CHAPITRE 8.
- Y'a pas de boulot.
C'était le troisième jour qu'Intérim n'embauchait pas ceux qui étaient
sans qualification.
- T'as vu dans le métro ? Y'a une autre adresse.
Ils avaient été, à deux, à Sotram Intérim, près de Saint-Lazare, mais on
leur avait fait la même réponse.
- Ah! il peut en parler, Chaban, de la « nouvelle société » ...
- Encore un drôle de chanteur, celui-là... Il va falloir reprendre du
service dans la fauche... T'as pas de quoi boire un verre, je te le revaudrai
un autre jour ?
Le Pape avait payé les deux « rouges ». Puis deux autres. C'est vrai
qu'ensuite on était moins triste qu'avant. Le compagnon rêvait :
- Quand j'étais jeune, on faisait les vendanges du côté de Cahors... Ah !
c'était formidable. Des gars, des filles, plein les vignes. Le matin, la rosée,
et à midi, on cuisait au soleil. On chantait : " Rosalie, elle est
partie... Et puis ça sentait une odeur, quand on partait dans le brouillard
derrière les charrettes... les essieux grinçaient.., et on buvait de bons
coups. On pouvait travailler, au moins, si on n'avait pas un poil dans la main.
Maintenant, y a même des ingénieurs, à ce qu'on dit, qui trouvent pas du
boulot. C'est pas croyable. Et à je sais plus quelle banque, ils ont mis une machine
pour tout compter, et voilà... 500 gars sans boulot. Et des pères de famille,
comme ça !...
Le Pape vit la salle où les réunions n'en finissaient pas pour cette
fameuse encyclique sur « Foi et politique ». Le tapis violet de la table, les
sous-mains approvisionnés de papier, les fauteuils, et le plateau avec les
rafraîchissements. Et ce professeur devenu prêtre-ouvrier dans la banlieue de
Rome qu'on avait fait venir un jour... Il n'avait pas su s'expliquer, il était
comme embarrassé, et pourtant on avait dit que c'était un des meilleurs
économistes. On avait fini par abandonner, pas moyen de s'entendre et de dire
autre chose que des généralités.
- Tout le monde s'en fout de nous
autres... d'ailleurs ils l'ont dit qu'il fallait du chômage, un pourcentage
comme ils disent, pour que la société tourne rond. Un volant, ils appellent
ça...
- Tu paies encore un verre ?... Un volant, oui, c'est nous, le volant, et
on tourne un peu à vide.., le volant, et des fois le voleur, que je te dis.
Le Pape sentait sa tête lourde. Il paya et partit.
Au bas de l'escalier, il trouva la femme du conducteur du train.
- Je vais vous monter les sacs...
- Ah! vous arrivez bien. Et vous avez toujours pas de travail ?
- Non, faudrait savoir peindre ou savoir faire quelque chose. Va falloir
que j'y pense sérieusement.
- Vous pourriez faire une F.P.A. ?
- Oui, mais il faut attendre, on prend pas tout de suite...
Il s'allongea sur son lit. « Je suis le Pape », se dit-il. Il eut envie de
rire. « J'ai trop bu, se dit-il. On y viendrait facilement. Pas étonnant que
les pauvres bougres prennent la pente... » On frappa à la porte : c'était la
petite qui portait un gros morceau de brioche...
- Maman, elle a dit que je vous porte ça.
- Tu la remercieras bien. Tu n'es pas à l'école ?
- C'est jeudi.
Jeudi !... Il pensa à la saveur du jeudi matin, autrefois, au catéchisme
dans la petite église, devant un tableau sombre où l'on voyait un saint Pierre
farouche, assis sur un rocher, les clefs à son côté...
- Tu viendras chez nous, ce soir ? »
Au moment où il allait descendre, Marcel arriva. C'était la première fois
qu'il venait le voir. Il avait l'air un peu gêné.
- J'ai pensé à une chose. Le patron du garage, il cherche des chauffeurs.
Plusieurs femmes ont abandonné : la plupart, elles font six mois, puis elles
tiennent pas le coup. Ça vous dirait pas, un taxi ? Vous savez conduire ?
- Oh ! oui, et même, j'aime conduire. Mais il faut passer des examens, non
?
- Oui, bien sûr, mais pourquoi vous les passeriez pas ?... Oh tiens, si ça
t'embêtes pas, je vais te tutoyer. Je sais plus dire " vous ''. Et toi
t'as qu'à faire pareil. T'es d'accord ?
Le Pape fit « oui » d'un sourire.
- Tu connais Paris un peu, les rues, tout ça ?
- Oh oui !
- Alors tu verras, ça ira vite. Tu viendras avec moi lundi, si ça te
botte...
- Assieds-toi un peu, dit le Pape.
- Ça t'a plu, l'autre soir à la réunion ?
- Oui, merci. Vous avez tous été bien chics de me prendre comme ça. Il y a
longtemps que vous vous réunissez ?
- Oh! depuis que je suis arrivé
dans le coin avec ma femme. On a fait connaissance comme ça... et je leur ai
proposé. Je crois que ça nous aide bien tous.
- Tu étais prêtre avant ?
- Oui, mais il me semble que je suis toujours prêtre. Peut-être plus qu’avant…
- Mais tu dis plus la messe.
- Oui, mais c'est peut-être pas fait seulement pour dire la messe, un
prêtre. J'essaie d'aider les gens à être ensemble, on cherche à vivre
l'Evangile, à regarder vers Dieu. Moi, je me battrais pas, comme d'autres, pour
que les prêtres mariés soient réintégrés pour célébrer l'eucharistie. C'est
encore se bloquer sur une image du "prêtre-officier ou ministre du culte
"... Nous avons sans doute à inventer notre manière de rendre service,
d'être utile... il me semble que je suis
toujours prêtre. Peut-être plus qu'avant...
On frappa à la porte.
- Maman, elle dit que vous veniez manger avec nous. Papa est arrivé. Il va
rester tout demain.
- Tu viens tout à l'heure à la réunion ?
- Oui !
Le Pape descendit avec lui à l'étage inférieur, puis avant de rentrer chez
le conducteur, il écouta Marcel qui descendait l'escalier. Vers le bas, il se
mit à siffler. Quand un homme siffle, joyeux, que se passe-t-il chez Dieu ?