CHAPITRE 6.

 

 

Un soir, il lui avait monté ses deux cabas.

- Vous savez, il en faut tous les jours, avec quatre enfants.

Elle habitait l'étage au-dessous. Et quelques jours plus tard, un homme lui avait dit dans l'escalier :

-  C'est vous qui avez porté les paniers à ma femme, l'autre jour ?

- Oui.

- Ah! c'est bien gentil à vous. Je peux pas toujours les lui monter, à cause du travail.

- Où travaillez-vous ?

- Chauffeur, je suis chauffeur de train. Alors vous savez, on part la nuit, le jour, des fois on revient deux jours après.

- Ça doit être dur pour la vie de famille ?

- Oh ! ça, oui, pensez, il y a sept ans que j'ai pas pu passer Noël à la maison, avec la femme et les enfants. Ça fait mal, quand même. C'est dur. Et vous, comme boulot, qu'est-ce que vous faites ?

- Oh ! je vais à Intérim, alors je fais un peu de tout. Mais surtout de la manutention... 

Ils étaient restés encore un instant à parler sur le palier du conducteur de train. Puis ils s'étaient serré la main. C'était une main forte, rugueuse, comme de l'écorce d'homme. Le visage était comme les mains, buriné, nature, à fleur d'être …

- Bonsoir

- Bonsoir. 

 

Deux ou trois fois, il avait eu l'occasion de monter les cabas, et un soir le conducteur de train l'attendait sur l'escalier :

- Vous voulez pas venir boire l'apéritif à la maison ?

La maison, c'était trois pièces, en plus de la cuisine minuscule. La salle à manger avec une table et des chai-ses à tube. Il y avait du désordre, les enfants, trois petites filles.

- Alors, vous êtes de repos ?

- Oui, j'étais parti hier à 6 heures et je suis rentré ce matin à 5 heures. Un aller-retour Limoges, mais là-bas j'ai attendu onze heures avant de reprendre un train. Et vous, ça a été ?

- Oui, y'a du travail ces temps-ci. Je sais pas si ça durera. On verra.

 

Il avait bu le Martini. La plus petite était venue, sans un mot, poser son baigneur sur ses genoux. Il n'y avait rien de beau dans la pièce. Le Pape revit un instant le vestibule de son évêché, quand il était encore évêque d'une petite ville de province : les portraits de ses prédécesseurs potelés, le mobilier Directoire, le vieux coffre sculpté du xvie siècle, les tapis, et le bel espace paisible.

- Vous avez toujours fait ce boulot ? dit le conducteur.

- Non, dit le Pape.

- C'est peut-être indiscret de vous demander...

- Oh... hésita le Papa, non. J'étais professeur, professeur de français.

- Et vous avez abandonné le métier ?

- C'est-à-dire... Je trouvais ça artificiel, j'ai voulu vivre une autre vie.., et puis, vous savez, je suis chrétien, ou plutôt, je voudrais être chrétien, alors ça m'a fait quitter beaucoup de choses.

 

Même à la cuisine le silence s'était fait.

- Papa, elle m'a pris mon Jésus. Elle va me le casser.

La petite courait avec une statuette de cire. Les lèvres du conducteur se plissèrent. Sa femme vint sur la porte de la cuisine avec un torchon :

- Nous aussi, on est chrétiens. On va pas souvent à la messe, mais on veut être chrétiens... C'est pas commode, surtout qu'on n'en peut plus, souvent. On a pas trop de santé. On voudrait pouvoir être utile aux autres, un peu... 

Il y eut un silence.

- Dis, Jean, dit la femme, s'il veut rester manger, tu peux l'inviter, il mangera comme nous. 

Il était resté manger. Elle avait « sorti » une bouteille de vin vieux, achetée comme « prime». Il retint son rire, en apercevant l'étiquette, en lettres gothiques : « Les Vieux Papes » sans précision d'origine.!... Les enfants étaient contents qu'il y ait « quelqu'un ». La petite fille, au moment d'aller au lit, l'embrassa et lui dit :

- Tu viendras tous les soirs…

Elle s'appelait Elisabeth.

 

Quand ils se retrouvèrent tous les trois, il leur dit au bout d'un silence :

- D'après vous, qu'est-ce que c'est être chrétiens ?

- Vous le savez pas, vous qui avez étudié ?

- Non, je me demande si ce n'est pas beaucoup plus simple que tout ce qu'on dit dans les études.

- Oh ! nous, vous savez, on ne sait pas. Mais de temps en temps, on se retrouve avec quelques amis, et puis Marcel. On parle, on lit un peu l'Evangile, on prie, ou on se tait. Ça aide. Après on est plus courageux.

- Qui c'est, Marcel ?

- Ah ! Marcel, il habite de l'autre côté de la cour. Sa femme, c'est une petite rouquine. Peut-être que vous l'avez remarquée. Ils ont des jumeaux. Il est chauffeur de taxi. Mais il est drôlement fort. Il a étudié. Puis il a été prêtre...

- Il « est » prêtre, coupa la femme.

- Oui, si on veut, c'est-à-dire qu'il peut plus faire la messe, depuis qu'il est marié. Mais il nous aide à com-prendre l'Evangile... S'il y a quelque chose qui va pas, on va le voir. Avec lui, on sent un peu le Christ, ça c'est vrai. Alors oui, c'est notre prêtre.

- Vous croyez qu'un jour, ils seront pas reconnus comme prêtres, ceux qui sont comme ça ? » demanda la femme…

 

Le Pape aperçut soudain les visages du dernier Synode. La Curie avait réussi. Une majorité d'hommes figés étaient là, les yeux durs, sûrs d'eux-mêmes. Les interventions résonnaient encore à ses oreilles : « Une tradition millénaire... l'un des joyaux de sainteté de l'Eglise romaine.., le rempart de la chasteté consacrée dans un monde de laisser-aller... » Les Africains, certains Italiens, avaient été accablants. Et beaucoup d'autres si mesurés !

« Que pense le Pape ? » disait-on dans les couloirs. Il avait laissé le Synode s'achever sans rien dire à ce sujet, à la surprise de tous. C'est ce jour-là que la pensée de partir était entrée en lui. « La question n'est pas mûre », lui avait dit le cardinal secrétaire d'Etat. Des extincteurs de printemps !

 

- Vous avez l'air fatigué ? lui dit la femme.

- Tu penses, décharger des cartons, répliqua l'homme, c'est pas du gâteau. Et puis, ça fait de longues journées.

- Oui, je vais monter me coucher, dit le Pape. Merci. Vous êtes bien gentils.

Et sur le pas de la porte, le conducteur lui dit :

- Vous savez, si vous voulez, je peux demander aux amis si on peut vous emmener quand on se réunit... Si ça vous intéresse, je peux leur en parler.

- Oui, dit le Pape, je voudrais bien venir.

Enfin retrouver des hommes et des femmes, la vie pauvre et modeste, des chrétiens...