CHAPITRE 2.

 

Il était parti à 23 heures. En traversant la place Saint-Pierre, il s'était retourné vers la fenêtre de son bureau où la lumière restait allumée : combien de touristes, combien de catholiques regardaient cette petite fenêtre comme la vigie mystérieuse du monde ! La colonnade du Bernin reposait silencieuse et lourde : la nuit portait la présence humide de la pierre, comme si l'odeur de quelque moisissure sécu-laire s'exhalait des colonnes rugueuses.

 

Il y avait un peu plus d'un an qu'il était arrivé. Alors que le Conclave finissait par ne plus intéresser l'opinion publique ! Il durait depuis vingt-trois jours, et les blocs italien, européen et nord-américain, Tiers Monde, n'arrivaient pas à se fissurer vers une majorité. Il suivait les événements à la radio, dans son évêché de province, le jour où l'on avait sonné à la porte. C'était le Nonce qui arrivait de Paris, le visage énigmatique.  Mme Renée l'avait fait entrer au salon, et là il déclara d'une seule traite, debout :

- Son Eminence le cardinal secrétaire d'Etat vient de m'envoyer un message secret à vous transmettre immédiatement : le Conclave vous appelle à Rome de toute urgence. Vous serez élu Pape demain, au vote de la soirée.

Il s'était mis à rire :

- Vous faites des farces en passant, Monseigneur ?

Mais le Nonce lui expliqua rapidement :

-… c'était à cause de ses voyages en Amérique du Sud, en Afrique, parce qu'il savait écouter, parce qu'il était pauvre, évangélique, parce que peu d'hommes faisaient l'unanimité autant que lui... Son rôle discret et efficace à la Commission Justice et Paix avait rallié des évêques de tous pays... On appréciait aussi ses interventions en faveur du désarmement et la manière dont il parlait de Jésus, avec un sourire grave. « Voulez-vous que nous appelions au téléphone le secrétaire d'Etat ?

- Oui, répondit-il machinalement.

 

Son regard s'était fixé sur le bouton de rose qui semblait se tourner vers lui, au milieu du salon. Il pensa au mot de Maître Eckhart qui visitait si souvent sa mémoire « La rose est sans pourquoi. » Ils passèrent dans le bureau. La tonalité des communications internationales, comme si l'on prenait soudain l'altitude des lointains.., l'accent italien du Nonce qui demandait le numéro... puis il tendit l'appareil. C'était bien la voix du cardinal Mutioz, respectueuse et ferme :

- Nous attendons Votre Excellence à Fiumicino à 17 h 30.

- Mais...

- Venez tout de même, c'est indispensable. L'Eglise l'attend de vous.  

 

 

Une heure plus tard, il roulait vers Paris dans la Mercedes du Nonce. Il avait eu les réflexes des départs précipités, si fréquents : les affaires de toilette, chaussettes, slips, de quoi écrire, le bréviaire. Après tout il avait bien le temps de réfléchir, avant d'arriver à Rome, et là-bas.

 

A la nonciature, le billet d'avion était prêt.

- Quelle marque de whisky ? Vat 69, Black and White? 

- Une bière brune.

On lui servit la bière. Puis il remonta dans la Mercedes. La silhouette azurée de l'aéroport d'Orly apparut sur la route. Les portes de verre s'ouvrirent automatiquement devant lui. Il entendit leur glissement brusque lorsqu'elles se refermèrent derrière lui.

 

Il reconnut Dijon et le lac Kir à l'estuaire de la vallée. Puis la voix de l'hôtesse annonça le mont Blanc : il désira un instant retrouver le silence immaculé et les formes harmonieuses des paysages que l'on devine assoupis sous la neige. Quelques minutes après, déjà, les ciselures de la côte et le bleu chaleureux de la Méditerranée. La Caravelle descendait. Bientôt Rome. Il fallait réfléchir, prier. Prier, qu'est-ce que c'est, prier ? Il n'y arrivait pas. Il ressentait comme un besoin irrésistible de regarder le paysage, le petit robinet d'air frais qui zizaillait au-dessus de sa tête, l'hôtesse dans le couloir.

- Dans quelques minutes, nous arrivons à l'aéroport de Rome-Fiumicino.  

 

Quand la voix l'y invita, il accrocha la ceinture. Il pensa à la porte de verre qui avait glissé derrière lui. Les àcoups des freins, comme si l'on descendait en trébuchant un escalier vertigineux... La végétation broussailleuse qui montait... Il attendit la secousse du train d'atterrissage à l'abordage rugueux de la piste... La carlingue était toute remplie de la musique de « … Quand il me prend dans ses bras... »

 

Après tout, il prendrait bien le temps de réfléchir, il parlerait avec Marty, Mac Grath, Tarancon. Il serait bien possible de refuser, et de faire accepter son refus. Pape ? Il n'arrivait même pas à envisager cette perspective, tant il se sentait étranger, à distance, allergique à pareil rôle. Il pensa à Pie XII, à Jean XXIII, à Paul VI... Un sourire erra sur son visage.

 

Le steward et l'hôtesse saluaient en haut de l'échelle des premières. Il regarda l'étendue de béton, l'aéroport qui semblait dérisoire au souvenir d'Orly.., et il aperçut au bas de l'échelle le cardinal Marty, le cardinal Gracias, le cardinal Henriquez... Ils se précipitèrent vers lui et l'embrassèrent avec affection et révérence. Les autres passagers regardèrent les trois hommes monter dans une grosse berline qui était venue jusque-là. Elle démarra au moment où un journaliste arrivait en courant, l'appareil photographique au bout des bras... La voiture sur l'autoroute filait derrière cinq motards.

 

Marty lui sourit et prononça avec la lenteur chantante de son accent :

- Vous êtes très attendu...

Il ne trouva rien à répondre.

- Voulez-vous vous reposer quelques instants, avant de recevoir ceux qui désirent vous rencontrer ?

- Je ne suis pas fatigué, Père, mais je parlerais bien un peu avec vous, s'il vous plaît.  

 

Au Vatican, on le conduisit dans un bel appartement, chambre, bureau, salon. Il se souvint de ses rares visites, après avoir attendu des mois pour obtenir une audience, alors que Brigitte Bardot, Cabot Lodge, Jackie Kennedy étaient reçus immédiatement.

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Aujourd'hui tout le monde s'inclinait devant lui, il n'avait pas besoin de chercher une chambre à Rome... Il aperçut les tableaux : des visages de jadis, aux couleurs vives, aux regards fermes, dans la dorure des cadres.  Presque tous le lui avaient répété : « C'est pour le bien de l'Eglise. » Certains avaient insisté sur l'urgence de terminer le Conclave, car « le monde a les yeux fixés sur nous ». Les   uns   avaient   appuyé   sur   la nécessité de « consolider la communion catholique », de mettre en oeuvre une « vraie collégialité ». D'autres lui avaient parlé des « avancées indispensables », de la confiance à faire aux « Conférences épiscopales nationales ». Il n'en pouvait plus de tous ces visages, de toutes ces anxiétés, de tous ces encouragements. « Nous sommes avec vous »... « Vous savez l'estime de l'épiscopat français, pour qui votre élection sera un grand honneur... » « N'hésitez pas à répondre au voeu ardent de la majorité... »

 

Quand la nuit tomba sur Rome, il avait demandé qu'on le laissât seul. Et là, à la fenêtre, il s'était souvenu de son maître — son « directeur spirituel » autrefois —, qui enseignait maintenant l'exégèse du Nouveau Testament à l'Institut biblique pontifical. Que ce petit homme maigre était libre, et rayonnant de courage intellectuel, la forme la plus rare du courage ! Il ouvrit la porte et murmura à l'un des prélats :

- Voulez-vous prier le P. Christophe, de l'Institut biblique, de venir me voir, immédiatement si possible ?

Il referma la porte et revint vers la fenêtre : la nuit commençait à glisser sur Rome. Il pensa au Nonce, à l'évêché, à l'avion tout à l'heure. Quand il me prend dans ses bras... Il s'assit sur un fauteuil, et se réveilla soudain :

 - Entrez.

- Excellence, le Révérend Père Christophe est là..

- Faites-le entrer, s'il vous plaît. »

 

Ils se donnèrent l'accolade, comme on faisait autrefois dans les grands séminaires. C'était aujourd'hui un petit homme sans âge. Il écouta, ses yeux brillèrent un peu plus, deux fois il avala laborieusement sa salive.

- Vous serez comme le Christ, dit-il soudain, seul, seul, seul... Vous serez privé de Dieu, il faudra les priver de Dieu. Ils l'ont domestiqué...

Ils se regardèrent en un long silence, gorge serrée.

- Mon pauvre enfant, ajouta-t-il... il est nuit. C'est l'heure...

Il lui sembla revoir le P. Christophe derrière la chaire de la grande salle T, à l'Institut catholique de Paris, le tableau noir derrière lui, parlant de « l'Heure » dans l'évangile de Jean. « L'Heure... » Machinalement il regarda sa montre : 20 h 50. On lui avait dit : le vote commencera à 20 h 30.

Ils se quittèrent.

 

L'archevêque de Paris vint le chercher, accompagné par le secrétaire d'Etat, le cardinal-archevêque de Rio de Janeiro, Gracias, de Bombay, et Zoungrana.

- C'est fait, nous venons solliciter au nom du Conclave votre acceptation.

Il abaissa la tête, dans un geste d'affirmation, sans un mot. Deux cardinaux lui saisirent les mains pour les baiser. Il dit :

- Non.

On l'emmena.