PREMIERE RENCONTRE
M’entendre
appelé frère, même à vingt siècles de distance me surprend toujours un brin. Oh
! Tu n’est certes pas le premier à faire le constat d’une effrayante
similitude, mais le réflexe habituel bien compréhensible et tellement ancré
dans vos réflexes culturels est de vous chercher un bouc émissaire. C’est
tellement moins dérangeant que de regarder en soi-même. Je suis le bouc
émissaire parfait, l’accomplissement définitif de ce symbole mythique. "Lui" aussi, mais comme en symétrie absolue.
Je
dois aussi constater que vingt siècles après, "Il"
continue à me faire de l’ombre. Comme tu
le remarques à propos, sans "Lui", devant l’Histoire, je ne suis rien. Si
je ne l’avais pas rencontré, mon souvenir aurait été celui des milliards
d’anonymes qui ont sombré dans le néant de la mémoire collective. Pour
l’éternité, je le sais maintenant, je n’existerai que par "Lui".
Je te vois dresser l’oreille du coeur... Calmes-toi, je ne te dirai rien sur la
qualité de cette existence. Je n’en ai pas le droit. Surtout pas moi !
C’était un
beau jour de printemps. Suivant votre calendrier actuel, ça se situait le
mercredi 7 avril de l’an 27.
Comme d’habitude, mais surtout en cette
période de l’année où tout le peuple monte à Jerusalem je me montrais au
Temple, y accomplissant les nombreux rites où il est bon d’être vu, y cotoyant
quelques personnages importants, veillant bien à les saluer avec cette liberté
propre à marquer qui je suis au tout venant. Ne croyez pas que cette activité
fut de tout repos. Il y fallait une grande vigilance et connaître tous ceux qui
comptaient dans le royaume, à quelque titre que ce soit. Au moment où tel
personnage influent se montrait, il convenait instentanément, mais si possible
pas pour d’autres moins influents que lui, d’adopter les comportements de sa
caste, sans excès, avec modestie et apparente conviction. Savoir prier le même
jour, avec application, dans le style Pharisien comme à la manière d’un élève
de Gamaliel relevait d’un grand art. J’y excellais d’autant plus qu’à force de
les observer, je connaissais toutes leurs habitudes, voire toutes leurs manies.
La difficulté résidait dans les choix instantannés nécessaires. Souvent, il
s’avérait plus prudent de s’abstenir, car à la longue l’image d’une girouette
se serait imposée, et ça n’était pas précisément celle que je recherchais.
Vous avez reconstitué comment se présentait notre Temple.
J’étais à
l’âge des grandes orientations. De celles qui conditionnent toute la
trajectoire d’une vie. J’avais la trentaine belle et avantageuse. Orphelin de
père dès mon adolescence, ma mère reporta sur moi toute son affection et
consacra à mon éducation au Temple les moyens substantiels laissés par mon
défunt père. Je ne manquais de rien.
Ma
fréquentation était recherchée... surtout par des jeunes moins fortunés.
J’avais plaisir à les aider. Les nuits des étudiants du Temple n’avaient rien à
envier à celles des étudiants de votre Sorbonne ! J’avais du bon temps,
partageant avec certains hauts personnages, des intimités pas seulement politiques.
Avais-je de vrais amis ...? Je ne me suis jamais posé cette question, du moins
tant que je ne l’avais pas rencontré, "Lui"... Non. Seulement des
fréquentations nombreuses et variées, toutes plus ou moins utilitaires. Parmi
elles, il y avait Didyme, votre célèbre Thomas. Il était d’une famille
nettement moins aisée que
Les puissants
du royaume m’utilisaient souvent pour des missions délicates. Celles qui
nécessitaient de l’astuce, du savoir jouer la comédie pour obtenir
l’information recherchée, ou provoquer la réaction attendue, et tout cela
évidemment sans permettre l’identification de
En outre j’y
étais connu depuis longtemps. L’aisance de ma famille me valut d’accomplir tout
le cycle de la formation intellectuelle et spirituelle possible dans la société
juive. J’avais été très tôt confié aux maîtres du Temple. Mes dernières années
d’étude se firent dans l’entourage immédiat de Gamaliel, sans figurer cependant
parmi ses disciples préférés. Cette formation générale étendue me valait
l’écoute attentive des sages de ma bonne ville de Kériot chaque fois que mes
multiples occupations me permettaient de visiter ma mère. Je tenais fort à
cette notoriété locale. Des jeunes de Kériot, j’étais indiscutablement le plus
prometteur.
Pendant mes
nombreuses années d’étudiant au Temple, un thème était souvent abordé. Nos
maîtres aimaient voir leurs disciples s’affronter sur ce sujet. Nous y avions
droit au moins deux fois par année, volontiers à l’occasion des grandes fêtes
au Temple. Il y avait alors foule, et ce problème passionnait toujours les
auditeurs libres et les pèlerins. Tout le monde avait gardé en mémoire
l’affaire des mages venus d’Orient s’enquérir de la naissance du Messie auprès
d'Hérode. Chacun se souvenait aussi des événements étranges survenus à Bethléem
de Judée à cette époque. Nul ne pouvait oublier le terrifiant massacre ordonné
par le roi. Tous ces éléments, rapprochés des textes saints que nous apprenions
à réciter par coeur, ne manquaient pas de structurer le débat autour de la
question : « le Messie est il né ? Si oui, où est-il ? ».
J’avais
souvent abordé ce problème avec Didyme et nous nous étions formé une conviction
commune. Il n’était évidemment pas question de nier l’étrange concordance entre
les oracles prophétiques et les événements de Bethléem rapportés dans des
conditions n’autorisant pas leur réfutation, du moins pour un enquêteur
honnête. La question de la naissance du Messie n'avait pas à être posée. Il
était né. C’était évident. Restait à savoir s’il avait survécu au massacre du
roi fou. Et dans ce cas, où se cachait-il ?
Nous en avions
conclu tous deux que, s’agissant d’une affaire essentiellement spirituelle,
c’était au Temple qu’il ne manquerait pas de se manifester, du moins s’il était
resté en vie. Nous nous étions donc partagé le travail étant convenu que toutes
les informations recueillies sur ce sujet deviendraient communes. Observer à
deux multipliait les chances, surtout les jours de grandes foules. Quand une
mission m’éloignait du Temple, Didyme veillait à assurer la surveillance, du
moins chaque fois que possible. J’accordais une grande importance à cette
partie commune de notre activité. Parmi les personnages potentiellement les
plus puissants, rien de mieux que le Messie. Gagner la confiance d’un vieillard
riche et influent n’est certes pas sans intérêt, mais la durée de sa confiance
sera nécessairement limitée. Le poste à en attendre aussi. Or nos réflexions
nous avaient mené à ces évidences que le Messie devait être un homme jeune, de
notre âge, ce qui ne manquerait pas de favoriser la confiance mutuelle. L’enjeu
était donc d’importance. Du moins pour moi, car il me semblait bien que les
motivations de Didyme n’avaient pas les mêmes bases. Ses origines familiales ne
lui autorisaient pas mes ambitions.
Arriva ainsi
ce fameux mercredi d’avril 27 en votre calendrier. Ma
vie bascula. Je le mesure maintenant. J’observais la foule des
pèlerins. La Pâque battait chaque année les records de fréquentation. Les
marchands de toutes sortes avaient bien mesuré l’impacte de cette fabuleuse
manne sur leur chiffre d’affaire. Moyennant une ristourne au profit des
autorité religieuses, ristourne largement compensée par l’augmentation
momentanée de leurs prix, ils avaient acquis l’autorisation de s’installer en
grand nombre dans la première cour, la plus grande, celle que nous appelions
« le parvis des païens », à l’intérieur du Temple donc. Il y avait
bien sûr des vendeurs de tout ce qui était nécessaire aux rites légaux, mais
aussi des marchands de souvenirs, d’objets pieux ou non et des changeurs car
les juifs de la diaspora visitaient le Temple en grand nombre, par communautés
entières. Vous connaissez à votre époque ce genre de folklore dans tous vos
grands centres religieux. Il est de tous les temps et de toutes les religions.
Mon attention
fut attirée dans ce bric-à-brac fort peu recueilli par une voix criarde portant
un fort accent galiléen. M’approchant, je vis un marchand de moutons qui se
moquait de l’accent provincial d’un homme jeune, de grande noblesse naturelle,
très simplement mis, mais dont se dégageait une sorte d’autorité naturelle
impressionnante. Des badeaux attroupés me mirent au courant :
- Il a pris la
défense de ce couple de petits vieux. L’autre leur a vendu à prix d’or un
agneau tellement rachitique que le sacrificateur n’en a pas voulu. Ces naïfs
demandaient un échange. L’autre prétend leur extorquer un prix encore plus
fabuleux. Ce jeune seigneur a pris leur défense et cet imbécile se moque de son
accent galiléen...
Ce fut
effectivement avec un accent outré et volontairement insultant pour tout Galiléen,
que ce voleur proposa un agneau magnifique à Joseph l’Ancien qui arrivait pour
se procurer l’animal de son sacrifice pascal. Ce Joseph vous le dites
« d’Arimathie ». A cet instant, il n’accorda aucune
attention à la comédie qui se jouait ni surtout à cet homme qu’il fréquentera
plus tard, au point que sa vie, à lui aussi, s’en trouvera bouleversée. Son
achat fut l’occasion d’une trêve, le temps de mener
- Au nom de
Dieu, je t’ordonne de remplacer cet animal par une bête digne du sacrifice.
Fais-le au moins pour le respect dû au grand âge de tes clients. Serais-tu à ce
point lâche que tu abuserais de leur faiblesse ?
Cet homme si
noble n’avait que sa prestance pour oser donner cet ordre. Très grand, plutôt
athlétique mais de musculature élancée et fine, Il n’était manifestement pas
familier du coup de poing. Le marchand se
laissa prendre à cette apparente faiblesse et cet imbécile reprit de
plus bel sa comédie insultante en ameutant ses collègues avec un accent
galiléen à faire perdre son calme à une montagne :
- Ecoutez-le,
ce Galiléen... Il prétend nous donner des leçons, à nous du Temple...
Les autres
accoururent et mal leur en prit. Calmement mais avec précision et
détermination, ce grand gaillard ramassa ces cordes fortes dont on se sert pour
tenir les gros animaux menés au sacrifice, il en fit une lourde tresse et fit tomber avec violence une pluie de
coups sur tout ce qui passait à sa portée, de marchand, d’étals et de trésor caisses. Il pourchassait toutes ses cibles à travers la grande cour. Les pèlerins
alentour s’amusaient fort à voir tous ces rapaces se soucier de leur argent, de
leurs marchandises, essayant d’en sauver le maximum sous un avalanche de coups
de ce fouet improvisé. Il leur fallu plier bagages, tous jusqu’au dernier. Tout
enflammé, cet homme criait pour qu’on l’entende bien ( Jean 1- 16 ) « ...
Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de
commerce... »
Cette
motivation hautement proclamée et si différente de l’injustice faite aux deux
vieillards, éveilla mon attention. Il me revint cette parole des écritures qui
affirme que le Messie serait appelé
« le Nazaréen ». Or Nazareth est en Galilée. Voilà qui
débordait le fait divers.
Evidemment,
tout ce charivari ne manqua pas de provoquer l’intervention de la milice du
Temple. Je notais la surprenante mansuétude que cette soldatesque manifesta et
me l’expliquai par l’approbation évidente de
- Quel signe nous
montres-tu pour agir ainsi ?
Il leur
répondit :
- Détruisez ce
sanctuaire, et en trois jours je le relèverai.
Personne ne
compris ce qu’il voulait dire et moi pas plus que les autres. Mais maintenant, je sais.
- Il a fallu
quarante six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le
relèveras ?
Constatant
qu’il ne pouvait rien faire sans se couvrir de ridicule, le scribe préféra en
rester là. Cette réponse absurde lui permettait de sauver l’apparence de son
autorité. La milice tourna donc les talons et l’incident était clos. Il avait
cependant fait grand bruit. De ceux qui étaient au Temple ce jour-là, personne
ne pouvait plus ignorer ce grand, beau et audacieux gaillard.
Voilà ce qu'il est devenu à votre époque...
Sa splendide
et souveraine liberté d’intervention ainsi que les motifs qu’il avait avancés,
m’avaient fortement impressionné. J’en discutais le soir même avec Didyme. Il
avait également vu cette sorte d’émeute. Tous deux avions eu la même réaction.
C’est peut-être le Messie dont nous guettons
J’alertais mes
informateurs habituels. Très vite, ils m’indiquèrent où cet homme séjournait.
Il était l’hôte d’une humble famille de cultivateurs sur la colline aux
oliviers. Une famille d’origine Galiléenne... Encore ! Des conditions de vie
contradictoire avec son allure royale... Bizarre !
- Dès demain,
j’y vais !
- Je
t’accompagnerai, m’affirma Didyme.