10 - LES BERGERS : ELIE ET LEVI

 

 

 

 

La marche avait repris. Le rabbi marchait vite et je peinais un peu à le suivre. La perspective de retrouver les bergers dont il nous avait parlé à la veillée lui donnait des ailes. Je pestais intérieurement contre ce détour : c’était du temps pris sur sa présence chez moi à Kériot. Cette pensée ajoutée au mal de crâne consécutif aux coups reçus, m’avait mis de méchante humeur.

 

 

Le jeune Jean cavalait en avant en éclaireur dès que des sonnailles se faisaient entendre. Il s’informait auprès des bergers ainsi visités et tous lui confirmèrent que les bergers recherchés étaient bien dans la proche région d’Hébron. Y arrivant, Jean choisit un grand arbre et y grimpa aussi haut que possible.

Il vit ainsi un gros troupeau qui nous était masqué par une zone boisée et le dévers d’une colline.

- Il y a trois bergers...

 

 

Jésus ne marchait plus... Il volait. J’étais curieux de voir les réactions de ces persécutés... Si c’était bien eux !

- Attention... Ce sont des pâtres.

Les bergers étaient les parias de mon époque, à peine plus que des lépreux. On ne les fréquentait guerre et je ne saurais dire avec certitude pourquoi. Probablement cette forte et tenace odeur de bouc qu’ils promenaient toujours avec eux.

 

 

Voyant arriver ce grand gaillard qui se hâtait vers eux, le plus ancien questionna :

- Qui es-tu ?

- Quelqu’un qui t’aime.

- Tu es bien le premier depuis trente ans ! D’où viens-tu ?

- De Galilée.

- La Galilée ! Oh !...

L’homme se fit attentif et scruta le rabbi. Il se disait à mi-voix :

-... Lui aussi venait de Galilée. De quel endroit seigneur ?

- Nazareth.

- Alors, dis-moi, connais-tu à Nazareth une femme nommée Marie, son époux Joseph et leur fils né à Bethléem lors du voyage qu’ils firent pour le recensement ? Je donnerais ma vie pour revoir cet enfant. C’est un homme maintenant, et c’est une chance pour le monde qu’il ait pu s’enfuir de Bethléem avant le massacre.

- Pourquoi une chance pour le monde ?

- C’était le Sauveur... Le Messie. C’est pourquoi Hérode voulait sa mort. Pour ne pas le manquer il a ordonné le massacre de tous les enfants mâles. J’étais avec mon troupeau quand ça s’est produit. Je n’ai appris ce désastre qu’à mon retour. Je n’avais plus de famille. Ma femme et mes enfants avaient été massacrés. Mes voisins m’ont accueilli à coup de pierres. Ils voulaient me tuer et j’ai du m’enfuir, me cacher, vivre comme une bête...

- Et pourquoi donc ?

- Avec mes compagnons bergers, c’est nous qui avions affirmé que ce bébé était le Messie.

- Et comment le saviez-vous ?

- Des anges nous étaient apparus. Tous chantaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu’il aime ». L’un d’eux, le plus beau nous a dit que le Sauveur, le Christ, le Messie était né.

- Et les gens ne vous ont pas crus ?

- Si. Notre patronne de l’époque a logé cette sainte famille. Tous les gens du secteur se sont laissés toucher. Il est venu des adorateurs de partout, même de pays lointains. Mais Hérode a ordonné le massacre et nous en sommes devenus les responsables, des ivrognes, des fous qui avaient imaginé cette histoire au fond de leur gourde d’alcool.

- Etes-vous bien sûrs de n’avoir pas rêver ?

- Ah ! Non, seigneur. Les anges ne sauraient mentir. Et ce fut un enfant qui nous les fit découvrir. Il ne buvait que du lait, lui... Et nous avons trouvé exactement ce que l’ange nous avait annoncé. La mangeoire et le bébé enveloppé dans des langes.

- Et depuis si longtemps vous n’avez ni oublié ni déformé votre souvenir ?

- Impossible, seigneur. Toutes ces belles choses nous brûlent le coeur comme au premier jour. Tous les matins et chaque soir, nous nous les remémorons en prière. Et la paix qui nous fut donnée est toujours là... malgré tant de misères et tant de persécutions. Voilà qui ne saurait tromper.

- Et comment dites-vous dans cette prière ?

- Notre coeur chante : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, par Jésus le Christ, qui est né de la vierge Marie dans une étable de Bethléem, et qui enveloppé dans des langes était dans une mangeoire. C’est lui qui est le Sauveur du monde.

- En somme qui cherchez-vous à Nazareth ?

- Jésus, le Christ, fils de Marie, le Nazaréen des prophètes, le Sauveur.

- C’est moi...

 

 

La stupeur bienheureuse de ces hommes simples et frustres me surprit. Leurs visages resplendirent de bonheur. Ils se prosternèrent devant le rabbi, le regardant avec adoration. Ils en pleuraient. Ce comportement me parut excessif. J’avais déjà observé ce genre de débordement sentimental chez Jean. Son jeune âge m’avait semblé une explication suffisante. Je l’avais également observé de la part de Simon, mais la guérison dont il fut bénéficiaire pouvait le justifier. Retrouver ces excès chez des êtres aussi frustres que les bergers me forçait au questionnement. Qu’avaient-ils tous que je n’aurais pas moi ?

 

 

- Levez-vous. Debout, Lévi et Elie. Et toi que je ne connais pas, quel est ton nom ?

- Je suis le fils de Joseph. Je porte son nom.

- Voici mes disciples. Jean est Galiléen. Simon et Judas sont de Judée.

Comme les bergers restent à genoux au sol, Jésus s’assoit sur l’herbe auprès d’eux.

- Ah ! Non, toi le roi d’Israël... Pas sur l’herbe !

- Laissez mes amis. Je suis pauvre aux yeux du monde, un simple menuisier. Ma seule richesse est tout l’amour que je donne et que je reçois. Je serais heureux de rester auprès de vous, de rompre le pain du soir, de dormir dans le foin, de recevoir votre réconfort.

- Réconfort...! Nous sommes grossiers et persécutés.

- Je suis persécuté, moi aussi. Mais vous me donnez ce que je cherche : l’amour, la fidélité, et l’espérance qui résiste aux souffrances. Vous avez su m’attendre. Voyez : je suis venu.

- Oh ! Oui, tu es venu... Plus aucune souffrance ne peut m’atteindre dorénavant. Je peux mourir en paix.

- Non, Elie. Tu vivras après mon triomphe. Tu as vu mon aube, tu verras ma splendeur. Mais que sont devenus les autres. Vous étiez douze dont je connais tous les noms car ma mère me les a transmis. Mes premiers amis...

Ces bergers grossiers furent émus à cette évocation de la fidélité de la mère du Maître, ce qui me surpris et força mon attention.

- Le vieux Samuel est mort de vieillesse il y a une vingtaine d’années. Joseph a été tué en combattant sur le seuil de sa maison pour défendre sa femme et son fils. Ils purent s’enfuir et j’ai recueilli l’enfant. Il est devenu notre compagnon. Il fut un fils pour moi et m’a consolé un peu du massacre de mes enfants. Lévi était persécuté. Il est venu avec moi. Benjamin et Daniel sont bergers sur les montagnes du Liban. Tobie s’appelle maintenant Mathias en l’honneur de son père également massacré à Bethléem. Mathias, Siméon et Jean sont disciples de Jean le Baptiste. Jonas est au service d’un pharisien dans la plaine d’Esdrelon. Son maître se comporte avec lui comme on il ne le ferait pas avec des animaux, tant il est cruel et exigeant. Isaac est malade. Il vit dans une misère absolue à Jutta. Nous l’aidons comme nous le pouvons. Il est pratiquement grabataire et sa survie dépend du bon vouloir de ses concitoyens. Quant à Jonathas, il est domestique chez un grand de la cour d’Hérode.

- Comment avez-vous trouvé ces emplois ?

- Ton parent, le prêtre Zacharie, nous a aidés et protégés. Dès que Jean Baptiste a commencé sa mission, Siméon, Jean et Mathias sont partis avec lui.

- Et maintenant, Jean est prisonnier à Machéronte.

- Oui. Ils ont un petit troupeau, mais surtout pour donner le change. Ils circulent autour de la forteresse, se tiennent informés, et guettent l’occasion de faire évader leur maître.

- J’aimerais vous voir tous...

- Nous irons leur dire que tu es vivant, que tu te souviens de nous et que tu nous aimes.

- Et aussi que je vous veux au rang de mes amis.

- Oui, Seigneur.

- Pour commencer, nous irons voir Isaac. Où sont enterrés Samuel et Joseph ?

- Samuel était au service de Zacharie. Il est donc à Hébron. Joseph a brûlé avec sa maison. Il n’a pas de tombe.

- Ils seront bientôt dans la gloire. Viens dans mes bras, fils de Joseph, que je t’embrasse pour ton père.

- Et mes enfants, Seigneur ?

- Des anges, Elie. Des anges qui chanteront le « Gloria » quand le Sauveur sera couronné.

- Roi ?

- Non. Rédempteur. Vous retrouverez tous ceux que vous aimez. Ayez la foi. Voici que la nuit arrive. Dis ta prière avant le repas.

- Pas moi, Seigneur. Toi !

- Gloire à Dieu au plus haut des cieux...

 

 

Après un repas simple mais robuste, la veillée nous réunit tous autour du feu. Je tentais de suivre la discussion. Mais  Jésus reprit pour ses bergers, le récit qu’il nous avait fait à la veillée de Bethléem. Jean avait sombré dans le sommeil. Je m’endormis très vite. La journée de marche avait été harassante et je n’avais pas la résistance physique du rabbi.