CHAPITRE 9.
- Tu m'attends une seconde, j'achève de me raser.
- Prends ton temps.
La petite Patricia est venue devant le Pape
- Tu sais, je vais faire la communion.
- Ah ! et tu te prépares ?
- Oui, on a fait un cahier avec des feuilles rouges, jaunes, bleues,
toutes les couleurs.
- Et pourquoi ces feuilles ?
- C'est pour écrire les péchés.
- Et pourquoi les couleurs ?
- C'est pour ranger les péchés. Y en a qu'il faut mettre sur la feuille
rouge, d'autres sur les feuilles jaunes. Je voudrais faire beaucoup de péchés
bleus...
- Ah! et qu'est-ce que c'est, les péchés de la feuille blanche ?
- Il faut pas le dire.
- Et il y a des péchés de toutes les couleurs ?
- Oui, mais, des fois, je sais pas trop où les mettre. Il ne semble que
j'en fais qui ont deux couleurs. C'est pas commode. J'ose pas le dire au Père
Jean...
-Et les péchés jaunes, tu en fais ?
- Oh! oui, il m'en faut pour toutes les pages.
- Qu'est-ce que c'est, les péchés de la feuille jaune ?
- Je sais plus.
- Alors, ce boulot ?
- Rien encore aujourd'hui, mais Marcel me propose d'essayer de faire le
taxi. On cherche des chauffeurs à sa Compagnie.
- Ça serait pas mal. Puis t'es calme de tempérament, et il en faut, du
calme, pour faire ce métier... Alors tu vas essayer ?
- Oui, j'ai envie. On verra bien. Et puis faut bien faire quelque chose.
- Tu te rends compte, des pauvres gars au chômage. Même si on leur donne
de l'argent, c'est pas le problème. Le problème, c'est la dignité de l'homme...
Tu sais, j'ai connu ça un peu quand j'ai quitté la vapeur. Trois semaines à attendre,
ça me sapait le moral.
- Tu conduisais une locomotive à vapeur ?
- Oui, une loco magnifique. J'étais content de l'astiquer avant le départ,
avec tous ces tubes de laiton, elle avait belle allure. Et puis, c'était vivant.
Tandis que la machine électrique, je sais pas, c'est plus neutre...
- Mais ça devait être beaucoup plus pénible ?
- Oui, mais ça fait rien. J'étais plus heureux avec. Ça, fallait en mettre
un coup à la pelle. Je faisais souvent la ligne entre Paris et Rouen, avec le
rapide. Devine le charbon qu'il me fallait lui jeter dans la gueule, au monstre
?
- 500 kilos ?
- Oh! t'es loin du compte. Deux tonnes, 2 000 kilos... Fallait pelleter
tout le temps. Et ça trottait en fumant, en soufflant. C'était vivant, comme
une bête presque...
- T'as regretté ?
- Oh ! oui ! le dernier jour, je l'ai bien astiquée, puis je l'ai menée au
dépôt. J'aurais pleuré... On est idiot. Bon, on va manger.
La maman était arrivée. Ils mangèrent vite.
- Allez, dépêchons-nous, on va être en retard chez Marcel.
Il sembla au Pape qu'il les connaissait depuis longtemps déjà. Il faisait
bon voir ces visages heureux, qui échangeaient leur lumière. Chacun allait de
l'un à l'autre, demandait des nouvelles, donnait sa présence. Le verset de la
Genèse lui revint en mémoire : « Il le
créa à son image et ressemblance. » Il pensa aussi à la foule du métro, à
la guerre dans le Sud-Est asiatique. Quel pressentiment vertigineux! Comment
regarder vers Dieu, à partir de toute cette humanité, chaleureuse ou
indifférente, enlisée ou fervente ?
- Allez, on y va ?
On s'était assis, et le vieux Laurent avait levé son doigt en silence
:
- Je voudrais bien, si vous êtes d'accord, qu'on reparle de la question
que je posais l'autre jour, le Pape qui est parti...
Le silence se fit. La proposition ne soulevait pas d'enthousiasme.
- Pourquoi veux-tu qu'on en parle ?...
- Je ne sais pas, mais ça me travaille. Vous savez, il se passe des choses
comme ça... et puis longtemps après, on voit que c'était des trucs formidables,
que ça a tout changé. Regardez, pour les vieux, l'affaire Dreyfus, l'assassinat
de Jaurès... alors, moi, j'ai l'impression que des affaires énormes se passent
et qu'on n'est pas très réveillés. Vous comprenez ?...
Le silence tomba à nouveau.
- Ben, il l'a dit... intervint une femme. II en avait assez de tout ce
bazar au Vatican, il a voulu aller a la base. Mais il dit plus rien depuis...
Quand il reviendra, il modifiera beaucoup de choses, ca sera plus évangelique,
quoi !
- Ah ! je sais pas, reprit Laurent. Moi je crois pas que ce soit si
simple. Si c'était ca, il n'avait qu'a donner un grand coup de poing sur la
table, pour faire un peu voler la poussiere, et puis passer le balai dans toute
cette bureaucratie. Ca va plus loin, pour qu'il ait file, et qu'il ait rien dit
depuis... Ca fait des mois déjà !... L'autre jour, j'ai été chez ma fille, et
le petit, il faisait des dessins pour le catéchisme, parce qu'on leur fait
faire des dessins, maintenant. Je lui ai dit : " Tu dessines Jésus ? et il
m'a dit : " Non, je ne sais dessiner que des bonshommes. C'est bizarre, ca
m'a fait penser au Pape. Peut-être que lui aussi sait pas trop dessiner
Jésus...
Le Pape sentit comme un vide se creuser entre son estomac et son coeur. II
porta la main a sa bouche.
- T'as envie de dire quelque chose ?... dis-le, va.
- Oh! dit le Pape, je sais pas trop. Ce que vous venez de dire là, je le
sentais, mais j'aurais pas été capable de le dire comme ca. Je crois que vous
avez raison. Ca doit être beaucoup plus profond que tout ce qu'on a dit ou
écrit. Peut-être que ça va beaucoup plus loin que ce qu'a pu penser le Pape
lui-même. On pourrait dire des tas de choses pour essayer d'expliquer son
départ, mais des affaires comme ça, ça dépasse un homme. Ca se passe sans doute
dans les profondeurs du monde. Les religions, vous savez, ça vit... et ça
respire lentement... Tous les deux mile ans, il y a un soupir, la respiration
change. II faut longtemps après pour savoir ce qui s'est passé. Les hommes sont
un peu comme des bouchons dans le remous.
- Mais alors, s'écria une femme, y a plus d'hommes ? Si on est des
bouchons... y a plus qu'a se laisser aller tous au fil de l'eau, comme des rats
crevés ! Moi je suis pas d'accord, il n'avait qu'à prendre le taureau par les
cornes... Nous, il faut bien qu'on se bagarre souvent !
Le vieux Laurent leva le doigt :
- Peut-être qu'il s'est bagarré, qu'il se bagarre encore, et qu'il se
bagarrera encore plus quand il reviendra a Rome... Mais moi je crois qu'il a
raison, Germain... qu'on est en train de vivre une affaire immense, et que ça
dépasse tout le monde, même le Pape. Ca veut pas dire qu'il faut pas s'activer,
mais c'est comme si la terre entière changeait de peau et de tout. Les jeunes
verront ça... Tu crois pas ?
- Si, dit le Pape. Je crois qu'on est pris dans un bouleversement
prodigieux. Et le Pape ne doit pas trop savoir si le monde se ride ou si c'est
le sourire de Dieu qui bouleverse tout. Il doit chercher aussi, sans doute.
- Ca doit être terrible, dit Marcel. Un homme qui se sent responsable de
tout ce passé, de toute la vie de l'Eglise sur la terre... C'est fantastique.
Qu'est-ce qu'on pourrait faire pour l'aider ?
A la fin de la reunion, on avait parlé quelques instants d'une lettre de
l'archevêque de Paris qui demandait aux communautes chrétiennes de préparer des
hommes, des laïcs capables de les animer. L'archevêque disait que c'était
urgent, que ces hommes devaient devenir compétents, en suivant des cours de
formation a l'Institut catholique de Paris. Marcel dit que lui n'était pas
indiqué. Tout le monde dit :
- On enverra Germain. II est le plus capable. Et il a plus de temps que
nous.
Le Pape n'avait pas dit oui.
Marcel avait dit :
- On en parlera quand Henri passera.
- Qui c'est, Henri ? dit le Pape.
- C'est un des prêtres de Notre-Dame-des-Champs. Il vient de temps en
temps. Il fait le lien avec la paroisse,
avec les autres communautés...
- Ca, dit le vieux Laurent, on est
content quand il vient, on a l'impression qu'on vit avec tous les autres. Et
puis, faut voir l'homme que c'est...
- Vous savez, ajouta la femme du conducteur, l'Eglise, c'est Dieu qui se
met à la portée de tout le monde. Ou ça devrait être. Avec Henri, on sent ça !
- Et il a fait... l'Ecole nationale d'Administration, reprit Laurent. Il
pourrait être préfet, ou bien assis dans quelque ministère. Et vous l'avez
là-haut, dans un petit bureau sans fenêtre, dans les combles de l'église
Notre-Dame-des-Champs, à recevoir les gens. L'autre jour, il faisait le
catéchisme à un jeune sourd. Chapeau !...
A son dernier passage, il leur avait dit en riant la réflexion de l'un de
ses anciens compagnons de l'E.N.A., haut fonctionnaire : « C'est dommage que tu
te sois embarqué dans une entreprise européenne en récession !... »