CHAPITRE 5.

 

 

 

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Dans le couloir du métro Montparnasse, il a eu un sursaut. L'inscription en grosses lettres noires est là devant ses yeux : « Ne travaillez jamais » ; c'est signé : « Le Pape. » Un peu plus loin, un cercle maladroitement tracé est accompagné de quelques mots : « Bulle vierge pour s'exprimer. » Et plus loin : « La publicité te manipule. » Les gens se hâtent ; la solitude en foule. Vers où ? tous ces visages éteints de lassitude... « Les droits imprescriptibles de la personne humaine. » Il se souvient des déclarations, des discours qu'on lui préparait et qu'il prononçait avec des distractions parfois. « La socialisation croissante d'une humanité en mutation... »

 

- Oh ! c'est écoeurant ! » crie une femme à côté de lui.

Deux hommes s'arcboutent et font pression pour pouvoir rentrer dans la voiture. Personne ne bronche. Le métro part. Et la caravelle blanche qu'on lui avait proposée pour aller en Afrique !...

 

Rue Joseph-Bara, il a trouvé une chambre de bonne. 300 F. par mois. Le vasistas ouvre sur un monde fantastique de toits de zinc, de cheminées, de pans de mur sombres ; au-dessous il y a les hommes, et selon les étages, le bonheur, l'ennui, la souffrance, la mort, la naissance. Si les plafonds et les planches devenaient soudain transparents, et aussi les fronts et les cœurs des hommes... Et pourquoi ces vies, ces survies ?            « L'Eglise porte à tous les hommes le salut en Jésus-Christ. » Et puis : « Le vicaire de Jésus-Christ. » Oh ! « le vicaire de Jésus-Christ »...

 

Quatre ans plus tôt, alors qu'il allait au Conseil permanent de l'Episcopat français, un chauffeur de taxi lui avait raconté des histoires chocs adaptées aux opinions politiques ou religieuses d'un chacun. Il avait oublié l'histoire destinée au gaulliste : on en a tant raconté. Mais il se souvenait de celle du chrétien.

« Alors, si vous avez un copain pratiquant, vous lui racontez celle-la :

Quand Jean XXIII est arrivé devant la porte du Paradis — il parait que comme Pape, il se défendait pas mal, Jean Enfin chez les catholiques, on le considérait comme un gars bien —, alors il a sonné et saint Pierre lui a dit : « C'était pour quoi ? » Jean XXIII, il a été un peu surpris, puis il lui a dit « Pour entrer. — Comment que tu t'appelles ? — Je suis Jean XXIII. — Jean XXIII ? — Oui, le Pape. — Le Pape ? — Ben oui, vous savez bien que je viens de mourir — De mourir ? mais ça n'arrête pas, les gens qui meurent Allez, ton nom ? — Jean XXIII. — Jean Vintetrois, y a personne de ce nom sur le registre. — Mais enfin, vous plaisantez... je suis le Pape Jean, on m'appelait le bon Pape Jean. — Eh bien, moi, je connais pas, »

Alors Jean XXIII, il s'inquiète un peu et finalement il demande le rapport au Père Eternel. Accordé. Et ça recommence. Le Pape, il se prosterne. « Tiens-toi sur tes pieds, mon garçon », lui dit le Père Eternel. Mais il  a pas l'air de le reconnaître. « Je suis Jean XXIII. — Qui ça, Jean XXIII ? — Mais le Pape. — Le Pape ? » Il en revenait pas, le pauvre Jean XXIII. « Enfin, le successeur de saint Pierre, le vicaire de Jésus-Christ. » Et là le Père Eternel a eu un mouvement de sourcils « Oh! ce pauvre Jésus-Christ, qu'est-ce qu'on me l'a maltraité ! — Eh bien oui, Seigneur, alors je suis le Pape de l'Eglise de Jésus-Christ. » Et le Père Eternel à ce moment-là ouvre des yeux comme des portes cochères et il lui dit : « Pas possible, ça dure encore cette petite hypocrisie ? »

… Essayez, vous verrez, ça vous laisse un bon catholique K.O ».

 - C'est bien au 106 que vous m'avez dit ?

La voiture se rangea devant la grille entrebâillée du 106, rue du Bac.

 

Il eut envie de raconter l'histoire au Conseil permanent. Il n'osa pas. Non, il eut peur. Peur que ces hommes qui se croyaient détenteurs d'une autorité divine « pour interpréter la révélation » ne sentent brusquement un vertige abyssal les vider. « Les gardiens du dépôt révélé. » Comment avait-on pu se faire croire à soi-même qu'on pouvait ainsi enfermer l'infini brûlant de Dieu ? Et le faire croire pendant des siècles à des milliards d'hommes ?

 

L'histoire du chauffeur de taxi ne l'avait plus quitté. Il avait pensé à lui après l'élection quand il avait refusé la tiare... Et parfois aussi en biffant des lignes entières dans les textes qu'on proposait à sa signature : En vertu  de  l'autorité divine qui est attachée au Saint-Siège apostolique... Le « Siège », alors que Jésus avait dit : « Je suis le chemin. »  Et  qu'il  avait  laissé  tomber  tant  de  fois  devant  un  homme l'appel bref : « Viens. » Le siège, et le « Saint » Siège. Pourquoi toute cette mousse rhétorique prétentieuse qui avait fait oublier si vite l'Evangile, et l'horizon sans limites de Celui qu'on ne peut nommer ? Une étudiante, quelques mois après l'histoire du chauffeur de taxi, lui avait dit : « Je trouve que l'Eglise parle de Dieu d'une manière indécente. »

 

En montant l'escalier, il entendit des cris, des éclats de voix. Dans le couloir du huitième, un homme battait une jeune Espagnole. L'indignation lui monta au visage.

 - Monsieur, je vous en prie...

- De quoi vous vous mêlez, vous ? C'est ma bonne.

L'homme était jeune, vingt-cinq ans peut-être. La « bonne » protégeait son visage de ses bras. Elle était en retard d'un quart d'heure pour descendre chez les patrons.

 

Le lendemain matin, dimanche, le Pape entendit à travers la cloison la messe radiodiffusée.

On chantait : « Avec des cris de joie répandez la nouvelle, portez-la jusqu'au bout du monde : le Seigneur a libéré son peuple, alleluia. » Toute la journée, ces paroles et la mélodie le hantèrent. Comment porter aux chrétiens, aux hommes, cette nouvelle toujours intacte ?