temps de la
prophétie n’étaient pas accomplis.
- Le mode de
calcul habituel est peut-être faux et Dieu, par amour, aurait pu anticiper la
venue de son Messie. Tu m’as dit que ces mages venaient d’Orient, sur quoi
basaient-ils leur conviction ?
- Sur leurs
calculs au sujet d’une nouvelle étoile.
- N’est-il pas
écrit qu’une étoile naîtra de Jacob ? Or Jacob a séjourné ici, et Rachel sa
bien-aimée est enterrée ici. Un prophète n’a-t-il pas écrit qu’une grande
lumière se lèverait sur les païens ? Ces peuples des ténèbres ne seraient-ils
pas ces trois rois venus d’Orient, et cette grande lumière leur étoile ? Et le
massacre lui-même, aussi horrible qu’il fut, n’est-il pas annoncé par le
prophète quand il écrit : « Un cri s’est levé, c’est Rachel qui pleure ses
enfants ». Rachel est enterrée ici, chez vous.
- Tu es très
instruit. Es-tu rabbi ?
- Oui, je le
suis.
- Tes paroles
sont lumière et vérité... Mais nous avons trop souffert. Vrai ou faux, je ne
conseille à aucun Messie de venir ici. Si c’était vraiment lui, il est mort
avec tous les autres.
- Ces bergers
Lévi et Elie, où sont-ils maintenant ?
L’homme devint
soupçonneux :
- Tu les
connais ?
- Non. Leur
visage m’est inconnu. Mais ce sont des malheureux. J’ai toujours pitié des
malheureux. Je veux aller vers eux.
- Tu seras le
premier depuis plus de trente ans ! Un riche Hérodien s’est emparé des biens de
beaucoup des habitants tués. Ils sont bergers à son service. Tu les trouveras
sur les hauteurs d’Hébron. Mais ne te fais pas voir des gens de Bethléem si tu
leur parles... Ils te feraient un mauvais parti. Ces bergers ne doivent la vie qu’à leur Hérodien de
patron. Sinon...
- Oh ! De la
haine ! Pourquoi haïr ?
- C’est juste.
Ils nous ont fait trop de mal.
- Mais ils
croyaient bien faire.
- Ils nous ont
fait tout ce mal, qu’ils en périssent.
- Et sans la
protection de cet Hérodien, vous les auriez tués ?
- S’il n’y
avait pas leur maître, encore maintenant, nous les tuerions.
- Homme, je te
le dis, ne hais pas. Dans cette horreur les bergers n’ont pas commis de faute.
Et même s’ils étaient fautifs, Dieu commande le pardon. Dis-le à tous tes
concitoyens. Quand la haine tombera de vos coeurs le Messie viendra. Car il est
vivant. Il a survécu au massacre d’Hérode dont Satan est le seul responsable.
Immédiatement
l’homme devint furieux :
- Tu es
partisan de ce faux Messie... Hors-d’ici, va-t-en. Il
nous a apporté le malheur et tu le défends !
Il allait se
ruer sur le rabbi. Je m’interposais avec vigueur, le saisissant au collet et le
secouant comme un prunier :
- Silence,
homme. Je suis Juif et j’ai des amis hauts placés. Tu pourrais te repentir de
l’insulte.
- Bon... Bon,
je ne veux pas d’ennuis ! J’en ai bien assez comme ça ! Que Bethléem, Hérode,
Rome et le Messie me fiche
- Judas,
lâche-le et partons. Laissons-le sur sa rancoeur. Dieu ne peut pas pénétrer où
il y a de
- Oui,
partons. Mais ils me le paieront...
- Non, Judas.
Il ne faut pas parler ainsi. Ce sont des aveugles et il y en aura tant sur ma
route !
Sur le sentier
qui sortait de leur propriété, la femme de cet obstiné nous attendait :
- Pardon pour
mon mari, Seigneur. Je ne peux te donner que ces quelques oeufs frais. Où
dormirez-vous ?
- Ne
t’inquiète pas, je sais où aller, et sois en paix pour ta bonté.
Avec le recul, je revois son regard. Elle
avait identifié le Messie dans ce visiteur qui cependant n’avait rien avoué de
déterminant.
A cet instant,
j’étais outré par le comportement de son grossier compagnon. Il me fallait
exploser :
- Mais
pourquoi ne te fais-tu pas adorer ? Pourquoi ne pas aplatir au sol ce répugnant
blasphémateur ? Par terre, comme une larve... Il t’a manqué de respect, à toi
le Messie. Moi, je l’aurais fait. Les gens de ce genre, il n’y a que la force
du miracle pour les persuader, les secouer, les réduire en cendres...
- Oh ! Combien
de fois j’entendrai ça ! S’il fallait réduire en cendre ceux qui pêchent contre
moi, la terre entière y passerait. Je ne suis pas venu pour détruire, Judas. Je
suis venu pour créer.
- En
attendant, ce sont les autres qui te détruisent !
Il ne me
répondit rien.
Avec le temps, ce silence m’est devenu
étrangement bruyant.
- Qui pleure
demanda le rabbi ?
C’était le jeune Jean. Ce genre de situation violente ne devait pas lui être familière et son allure d’archange n’indiquait pas précisément un bagarreur...
- Il a eu peur.
- Non, Judas,
pas
- Ne pleure
pas, Jean. Tu le diras tant de fois : « ... Il était la lumière du monde... la
lumière a brillé dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas reçu... ».
- Cela
ne se produit pas en Galilée, Maître.
Je dus
répliquer, sottement en oubliant où nous étions :
- Et pas
davantage en Judée. Jérusalem t’a acclamé par des « hosanna ». Ici il
n’y a que des paysans grossiers...
- Assez,
Judas. Ne vous troublez pas. Je suis calme, moi. Soyez-le aussi. Judas, viens
ici, que je te parle... Prends la bourse commune. Tu feras les achats pour demain.
- Mais pour
l’instant, où logerons-nous ?
Il a sourit,
ne m’a pas répondu et s’est remis en route.
- Il n’y a que
des ruines... La ville est dans notre dos. Où nous conduis-tu ?
- Je le sais.
Encore quelques pas et je t’offrirai pour la nuit le logement du roi d’Israël...
N’y comprenant
rien, j’ai haussé les épaules.
- Avez-vous de
l’amadou ? Allumez la lanterne.
Simon fit le
travail et tendit la lanterne au rabbi.
- Entrez.
Voici la chambre de la nativité du roi d’Israël.
Je
protestai... C’était impossible !
- Tu te
trompes, Maître ! C’est une caverne puante et je n’y resterai sûrement pas.
Tout me dégoûte ici. C’est humide, froid, puant, plein de scorpions et probablement
de serpents...
- C’est
cependant ici qu’un soir d’Encénie il y a une
trentaine d’année, naquit de
Un étrange
mélange de stupeur et d’effroi m’avait envahi. Je n’y comprenais plus rien !
Comme hébété, je regardais autour de moi. Simon était prosterné au sol et
priait. Jean, appuyé contre la mangeoire des bestiaux pleurait en silence
toutes les larmes de son corps. Vaincu par cet abîme du paradoxe et oubliant
mon beau costume, je me jetais aux pieds du rabbi :
- Aie pitié de
l’aveuglement de ton serviteur, bon Maître. Mon orgueil tombe face au dénuement
total dont s’est revêtu ta puissance infinie. Je te vois comme tu es. Pas le
pauvre roi que j’espérais, mais le Prince de la paix, le Père des siècles à
venir, le Roi éternel... Pitié, Seigneur !
Que ne suis-je demeuré dans ces
dispositions du coeur !
- Oui, Judas. Toute ma pitié... Installons-nous. Nous dormirons ici. Pour la veillée, je vous raconterai cette nuit et les évènements qui y amenèrent mes parents. Vous pourrez ainsi transmettre toutes ces merveilles au monde.