CHAPITRE 7.
La réunion s'était passée chez Marcel. Ils habitaient deux grandes pièces
au fond d'une cour. Sur le mur, un grand portrait de Che Guevara. Le Pape se
souvint du film La bora de los bornos — l'Heure des brasiers — qu'il avait vu un
soir, dans une salle de cinéma comble, à Montevideo. La dernière image du film
était restée sur l'écran pendant une minute
peut-être, dans le silence intense de la salle c'était le masque mortuaire du «
Che ». C'est ce soir-là que Hyacinthe avait compris que la mort d'un homme peut
être l'acte le plus fécond de sa vie. En mesurant à quel point le Che était
l'homme le plus vivant de l'Amérique latine, le plus puissamment présent à
cette foule qui retenait son souffle... Il avait pensé à la mort du Christ. Si
le Christ était mort dans un lit... Au bas de l'affiche, une longue citation du
Che, écrite à la main : « Laissez-moi
vous dire, au risque de paraître ridicule, que le véritable révolutionnaire est
guidé par de grands sentiments d'amour. Il est impossible de penser, fût-ce un
instant, qu'un révolutionnaire puisse être authentique sans cette qualité. »
(*)
- C'est Germain, Germain Tournier. Il habite au-dessus de chez nous.
Tout le monde, une dizaine d'hommes et de femmes, lui avait serré la main
avec de bons sourires. On parlait des enfants.
- Le mien est en classe de transition, mais tu sais, ça l'intéresse
beaucoup. L'instituteur, hier, les a emmenés chez un garagiste. Ils ont vu
démonter un moteur... on leur a même mis les outils dans les mains pour
revisser quelques boulons. Ça, il était content.., et il veut faire de la mécanique,
quand il sera grand.
- Oh! c'est bien, ça... Serge, il fait du latin, mais ça ne l'intéresse
pas. Et puis Corneille, tout ça, il dit que ça l'ennuie. Moi, je lui dis qu'il
faut bosser et puis c'est marre. Un jour, j'ai regardé dans tous ces livres,
c'est sûr que c'est pas drôle. Enfin... Bon, on commence ?
Le conducteur de train avait fait discrètement le tour. « Vous savez, le
voisin à nous, c'est un ancien prof qui a quitté... Ça a l'air un peu
bizarre... mais il a pas l'air d'avoir envie d'en causer. Faut pas le brusquer.
»
On s'était assis.
- On va peut-être faire grève, les conducteurs, je voudrais bien qu'on en
parle.
- Pourquoi ?
- Les horaires du boulot, mon vieux, on est tout seuls dans les motrices,
les nuits de brouillard, on n'en peut plus. Alors on voudrait des horaires
mieux, et puis une petite augmentation.
- Et vous allez faire grève avec tous les autres cheminots ou rien que
vous ?
- Pour le moment, c'est rien que nous.
- Alors vous allez tout bloquer rien que pour vous ?
Un peu plus loin, on avait parlé d'un évêque qui avait fait une lettre
pour défendre les ouvriers.
- Ils en font des papiers, avait dit une femme, mais qu'est-ce que ça
change ? Ça chatouille un peu les gros, mais ça mobilise pas les chrétiens.
J'aime mieux les paysans du coin qui sont venus donner des patates aux grévistes,
gratis.
- Quand même, si tous les chrétiens s'y mettaient un jour, à la justice...
Mais ça fout le camp dans tous les sens. Le pauvre Dieu, on le met à toutes les
sauces. Gott mit uns, Dieu est avec nous... c'était sur les ceinturons des
soldats allemands. Les Américains bombardent en Indochine pour défendre la
civilisation chrétienne. Et ils font des papiers !
- Ah! ça compte quand même ...
- Oui, s'étaient exclamées plusieurs personnes !
Un homme, qui pouvait bien avoir soixante-cinq ans, était intervenu
soudain
- Et puis, les gars, faudrait parler un jour d'une affaire qui d'après moi
est très importante : pourquoi le Pape a foutu le camp ? Y a quelque chose là.
Il est pas parti pour rien. C'était pas un enfant de choeur. Et moi je crois
pas qu'il ait filé avec une chanteuse. Cet homme, il souffrait, il avait essayé
de changer des choses. Il a dû sentir que le vent tournait, ou qu'il fallait
faire tourner le vent, je sais pas, moi. Mais il est parti, et quand même, ça
manque.
Le Pape avait jeté un coup d'oeil sur tous les visages heureusement,
personne ne le regardait. Il expira doucement de la bouche. On lui avait appris
ce truc pour garder une bonne maîtrise de soi, au temps où il sautait en
parachute, au régiment. Ça chasse la peur. La femme avait repris :
- Et qu'est-ce que ça change après tout ! Le truc tourne pareil, les curés
font la messe, les enfants vont au catéchisme, nous autres on se retrouve et on
réfléchit ensemble. On en a rien à foutre, d'un Pape. Peut-être que s'il n'y
avait rien, ni Pape, ni évêques, les gens seraient plus responsables et que ça
irait mieux. Toi, Marcel, qu'est-ce t'en dis ?
Marcel était encore resté silencieux un long instant. Puis il avait levé
les yeux :
- C'était plus vivable, le Pape, comme c'était. Je comprends qu'il soit
parti. Mais je crois qu'on a besoin de quelqu'un pour faire ça... dans un autre
style. Au début, dans les premiers siècles, y avait des moments où on a appelé
le Pape " le président de la charité "... en somme celui qui avait le
souci qu'il y ait de la charité partout, auquel on pouvait s'adresser pour
arranger quand ça n'allait pas. Moi, je le verrais comme ça : un homme simple,
sans tout le bazar du Vatican, qui serait là à regarder vers le monde entier, à
être proche de tous, à rappeler l'Evangile, à faire se rapprocher ceux qui en
ont besoin... vous voyez ? On l'a appelé parfois " le serviteur des serviteurs
de Dieu ". Un homme démuni comme ça, sans jouer les " pouvoirs '', il
aurait un rayonnement !... il changerait le monde.
La femme du conducteur avait repris :
- Jésus-Christ, il était comme ça, après tout ? On le voit pas arriver au
Vatican. Ni dans toutes ces cérémonies qu'ils nous passent à la télé, avec tous
ces costumes d'ancien temps et ces allures constipées. Ni écrire des grands trucs
auxquels on comprend rien pour dire qu'il faut pas prendre la pilule... Dans
les nuages, ils sont.
- Et toi, Germain, qu'est-ce que t'en penses ? (Le conducteur s'était
soudain retourné vers le Pape.) C'est des trucs qui te tracassent ?
Le Pape avait rougi légèrement. Après un instant, il ouvrit la bouche.
- Oui, ça me tracasse. J'en souffre. Ce départ du Pape, c'est peut-être
notre départ à tous...
Le silence se creusa soudain autour de la table. Il râcla sa gorge.
- Comment ça ? dit quelqu'un.
- Je saurais pas bien dire, mais je le sens. C'est peut-être notre départ à
tous, même ceux qui ne sont pas chrétiens... ou peut-être qu'il y a quelque
chose de plus profond dans le monde qui a bougé, et le départ du Pape, c'est
comme un symptôme...
- T'es un peu poète, dit un homme près de lui.
A Rome aussi, dans les bureaux de la Curie, on disait qu'on avait un Pape
poète, mais que la réalité, ce n'est pas de la poésie. Marcel le regarda
- Si, je crois que t'as raison. Je n'y avais jamais pensé comme ça. Mais
maintenant que tu le dis, moi aussi je sens comme ça.
Ils étaient tous restés silencieux un long moment.
- On prie avait dit une femme ?
Elle avait commencé :
- Ma voisine, son mari est parti. Elle a essayé de se suicider. On est
quelques-unes à s'occuper d'elle. Je te prie pour elle, Seigneur... et pour
qu'on sache être avec elle.
Un homme toussa d'abord :
- J'en peux plus de supporter la belle-mère. Et on veut pas la mettre a
l'hospice. Je te prie de m'aider, Seigneur...
Marcel dit :
- Je m'abrutis au boulot. J'ai passé plusieurs jours sans lire le journal.
Sans m'occuper de grand monde. Je vous demande a tous de me secouer un peu. Et
à toi, Seigneur, de pardonner.
Quand le tour du Pape arriva, il souleva sa main droite en silence, puis
il murmura a voix basse :
- J'ai rien à dire. Je sais pas prier comme vous. Mais je suis avec vous
et je vous remercie de m'avoir accueilli. Un autre silence se creusa. Marcel
commenca :
- Notre Pere... et tout le monde continua.
Hyacinthe pensa aux chrétiens de Hollande : un article du Monde annoncait
l'élection d'un évêque par une communaute d'etudiants. Il pensa aux cardinaux,
à Rome. Et à tous ces faits de torture dans le monde, dont parlaient les
journaux.
-… Délivre-nous du mal.
(*) Réflexe de ma part, à l’occasion d’une relecture, en
décembre 2013. J’ai constaté et ressenti, sur le terrain, la profonde
vénération des Cubains pour « Le Che ». Dans la crypte du monument
national de leur Révolution, l’ambiance est quasiment la même que dans celle de
St Pierre à Rome.
Mais il demeure que le Che, de médecin qu’il était,
devint un guerrier, parfois sanguinaire et barbare dont les sinistres débordements
sont maintenant connus. Je sais qu’ils sont peut-être des inventions au service
des propagandistes « antis ». Nous savons aussi qu’il fut, lui
également, assassiné par ses compagnons.
Non… ! Non… ! Jésus n’a toujours été armé
que de l’Amour de DIEU. Celui de la non-violence absolue… Voilà la seule vraie
révolution. Brandir l’amour en ses pauvres dimensions seulement humaines, et à
des fins politiques, est une escroquerie. Qui a la peau dure hélas…
Il n’existera jamais de plus grand révolutionnaire que
JESUS dans l’Histoire. Et dans son ombre, on discernons et applaudissons des
grands comme Gandhi, comme notre JP II, comme Mandela, comme King…