CHAPITRE 15.

 

 

 

 

Au moment où il montait dans la voiture, deux hommes s'approchèrent :

- Vous êtes libre ?

Il hésita :

- ... Oui... montez.

- 170, boulevard Montparnasse, près du métro Port. Royal.

La clef du compteur. Il partit.

- Alors, tu as vu la nouvelle ?

- Oui, c'est assez curieux. Qu'est-ce que tu en penses ?

- Tu sais, c'est un sursaut, mais je ne vois pas comment le Synode pourrait donner un nouveau souffle à l'Eglise. Si le Pape ne rentre pas, ils vont élire un réactionnaire ou un homme insignifiant. Et s'il rentre, il amène les couleurs... Je me demande si ce n'est pas bientôt la fin de l'Eglise.

- Mais l'Eglise, ce n'est pas seulement le Pape et les évêques ?

- Oui, bien sûr, mais il n'y aura bientôt plus de prêtres jeunes ; dans les églises on ne voit pas la nouvelle génération... et le Pape qui s'en va, quel symbole fantastique !

- Tu sais, on peut aussi penser qu'un certain type d'Eglise va finir, et qu'un autre va naître. Ce ne serait pas la première fois dans l'histoire...

- Peut-être, mais dans combien de temps ? il faudrait que cette Eglise nouvelle surgisse à partir des vivants... Quel renversement ! Il faudrait s'apercevoir que Dieu ne fait pas tomber les affaires d'en-haut, que personne ne peut le monopoliser. Au fond, les hommes d'Eglise ont mis Dieu bien loin, ils l'ont figé, et souvent ils ont disposé de lui... pour sacraliser leurs propres pouvoirs ! Tu ne crois pas ?

- Oui, il y a du vrai. Mais il y a des rythmes intérieurs à l'histoire, y compris l'histoire religieuse : tantôt la religion entre en effervescence et bouscule tout, tantôt elle s'administre. Comme si le sacré était invivable. Tantôt les hommes se risquent vers Dieu, tantôt ils l'organisent. Mais de temps en temps, Il doit se laisser aller à un geste d'humeur ou d'humour : Luther, François d'Assise...

- Tu es un homme paisible, toi. Moi, ça me fait bouillir quand je vois la suffisance de ces hommes qui parlent au nom de Dieu... C'est sûr que ça finira avec eux. Ils sont comme les bouilleurs de cru. Mais comment tant de gens peuvent-ils encore admettre ça ? Et quelle prétention à tout régenter ! La morale conjugale, par exemple... des siècles qu'ils veulent faire la loi pour les gens mariés, eux qui s'en croient d'être célibataires. C'est de la jalousie de vieux garçon voyeur, c'est de la mauvaise pensée, pas beau tout ça !...

- Tu as vu Gandhi, à la télé ?

- Ah! oui, c'était un homme... de Dieu, oui, seul, livré à la foule, avec tous. Il me fait penser à Jésus-Christ.

- Et Jésus-Christ ? Tu ne crois pas qu'il a de l'avenir, plus que du passé ?... Moi, je crois qu'on va retrouver Jésus-Christ, l'Evangile, d'une manière beaucoup plus profonde, plus humaine, qu'autrefois. Comme un feu nouveau d'humanité planétaire... mais avec des manières de voir très nouvelles. Faudra oublier beaucoup, peut-être... et ensuite on verra un christianisme nouveau qui bouleversera le monde comme il a bouleversé les bords de la Méditerranée au 1er  siècle.

 

 

 

 

- C'est très joli, mais c'est du rêve. Faudrait un Pape à la Mao, capable de casser la baraque, de jeter les gens devant leurs responsabilités, de les acculer à l'Evangile... L'Eglise est vieille et vieillie, il n'y a pas de gardes rouges... Et les responsables sont trop vieux : dis-toi bien que lorsqu'un homme n'est plus capable de faire un enfant, il ne fait pas bouger grand-chose dans le monde. Il « conserve » ! »

Le feu était au rouge. Le Pape sourit en se répétant intérieurement « Lorsqu'un homme n'est plus capable de faire un enfant... » Les feux passaient à l'orange à droite il engagea la vitesse.., et embraya.

- A savoir si le départ du Pape n'est pas un coup à la Mao, comme tu dis ? Je me le demande. Pendant un an il a essayé de faire évoluer les gens autour de lui, on l'a usé en suscitant des difficultés qui l'ont contraint à la défensive perpétuelle... et il est parti. Il n'avait pas d'autre solution... Et il va obliger les chrétiens à créer... A moins qu'il ne rentre. On va voir.

- Ça, ce serait formidable. Mais pourquoi ne dit-il rien depuis des mois ?

- Mets-toi à sa place. Il sort du tourbillon. Il doit avoir besoin de laisser passer de l'eau sous les ponts, de réfléchir, de regarder, de vivre... Et il est seul, sans doute. Tu imagines ce que ça doit représenter ! Et puis, il faut du temps pour que son départ provoque une sorte de sursaut de vitalité nouvelle dans l'Eglise... Après, il parlera sans doute, pour inventer avec tous, ou avec beaucoup du moins... Moi, je crois que ce Pape a « provoqué » l'Esprit Saint, dans un geste d'une folle liberté.., et que dans trois ans, dix ans, les chrétiens vont retrouver le christianisme avec un étonnement prodigieux. Tu verras…

Le Pape les regardait dans le rétroviseur. Il lui semblait en reconnaître un. Il eut un instant envie de leur dire « C'est moi, le Pape ! Vous voulez une interview ? » Quelle affaire ce serait pour eux ! Le même journaliste reprit :

- Pourvu qu'il ne rentre pas à Rome, quelle fin en queue de poisson !... Tu connais les vers d'un poète espagnol :

En Dios

se descubren

nuevos mares

cuando màs se navega.

« En Dieu s'ouvrent des mers nouvelles pour qui navigue plus avant ». C'est ce qu'il a dû faire, le Pape.

- Toi aussi, tu es un peu poète. Rien ne prouve que ton interprétation soit bonne...

- C'est au 170, vous m'avez dit ?

- Oui... combien, s'il vous plaît ?

- 8,40... »

 

Les deux hommes s'arrêtèrent sur le trottoir, et la discussion reprit. Combien discutaient ainsi sur la terre, dans la lassitude du passé ou l'avidité de l'avenir ?