LES LAMES BRISEES
Le lendemain,
au point du jour j’arrivais à la porte des poissons. J’avais pris soin de m’y
présenter par l’extérieur des murailles de la ville, sachant que les portes
n’en seraient pas encore ouvertes et que le rabbi devrait donc patienter avec
l’habituelle petite foule des maraîchers et autres ravitailleurs de la capitale.
Ce matin là,
une bagarre avait éclaté entre deux hommes. Armés de larges coutelas, ils
cherchaient manifestement à s’étriper. Les sentinelles romaines laissaient
faire et contemplaient le spectacle d’un regard méprisant. Un paysan m’expliqua
que le prétexte de la bataille était une affaire de salades volées sur le
bourricot de l’un par l’âne de l’autre, que ce genre de problême
était inévitable et se produisait quasiment chaque matin, que tout le monde
s’en amusait et qu’en conséquence une haine cachée était la véritable raison de
ce combat à mort
Un troisième
homme s’interposait avec courage et adresse, déviant les dangereux moulinets
des lames avec son manteau enroulé autour de son avant bras droit. Le vêtement
n’était plus récupérable. Cet homme exortait les
furieux au pardon mutuel. Je reconnus le rabbi de Nazareth. Il m’avait affirmé
être un doux. Je constatais là qu’il ne manquait pas de courage physique et
qu’il était le seul de cette foule, pourtant bien pourvue de costauds, à vouloir
empêcher ces deux imbéciles de commettre un crime.
- Arrétez ! Au nom de Dieu !
- Non ! Je
veux en finir une bonne fois pour toutes avec ce chien maudit.
- Je te
crèverai la panse, ordure...
- Une dernière
fois, je vous commande d’arrêter !
- Eloigne-toi
! Va ton chemin, chien de Nazaréen !
Profitant des
quelques secondes de répit ménagées par cet échange d’invectives, se redressant
de toute sa haute taille par laquelle il dominait la foule d’une bonne tête, il
tendit alors une main ouverte vers chaque combattant. Son visage et surtout son regard prirent un aspect de
commandement et de grande paix. Cependant il ne dit rien. A l’instant les lames
des deux coutelas volèrent en éclat comme du cristal qui se brise. Les deux
furieux subitement calmés par la contemplation de la seule poignée qui leur
restait dans les mains prirent des têtes d’ahuris.
Le silence
s’était brutalement fait sur
Interpellant
les deux protagonistes, mais manifestement aussi la foule des témoins, le Rabbi
questionna avec sévérité :
- Et
maintenant ? Où est votre force ? Sur quoi basez-vous votre droit ? Sur ces
morceaux de ferrailles dans la poussière ?
Le péché de votre colère vous privait de toute bénédiction divine, donc
de toute force. Malheureux ceux qui se basent sur des moyens humains pour
vaincre par
Ecoutez tous !
Et vous aussi soldats de Rome car la parole de Dieu s’adresse aussi aux
gentils.
Dieu est bon. Il veut la bienveillance entre tous ses enfants.
Le second commandement du Seigneur est celui de l’amour du prochain. Aimez : Je
ne vous dis pas autre chose. La paix éternelle est promise aux justes et le
Messie les conduira tous en son Royaume. Venez sur le chemin de
Le miracle et
ce discours étaient significatifs. Tout
ceci confirmait la justesse de mon engagement auprès de ce rabbi. Plusieurs
auditeurs entendirent n’en point rester là :
- Qui es-tu,
toi qui brises les épées par ta seule volonté et qui dis pareilles paroles ?
Seul le Messie peut faire semblables choses. Le serais-tu ?
- Je le suis.
- Alors c’est
toi qui guéris en Galilée et y annonce le Royaume de Dieu !
- C’est moi.
- Ma vieille
mère se meurt... Sauve-la !
- Regarde-moi,
Maître... La maladie ruine mes forces et j’ai des enfants à nourrir...
Guéris-moi !
- Rentre chez
toi. Ce soir, ta vieille mère te servira le repas. Et toi : sois guéri. Je le
veux.
La foule
hurlait de joie :
- Ton nom...
Ton nom...
- Jésus de
Nazareth.
- Jésus...
Jésus... Hosanna ! Hosanna...
J’ai alors
manifesté ma présence :
- Bonjour,
Maître. Tu m’as devancé. Tout Israël t’aime, tu le vois bien. Il est juste que
tu restes en Judée. Pourquoi t’en aller ?
- Je ne me dérobe pas, Judas. Je veux rassembler toutes les brebis d’Israël.
- C’est pourquoi
j’ai désiré devenir ton disciple. Je suis juif et je sais comment prendre mes
concitoyens. Tu resteras donc à Jérusalem ?
- Très peu de
jours. Pour attendre un disciple, juif lui aussi. Ensuite, je marcherai à
travers la Judée.
Je fus désappointé
par cette révélation. Je ne serais donc pas le seul juif dans son entourage.
Voilà qui allait compliquer mon action. La pensée me vint qu’il s’agissait
peut-être de Didyme... Un concurrent facile, je m’en ferais aisément un allié...
- Je
t’accompagnerai. Accepterais-tu d’être reçu chez moi, à Kériot
?
- J’y viendrai.
La perspective
de présenter aux notables de ma ville le Messie en personne me remplit de joie.
Voilà qui me placerait, chez moi, à la place qui me revenait. Ce dont je
percevais bien qu’ils n’étaient pas tous convaincus.
Il me
questionna alors sur Jean Baptiste. J’appris à cette occasion qu’il le
connaissait, qu’il identifiait en lui le précurseur annoncé par le prophète, et
qu’il le tenait pour un très grand saint.
- Jean est
très sévère !
- Pas plus
pour les autres que pour lui.
- C’est vrai.
Cependant, il est difficile de le suivre dans sa pénitence. Toi, tu es bon. Il
est facile de t’aimer.
- Pourtant on
le hait pour sa sévérité et on me haïra pour ma bonté. L’une et l’autre
annoncent Dieu, et Dieu est haï par les méchants. Il me précède dans la
prédication et me précèdera dans
- Pourquoi ces
sinistres pressentiments. Tu vois bien que la foule t’aime !
- Il en sera
ainsi. Les humbles m’aiment, mais il n’y a pas que des humbles dans
Evidemment, je
suis resté. Me montrer au Temple avec pareille étoile ascendante était tout à
fait conforme à mes objectifs.
- Amène-moi le
magistrat responsable. Je veux me faire connaître de lui et que nul ne puisse
dire que j’ai manqué aux coutumes et au respect dû au temple.
- Tu es bien
au-dessus de tout cela ! Nul plus que toi n’a le droit de parler au temple !
J’épousais
là une des trois formes de tentation dont il fut l’objet et qu’il me révéla
plus tard, comme aux autres. L’aurais-je évitée si je l’avais connue ? D’où je
suis maintenant, je vois clairement que non.
- Je le sais.
Toi aussi, mais pas eux.
- L’autre
jour, tu n’as demandé aucune autorisation pour chasser tous les marchands
- J’étais
brûlé par le zèle de la maison de Dieu profanée par trop de choses et surtout
pas le manque d’amour. J’étais l’héritier agissant dans sa majesté. Aujourd’hui
je suis le Maître qui enseigne. Mais, dis-moi Judas, le disciple est-il
au-dessus du Maître ?
- Certes non.
- Qui es-tu,
et qui suis-je ?
- Toi le
Maître et moi le disciple.
- En ce cas,
pourquoi prétendre me faire
- Pardon,
Maître. J’y vais.
- Je te
pardonne. Mais pour l’avenir souviens-toi de ce que je t’ai demandé.
- D’obéir ?
Oui.
- Pas
seulement. Mais aussi que j’aurai été humble et respectueux à l’égard du Temple
et des castes dominantes. Va.
Il me
regardait alors d’un regard étrange. Je n’ai pas osé insister après le rappel à
l’ordre dont je venais de faire les frais. Je mesure
maintenant toute ma naïveté. J’étais centré sur moi-même, mes ambitions, mes
modes de pensée et mon habitude d’instrumentaliser les autres. J’étais,
intellectuellement, sincère dans ma reconnaissance du Messie en lui. J’avais,
intellectuellement toujours, conscience de sa nature divine, sans en mesurer
toute
Lui
qui par nature savait tout, ne pouvait pas manquer de reconnaître mes hautes
potentialités. Je fus donc toujours sincère dans mes tentatives de fidélité à
son égard. Paradoxalement jusqu’à ce qui
est perçu comme mon crime historique.
Il me semble que le problème est bien
centré là : Reconnaître ou ne pas reconnaître notre radicale et totale
dépendance, du Christ précisément. Comment peut-il se faire, pour chacun
d’entre-nous, que nous restions à ce point illogiques dans nos agissements, même
quand cette dépendance nous investit et nous porte à des actions dont la
qualité révèle qu’elle nous sont totalement étrangères. Il s’agit bien des
conséquences d’une formidable naïveté cachée pour les plus petits d’entre nous.
Mais de l’incessante résurgence de notre orgueil pour ceux qui se croient
grands. Pour la grande foule, c’est un étrange et mouvant mélange des deux.
Connaissant
parfaitement les lieux et leur organisation interne, je revins bien vite avec
le responsable du jour :
- Maître,
voici le magistrat.
- La paix soit
avec toi. Je demande la permission d’enseigner en Israël comme rabbi.
- L’es-tu ?
- Je le suis.
- Qui fut ton
maître ?
- L’Esprit de
Dieu. Il parle avec sagesse et éclaire tous les textes sacrés.
- Tu serais
donc plus que notre grand Hillel. Comment se prétendre formé si personne ne
nous forme ?
- Le
pastoureau David devint un roi sage et puissant par la seule volonté du
Seigneur.
- Ton nom ?
- Jésus de
Nazareth, de Joseph de Jacob dans la descendance de David, et de Marie de
Joachim, lui aussi de la race de David, son épouse Anne l’étant d’Aaron. Marie
ma mère, est la vierge dont le mariage fut célébré au temple selon la loi
d’Israël, par le Grand Prêtre lui-même.
- Qui me
prouve tout cela ?
- Il te suffira
d’interroger les anciens serviteurs du temple, surtout ceux qui furent
contemporains de mon parent Zacharie, prêtre de la classe d’Abia.
- Je te fais
confiance. Cependant, qui me prouve que tu es capable d’enseigner ?
- Ecoute mon
enseignement. Tu jugeras toi-même.
- Je te donne
l’autorisation. Mais tu es Nazaréen, m’as-tu dit ?
- Je suis né à
Bethléem de Juda à l’époque du recensement de César. Tu sais que les
descendants de David ont dû s’exiler et se disperser. Mais la race est de Juda.
- Les pharisiens
et toute la Judée n’apprécient guère la Galilée et les Galiléens...
- Je sais.
Mais rassure-toi, je suis né à Bethléem Ephata
berceau de ma race, et si je vis à Nazareth, c’est uniquement pour que
s’accomplisse ce qui a été annoncé.
Il ne pouvait
pas être plus précis dans l’évocation de son messianisme, sauf à l’annoncer en
clair. Je m’étonnais de cette discrétion :
- Pourquoi ne
lui as-tu pas dit que tu es le Messie ?
- Je le lui ai
dit, et mes paroles le lui confirmeront.
Choisissant un
emplacement sous les portiques de la grande cour, il commença son enseignement
au profit d’un petit groupe qui avait suivi avec intérêt son entretien avec le
magistrat. Il y avait là également quelques personnes qui avaient reconnu
l’auteur du miracle du matin. L’auditoire grossit rapidement car ce miracle
n’était pas le premier, son nom était déjà connu sans encore être célèbre. Il
parla de Jean Baptiste et de son rôle de précurseur, faisant référence à ses
paroles de feu connues de tous car largement colportées, y associant les
oracles d’Isaïe. Inévitablement des questions surgirent sur la présence du
Messie parmi nous. Tout en affirmant cette présence, Il ne se désigna pas comme
tel. Il l’avait pourtant fait le matin même ! Je pensais devoir réparer cette
incertitude en parcourant la foule des auditeurs :
- Le Messie,
c’est lui. J’en témoigne. Je suis son premier disciple...
Mais voici
qu’effrayés, mes interlocuteurs fuyaient, pour revenir ensuite, attirés par la
douceur de ses propos.
- Demandez-lui
quelques miracles…Il est puissant... Il guérit... Il lit dans les coeurs et
répond à toute question...
- Je n’ose
pas... Demande pour moi. Mon oeil droit est aveugle et le gauche le sera
bientôt...
J’entraînais
cet homme .
- Maître !
- Oui, Judas ?
- Cet homme
est presque aveugle. Je lui ai dit que tu peux le guérir.
- Je le peux
pour ceux qui ont
- Je crois
dans le Dieu d’Israël. Je viens à Jérusalem pour me jeter dans la piscine de Bethsaïde, mais il y a toujours quelqu’un de plus rapide
que moi quand l’ange du Seigneur agite l’eau...
- Peux-tu
croire en moi ?
- Je crois en
l’ange de Dieu. Pourquoi ne pas croire en toi dont le disciple affirme que tu
es le Messie.
Il a
souri à cette logique toute simple mais solide. Se
mouillant un doigt avec de la salive, il en enduit l’oeil aveugle :
- Que vois-tu ?
- Je vois...!
Et l’autre, tu ne le guéris pas ?
Après un
nouveau sourire, Il refit les mêmes gestes :
- Et
maintenant ?
- Dieu du
ciel...! J’y vois comme quand j’étais gosse ! Sois béni pour l’éternité !
Pleurant de
bonheur, cet homme se jeta à ses pieds.
- Va, et sois
bon maintenant en reconnaissance pour Dieu.
Une bonne
chaleur me dilatait le coeur. J’avais conscience d’avoir participé au bonheur
de cet homme. Je me réjouissais aussi d’avoir contribué à accroître la
notoriété du rabbi, et de le voir heureux de la joie donnée. J’inaugurais ainsi
mon rôle de disciple actif.
Un lévite,
perdu dans le groupe des auditeurs, avait assisté au miracle :
- Par quel
pouvoir fais-tu ces choses ?
- Je te le
dirai si tu réponds à ma question. Qui es le plus grand du prophète qui annonce
le Messie ou du Messie lui-même ?
- Quelle
question ! Le Messie bien sûr. Il est le Rédempteur promis pas Dieu.
- En ce cas,
par quel pouvoir les prophètes ont-ils opéré des miracles ?
- Par le
pouvoir que Dieu leur donnait pour prouver aux foules que Dieu était avec eux.
- C’est pas ce
même pouvoir que j’agis. Dieu est avec moi et je suis avec lui. Je prouve ainsi
que le Messie peut bien, à plus forte raison et en plus large mesure, accomplir
ce que les prophètes faisaient.
Ce lévite s’en
est allé tout pensif.
Je restais
cependant étonné de Le voir si discret sur sa vraie nature, mais instruit par
cette première collaboration heureuse, je mis cette réserve sur la prudence
excessive d’un campagnard peu au fait des usages dans les sphères du pouvoir.
Ces sphères-là, je les connaissais bien. Je me promis d’accentuer mon action
dans ce sens. Hélas…
J’allais
ensuite prier avec Lui au plus près du Saint des Saints et Lui manifestai mon
souhait de rester auprès de Lui.
-
Non Judas. La nuit, je suis en prière avec le Père. Cette oraison et méditation
solitaires sont plus nécessaires à mon esprit que la nourriture matérielle. Qui
veux vivre par l’Esprit, doit lui donner
tous ses soins et pour ainsi dire presque tuer sa chair. C’est vrai pour tous
ceux qui veulent appartenir à Dieu. Pour toi aussi, Judas.
- Mais nous appartenons à la terre,
Maître. Comment délaisser la chair à ce point ? Elle est
aussi un don de Dieu qui nous dit : « Tu ne tueras point » !
- Les âmes
simples élèvent spontanément leur regard vers le surnaturel et s’envolent avec
Nous dans les domaines de l’Esprit. Ton
esprit a été compliqué par ta formation et surtout l’ambiance dans laquelle tu
l’as reçue. Ses subtilités et ses principes t’ont souillé. Salomon qui ne
manquait pas de sagesse affirmait : « Vanité des vanités, tout est vanité.
Craindre Dieu et observer ses commandements, c’est tout l’homme ». Aussi
faut-il ne prendre de la terre que ce qui nourrit et pas ce qui empoisonne. Ce
qui est nuisible provoque en nous des réactions néfastes et il faut y renoncer,
même quand ces choses flattent notre goût ou nos sens. Le pain ordinaire et
l’eau de source valent mieux que les plats compliqués d’une table royale.
- Que dois-je éviter, Maître ?
- Tout ce qui te trouble car Dieu est
- De l’orgueil
? Plutôt du désespoir il me semble !
- Mais qu’est-ce
que le désespoir, sinon de l’orgueil. Réfléchis plus loin, Judas. Quelles sont
les sources du désespoir ?
- ...
- Ce sont les
malheurs qui s’acharnent et dont on ne peut venir à bout par nos seuls moyens.
Ce sont nos fautes qui nous incitent à nous juger impardonnable et à douter du
pardon de Dieu. Cette prétention de ne vouloir compter que sur nous-même, de ne
pas oser dire au Père : « Je n’en peux plus, mais Toi, tu peux
tout », n’est-elle pas fondamentalement de l’orgueil ? Et l’absence de pardon,
vers soi comme vers le prochain, n’est-elle pas de l’orgueil ? Judas, tout,
absolument tout sera pardonné par le Père. Il suffit d’implorer le pardon d’un
coeur sincère, contrit, humble et désireux de résurrection vers le bien.
- Mais
certains crimes sont rigoureusement impardonnables...
- C’est toi
qui le dis, et ce ne sera vrai que pour celui qui l’aura voulu. En vérité,
Judas, je t’affirme que même le crime des crimes serait pardonné si le coupable
accourait aux pieds du Père en s’offrant pour expier, sans désespoir. Il est
certain que le Père lui donnerait le moyen de sauver son âme.
Chemin faisant à son côté, vers la colline aux oliviers, je méditais ses affirmations qui me paraissaient tellement déroutantes en regard des prescriptions raides et formalistes de la loi, du moins telles qu’elles me furent enseignées. Je n’avais fait aucun rapprochement avec mon évolution spirituelle possible ni avec son aboutissement terrestre tel que vous et moi le connaissons maintenant.
Son
insistance sur ces thèmes en ces jours aurait certainement dû m’alerter.
J’étais pourtant, lors de ces entretiens dans des dispositions d’écoute
réellement ouvertes. La force de son affection avait bouleversé mes certitudes.
Je désirais véritablement devenir son disciple, donc adopter sa pensée et sa
vie mais sans abandonner mes ambitions car je restais persuadé que dans notre
intérêt commun, elles restaient judicieuses.
- Ces
explications te suffisent-elles ? N’hésite pas à me questionner. Je suis ici
pour être le Maître de l’enseignement.
- J’ai compris
et ça me suffit. Mais comment le mettre en pratique... Tu le peux, toi qui est
saint. Moi je ne suis qu’un homme, jeune et plein de vie... C’est très
difficile.
- C’est pour
les hommes que je suis venu, Judas. Pas pour les anges. Le Père m’a envoyé pour
refaire des anges avec les hommes. Et ils le peuvent s’ils le veulent
véritablement. Je ne suis pas un de ces phraseurs qui prêchent des doctrines
impossibles. J’ai pris une vraie chair d’homme pour bien participer à
l’expérience d’une nature charnelle, ses passions et ses tentations.
- Et ses
péchés ?
- Ne sont
pécheurs que ceux qui veulent l’être.
- Tu n’as
jamais péché ?
- Je n’ai
jamais consenti au péché. Non parce que je suis le Fils du Père, mais pour bien
démontrer que le Fils de l’homme, comme tout homme, s’il le veut, peut ne pas
pécher.
- Et tu n’as
jamais été tenté ?
- Judas...!
J’ai trente ans. Je n’ai pas vécu dans une caverne ni sur une montagne, mais
bien parmi les hommes. Et même si j’avais vécu dans l’endroit le plus solitaire
qui soit, les tentations seraient venues. Nous portons tous le bien et le mal
en nous. Dieu souffle sa grâce sur le bien et Satan attise tous les attraits du
mal. Ce sont précisément la prière et la volonté attentive qui font triompher
la grâce.
- Si tu n’as
jamais péché, comment peux-tu juger les pécheurs ?
- Je suis
homme et je suis le Fils de Dieu. Ce que je pourrais ignorer comme homme et en
mal juger, je le connais et en juge comme fils de Dieu. Mais dis-moi, Judas,
imagine un affamé. Souffre-t-il plus en disant : « Je me mets à
table » ou en constatant : « Il n’y a pas de nourriture pour
moi »
- Il souffre
plus de savoir qu’il n’y a rien pour lui. Se savoir privé de nourriture lui
amène la saveur des mets dans la bouche et elles lui tordent l’estomac de désir.
- C’est ça. La
tentation nous mord comme ce désir. Satan sait le rendre plus aigu, plus
précis, plus séduisant que son assouvissement et il y crée des accoutumances.
- Et tu n’as
jamais cédé ?
- Non, Jamais.
- Comment
as-tu fait ?
- J’ai dit :
« Mon Père, ne m’induit pas en tentation ».
- Comment !
Toi, le Messie qui opère des miracles tu as demandé l’aide de ton Père ?
- Non
seulement l’aide, Judas, mais aussi et surtout de ne pas m’induire en tentation.
Crois-tu donc que moi le Fils, je puisse me passer de mon Père ? Que non ! En
vérité, le Père accorde tout au Fils, et le Fils reçoit tout du Père. Et tout
ce qu’on demandera en mon nom au Père sera accordé. Mais nous voici arrivés et
la nuit arrive au Gethsémani. Va chez toi. Nous nous retrouverons demain.
Adieu... La paix soit avec toi.
- Et avec toi.
Mais, dis-moi, Maître, pourquoi résides-tu en un lieu si humble. Ne connais-tu
personne qui ait en ville une belle maison ? Si tu veux, je peux te conduire
chez des amis qui te donneront l’hospitalité en une demeure plus digne de toi.
- Tu le crois
? Moi pas. Le digne et l’indigne ne se trouvent pas dans les classes sociales.
Le malicieusement indigne se trouve plus souvent chez les grands. Il n’est ni
nécessaire ni utile d’être puissant pour être bon ou pour dissimuler ce qui est
péché aux yeux de Dieu. Mon signe retournera tout. Le grand ne sera pas le
puissant mais celui qui est humble et saint.
- Mais pour
être respecté, pour s’imposer...
- Hérode est
respecté...? César est respecté...? Non. On les subit, et souvent on les
maudit. Crois-moi, Judas, je saurai m’imposer beaucoup plus par la modestie
qu’en épousant leurs airs de grandeur.
- Si tu
méprises les puissants, tu t’en feras des ennemis. Je songeais à parler de toi
dans les hautes sphères...
- Je ne méprise et ne mépriserai personne. J’irai vers les pauvres comme vers les riches, vers les esclaves comme vers les rois, vers les purs comme vers les pécheurs, mais je donnerai toujours la préférence aux humbles. Les grands ont déjà tellement de joies. Dans l’indifférence des puissants, les pauvres n’ont que la droiture de leur conscience et l’amour de leurs enfants comme réconfort. Je serai toujours avec les pauvres, les affligés et les pécheurs. Mais je te remercie de ton obligeance, Judas.