CHAPITRE 4.

 

 

 

C'est le lendemain soir que la nouvelle éclata en manchettes énormes sur les journaux : « Le Pape a fui... » « Fugue du Pape... » « Une lettre du Pape... » « Le Pape s'explique... » Et aussi : « Le Pape devenu fou ?... » « Le drame intime du Pape... »

 

On avait fini par trouver l'enveloppe sur la table de nuit. Elle était posée là, sans adresse, comme si elle avait été oubliée. Le cardinal secrétaire d'Etat ne l'avait pas remarquée lorsqu'il avait longuement examiné le bureau et l'appartement du Pape. Puis en y revenant encore, il avait pris l'enveloppe machinalement : son habitude de mettre de l'ordre, de ne rien laisser perdre... un peu comme lorsqu'on range les affaires d'un mort.

Il y avait un papier dans l'enveloppe. C'était l'écriture du Pape. Il avait ajouté en haut à gauche, sans doute après avoir écrit la lettre : « Quam velociter » ! Comme pour une encyclique, une bulle ou un bref. Le texte était court, en français, de son écriture petite et ferme :

- Je dois quitter le Vatican le plus rapidement possible pour essayer de vivre selon l'Evangile mon rôle dans l'Eglise. Je reste le Pape. Je ferai savoir ma pensée lorsque je le jugerai utile. A tous, je souhaite l'Esprit de Dieu.  

Il avait signé : « Hyacinthe. » Hyacinthe.. Au moment de son élection, dans les instants qui avaient précédé l'annonce officielle et sa sortie à la loggia, on avait insisté :

- Peut-être pourriez-vous prendre le nom de Pie, Saint-Père, ou de Paul, votre prédécesseur ?

Il avait fait des moues de dénégation.

- Jean, comme Jean XXIII ?

- J'ai été baptisé Hyacinthe, je suis Hyacinthe.

Des signes d'impatience retenue se manifestaient dans l'entourage.

- Tout de même, Saint-Père...

Il regarda le Doyen du Sacré Collège et ses bajoues…

- Je suis et resterai Hyacinthe.

Ses yeux doux étaient inébranlables. On passa à la suite dans la consternation : d'un geste, il refusa la tiare.., il n'accepta qu'une aube blanche et une étole. Tout avait commencé là, une vraie guerre d'usure contre cet homme que l'on croyait d'une douceur accommodante, dans son humour et sa proximité souriante à tous.

 

« Quam velociter ! › Oui, il avait écrit ces deux mots pour finir. Peut-être avait-il retiré la lettre de l'enveloppe pour les ajouter. Quelle dérision ! Ils avaient bien raison ceux qui disaient qu'il était fou, pervers. Certains se demandaient si ce n'était pas le diable en personne. D'autres avaient fait de longues enquêtes pour voir s'il n'avait pas fait des stages en Russie, s'il n'était pas un agent de la pénétration clandestine du communisme international. Et le jour où il avait dénoncé nommément les Etats-Unis…

 

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… qui   utilisaient   des   bombes à billes et à fléchettes contre la population du Vietnam du Nord, quel déchaînement !...

 

L'éditorial du Monde avait pour titre : « Le prisonnier du Vatican. » Le Pape lut l'article près de la guérite jaune de la dame des Invalides :

 « La découverte d'une brève lettre du pape Hyacinthe vient mettre un terme provisoire aux spéculations variées sur sa disparition. Le pape, on ne peut plus en douter, a décidé de lui-même son départ. Depuis le dénouement brutal de la question romaine, les souverains pontifes dépouillés de leurs possessions temporelles et de Rome, s'étaient retirés au-delà du Tibre et du château Saint-Ange. Le pape était devenu le " prisonnier du Vatican ". Jean XXIII, Paul VI avaient progressivement franchi cette frontière séculaire pour instaurer le dialogue avec les sociétés et les Etats. 

Voici qu'un pape tente de franchir une autre frontière, celle qui l'enfermait dans les étroitesses anachroniques d'institutions inadaptées. C'est de la prison d'une fonction sclérosée que le prisonnier du Vatican cherche au-jourd'hui à s'évader, en plongeant dans l'anonymat des foules de notre temps. Les premiers gestes de son pontificat avaient déjà trahi cette impatience devant la lenteur des évolutions amorcées par Vatican II. Ce geste stupéfiant va donner le vertige, non seulement à la chrétienté, déjà si ébranlée, mais aussi à notre société tout entière, au milieu de laquelle l'Eglise demeurait, bon-an, mal-an, jusqu'à ces dernières années, l'élément de stabilité le plus impressionnant.

« L'hypothèse d'un acte de folie ne manquera pas d'être faite : elle serait rassurante. Mais tous ceux qui connaissent l'équilibre du pape Hyacinthe, la fraîcheur colorée d'humour avec laquelle il conduit sa vie, sont persuadés qu'il s'agit là d'un acte délibéré, posé en parfaite conscience. Le pape a-t-il voulu larguer les amarres et pousser vers le large la barque de Pierre ? Est-ce une sorte de révolution évangélique de l'Eglise qu'il a voulu provoquer… ? L'avenir dira si la continuité millénaire de l'Eglise rencontre dans cet événement inouï un stimulant vivifiant ou un traumatisme peut-être mortel. 

Que va-t-il se passer dans les prochains jours ? Peut-on espérer que le pape va se laisser ébranler par l'émotion universelle qu'a suscitée son départ , et qu'il va réintégrer Rome, ou tout au moins se manifester ? Rien n'est moins sûr. Des jours étonnants s'ouvrent pour l'Eglise. La crise latente depuis des années va sans doute éclater au grand jour dans la carence du pouvoir central. L'ultime recours s'est peut-être effacé. " Rome n'est plus dans Rome. Il n'y a plus de " prisonnier du Vatican". »