CHAPITRE 3.

 

 

C'est cher, l'hôtel. Le garçon s'exprimait comme une machine. Il devait répéter les mêmes phrases à longueur de soirées.

- Monsieur désire être réveillé ?

Quand on lui tendit la fiche de police, il sortit la fausse carte d'identité qu'on lui avait donnée pour éviter la S.T.O. en 1942. Il l'avait toujours conservée : « On ne sait jamais. » Il écrivit lentement : TOURNIER Germain. Puis : professeur, c'était la profession qu'on lui avait donnée alors. Celle de son père.

 

Le lendemain, il chercha un hôtel moins cher, du côté de Montparnasse. Une fille s'approcha :

- Bonjour ?

- Bonjour, répondit le Pape. Pourquoi vous me dites bonjour ?

- Moi, je dis bonjour à tous les hommes. C'est mon métier.

- Ah! dit-il.

- Tu viens avec moi, mon petit biquet ?

Il la regarda : les yeux dévoraient la maigreur de son visage. Pourquoi faisait-elle cela ?

- Non, je ne viens pas.

 

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- Pourquoi ?

- Ce serait vous mépriser.

- Vous me vexez. Il y a des hommes qui viennent avec moi pour parler un peu, tout simplement.

 Elle se retourna et s'en alla avec lenteur. Dans l'ostentation d'elle-même. Il sentit le rouge monter à ses joues. Pourquoi ?

- Vous prenez la chambre pour la journée, ou vous voulez louer au mois ?

- Je ne sais pas, répondit-il.

- Il faut savoir, Monsieur, le prix n'est pas le même.

 

Dans la chambre laide, il compta son argent. 300 nouveaux francs. Il avait aussi d'autres billets, mais on lui avait fait remarquer au guichet du métro qu'ils étaient périmés depuis un an. Ceux qui portaient l'effigie de Voltaire, les billets de 10 F. Voltaire...

- Peut-être on vous les remboursera à la Banque de France...

Mais il faudrait présenter les papiers d'identité. Valait mieux ne pas avoir à le faire trop souvent.

 

Au Vatican, depuis un an, il n'avait jamais eu besoin d'argent. On s'occupait de tout pour lui, même pendant les voyages. Il n'y avait pensé qu'une fois, le soir où il était parti se promener seul dans Rome, sans rien dire à personne. Il avait marché longtemps, jusqu'au moment où il avait senti la fatigue. Quand il avait voulu prendre un taxi pour rentrer, il s'était aperçu qu'il n'avait pas d'argent sur lui. Le chemin du retour fut exténuant. Et il y avait déjà toute cette affaire de la canonisation de Pie XII, avec une pétition internationale qui rassemblait  des milliers de signatures, disait-on. La « vox populi »... Déjà il cherchait : comment être Pape ?

En arrivant près du Vatican, la tristesse lui serrait la gorge. Il pouvait être 23 heures. Sur une petite place, il aperçut, seule, une marchande des quatre-saisons, appuyée à son étalage quasi intact : elle n'avait pas dû vendre grand-chose. Et elle chantait, le visage levé vers le ciel, près de la fontaine. Seule sur la place. Son chant semblait emporter les pavés, la fontaine, les petites maisons, toute la pesanteur du monde. Il resta quelques instants à la regarder. Et soudain la joie, pure, intacte, s'épanouit en lui. Il sentit le sourire envahir son visage.

C'est ce soir-là qu'il traversa la place Saint-Pierre en sifflotant la Madelon. Il pensa à la Révolution française, au passage des troupes de Napoléon, au Risorgimento. Il se dit en lui-même que cette place déserte n'avait pas entendu siffler ainsi depuis longtemps. La colonne du Bernin semblait écouter, sombre. Au poste, à gauche de Saint-Pierre, le suisse releva sa hallebarde quand il présenta la carte des employés du Vatican.

 

 

- Vous vous présentez à 7 h 30, on vous indiquera le travail, s'il y en a. La paye ? 50 F. par jour... Oui, il y a du travail le samedi... Manutention, oui... Vous savez peindre ? Non, bon.

On faisait la queue à Intérim. Un homme derrière lui murmura avec précaution :

- A laquelle de taule t'étais ?

Le Pape se retourna. Le visage de l'homme était glabre, sans traits accusés, les cheveux sales. Pourquoi y a-t-il des hommes dont le visage est encore à naître ?

- Non, je viens pas de taule.

- Ah ! j'aurais cru...

- Pourquoi ?

- Oh ! comm'ça. Y en a pas mal ici. Ça va et ça vient. Remarque qu'y a des taules où on est pas mal, enfin ça dépend d'un chacun. Y a pas d' femmes, ça c'est vrai. Mais l'hiver, fait pas froid... C'est quand même pas rien. Et on se la casse pas !...

 

« Y a des taules où on est pas mal... » L'image de son bureau au Vatican était passé devant ses yeux, il eut envie de rire. Et la petite salle à manger, la vaisselle, la sœur qui s'affairait : « Sa Sainteté... » Pauvre soeur, qu'est-ce qu'elle devait penser ? Elle mettait tous les jours des fleurs fraîches, mais c'était comme les coups de chiffon sur les poignées des portes et l'encaustique des meubles : tout ça était mécanique. Il avait essayé quelquefois de lui parler, mais elle répondait toujours : « Sa Sainteté... »

 

La journée fut longue. « Huilor... Huilor... Huilor. » Des cartons, des cartons, des cartons, tout ce qu'un camion peut contenir ! C'est dur de travailler seul, dans une arrière-cour. Et pourquoi la fatigue, à un certain point, pénètre-t-elle dans l'âme brusquement et ternit-elle le goût de vivre ? Dans la matinée, il avait chanté. Il s'était même surpris à lancer, la voix presque goguenarde : Tu es pastor ovium, princeps apostolorum... Il déchargeait de gros cartons de laine. Mais l'après-midi, il n'en pouvait plus. Six heures arrivèrent enfin.

 

Il repassa au métro Invalides. Il regarda la petite dame, avec sa casquette, derrière les journaux. Elle pouvait avoir quarante ans, mais ses yeux étaient pleins de gaieté.

- Bonjour, Monsieur, dit-elle. Puis  merci, Monsieur lorsqu'il tendit un franc.

Et encore :

- Bonsoir, Monsieur.

Pourquoi était-elle si gentille ? Elle ne pouvait pas en dire autant à chacun, dans le remous permanent qui se faisait et se défaisait près de la guérite.

- Monsieur, la monnaie ?

Elle lui rendit 20 centimes, avec un fin sourire. Comment peut-on se reconnaître ainsi, en un instant ?

 

Le Monde titrait à la une : « Disparition du Pape. » Il regarda les autres journaux, sur les côtés de la guérite. Il sursauta : « Le Pape serait-il parti avec la femme d'un industriel de Rome ? » C'était le titre de France-Soir. Il essaya de regarder les autres journaux : « Suspense et angoisse au Vatican... » « Les polices du monde entier à la recherche du Pape... » Mais il ne voyait plus. Il s'éloigna lentement, trébucha contre un homme pressé…«  Regarde devant toi, paysan »…  et s'assit sur un banc, près de l'aérogare des Invalides.

 

Les pigeons voletaient. La foule. Le ciel. La vie. Il se dit en lui-même, sans paroles « Je vis. » Il se dit aussi : « Je suis le Pape. » Soudain il s'entendit pousser un soupir. Un jeune homme, qui s'était assis sur le banc, jeta un coup d'œil sur lui. Puis écrasa sa cigarette et partit.