CHAPITRE 17.
Il reprit le taxi. Une joie neuve montait en lui. Il fallait jouer serré
pour ne pas se dévoiler. Mais comment faire pour éviter d'être situé à Paris ?
Après tout, on devait bien s'en douter. Il suffirait de faire très vite, en
évitant toute possibilité de repérage, et de plonger de nouveau dans la ville.
Il pensa avec plaisir aux grands jeux des jeudis de son adolescence.
Il laissa le taxi près du métro Vavin. Il prit le métro jusqu'à la porte
d'Orléans. Il vit un bistrot où il y avait sûrement une cabine assez isolée. Il
demanda une bière brune…
- Je pourrais envoyer un télégramme par téléphone ?
- Oui, Monsieur.
- A l'étranger ?
- Oui, Monsieur. Le Central dira la somme à payer.
Il réfléchit au libellé. Que dire pour qu'on ne puisse pas douter, et
attribuer le télégramme à un fou ou à un farceur ? Il allait l'envoyer au
secrétaire d'Etat : il était honnête. Il transmettrait. Pour se faire
reconnaître, que mettre ? Un sourire soudain : il se souvenait d'une discussion
qu'il avait eue avec le secrétaire d'Etat... C'était la voix de la prudence morne,
ce pauvre homme. Il aurait été capable de construire un monde parfait sous le
drapeau de la tristesse et de l'uniformité... Le Pape avait soudain soupiré : «
Veni Creator Spiritus. » A la fête de
Pentecôte, deux mois après, Hyacinthe avait surpris le feu du regard du
cardinal, quand on avait entonné ce chant. Il n'avait certainement pas oublié.
- Oui, ne quittez pas...
- Allô ? J'écoute... le texte, s'il vous plaît.
- Veni Creator.
- Veni ? Quoi ? Epelez, s'il
vous plaît.
- Le Pape se concentra « Victor, Emile, Nicole, Isidore... puis c'est un
autre mot.
- Veni ?
- Oui. Et puis Camille, René, Emile, André, Thérèse...
Il hésita un instant :
- …Oscar, René.
- Cre-a-tor ?
- Oui. Et puis Simone, Pierre, Isidore, René, Thérèse... U... Ursule,
Simone.
- Spiritus ?
- Oui, c'est ça, puis après, « Convocation
assemblée illicite. Apostolica sollicitudo HI. Envisage concile. Préciserai
lieu. Pentecôte. »
Il sourit et ajouta :
- Bénédiction.
- Quelle est l'adresse ?
- Mutioz.
- Muftoz ?
- Oui, Munoz, Cité du Vatican.
- Et votre nom ?
- Inutile... »
L'employé relut.
-Merci.
Le Pape remonta rapidement l'escalier en colimaçon.
- Combien, s'il vous plaît ?
- 17 F.
Devant le café, un homme descendait d'un taxi :
- Vous pouvez m'emmener à Montparnasse ? dit le Pape.
- Oui, Monsieur.
La voiture prit l'avenue du Général-Leclerc. Le lion farouche de
Denfert-Rochereau. Le Pape regarda par la vitre à l'arrière : le flot des
voitures, tout était calme.
- Vous travaillez, la nuit ?
- Oui, Monsieur, mais c'est pas toujours drôle, vous savez. Regardez le
collègue qui s'est fait tuer, l'autre nuit. Et c'est curieux, on le sent dès
qu'on les a embarqués, ces gars-là, on se dit : ça y est, me voilà bien !...
Que voulez-vous, y a de ces jeunes, ça veut pas travailler, c'est des anormaux,
ils sont contre la société. Alors il faut qu'ils tuent, un vieillard, un taxi,
un curé, n'importe quoi !... Enfin, c'est la vie, elle est pas toujours
belle... Ça nous fait 5,10, Monsieur. Mais vous savez, y a tellement de braves
gens dont personne ne parle !
Le Pape lui donna 7 F. Lui aussi, tout à l'heure, il prêterait attention
au pourboire...
Il rentra dans le métro. Dans le couloir, les affiches se succédaient,
comme une obsession. Pour le Bon Marché. Un intérieur de luxe : des meubles,
des objets, des habits. Et trois enfants pleins de santé, d'une beauté standard.
Au bout du couloir, sur la dernière affiche, un crayon feutre avait ajouté près
de la bouche d'un des enfants : « Tu crois qu'elle arrivera, la guerre
atomique, dis ? » Permanente agilité des hommes à rester éveillés, à se
réveiller les uns les autres !
A l'entrée du grand couloir au tapis roulant, il y avait l'aveugle qui
jouait de l'harmonica en tapant sur un tambourin, avec le chat tenu en laisse.
De temps en temps, de la main il invitait le chat à lever la patte de devant...
et la pauvre bête levait la patte en fermant les yeux. Dans une grande
lassitude patiente. Il revit un instant le visage de ce professeur du Museum
d'histoire naturelle, incroyant, qui lui avait dit un jour : « Je suis étonné
que l'Eglise ait fait si peu de cas des animaux... » Il pensa à la parole de
Paul : « Toute la création gémit, dans l'attente de la révélation des fils de
Dieu... »
Au bout du tapis roulant, un groupe de hippies autour d'un joueur de
guitare. Il était long, ce garçon, et il jouait en se balançant d'avant en
arrière, dans une ferveur qui donnait un sentiment de malaise. D'autres
joueurs, assis par terre, confectionnaient et vendaient des bijoux de
pacotille. Savaient-ils tout ce que signifiait leurs cheveux longs, leurs
habits anticonformistes, leur faim sans doute ? N'étaient-ils pas eux aussi en
train de jouer un rôle dont la signification était au-delà d'eux-mêmes ? dans
la profondeur du fleuve de la vie... Comme si la société se donnait une
représentation variée de ce qui se passe obscurément en elle et appelait le
futur à travers l'incantation des gestes, des attitudes, des fonctions.
Moi aussi, se dit le Pape. Qui suis-je ? comment vivre mon rôle devant le
grand silence de Dieu ? Comment accueillir et préparer la Pentecôte nouvelle,
imminente et inconnue ? Il sortit au métro Vavin. Il tourna autour du taxi pour
regarder s'il n'était pas suivi. Personne... Il monta dans le taxi et descendit
le boulevard Raspail. Il alluma l'enseigne. Un Concile oecuménique, vraiment
universel ? Oui... qui inviter ? Où le tenir ? Et quand ? Et soudain, dans une
grande faim d'avenir nouveau pour tant d'hommes et de chrétiens, il s'entendit
siffler Venit Cre-e-a-to-or Spi-ritus...
FIN DU TOME I