CHAPITRE 12.

 

 

 

 

 

- A la gare d'Austerlitz ?

- Oui, montez, Monsieur.

L'homme était gros. Il souffla, une fois assis.

- Ah ! vous savez, faut en avoir besoin, de venir Paris... On n'y vient pas pour le plaisir. Les gens soni fous ici, tout le monde est pressé. A la vitesse où ils parlent, vous sentez qu'ils vous mettent déjà dehors. C'est pas humain. Dans le Midi, au moins, on prend le temps de vivre... Y a longtemps que vous faites taxi ?

- Un mois, Monsieur.

- Oh! alors vous êtes tout nouveau dans le métier. Ça doit pas être toujours drôle dans cette cohue ? Faut des nerfs bien suspendus ?

- Eh oui !...

- Mais vous gagnez bien votre vie ? Combien il vous faut faire de courses pour une journée normale ? – Onze… douze, Monsieur... 120 à 130 km.

- Pas possible ? et combien de temps vous travaillez ?

- Onze heures.

- Onze heures ! Et le repas ?

- Ah! sur le pouce, Monsieur. Je vous emmène côté départ ?

- Oui !...  

Il lui avait donné un bon pourboire.

- Au revoir, Monsieur.

- Au revoir.

Une rencontre de plus. Quelques instants, dans le mouvement brownien de l'humanité : « Montez... au revoir ».. quelques pièces. Et que de silences il transportait ! Toutes les variétés Parfois il souhaitait quelques courses muettes, mais souvent il souffrait d'apercevoir furtivement, dans le rétroviseur, un homme qui essuyait rapidement ses yeux, une femme aux rides creusées d'inquiétude, deux êtres liés par un silence sombre. Silence, terrible retrait de l'homme...

Mais aussi le silence comme un chant, celui d'une jeune fille ou femme, un soir, dont le visage était comme une flamme. Où allait-elle ? La vie semblait jaillir en elle. Il avait risqué :

- Il va faire beau ?

Et elle s'était écriée :

- Oh! il fait beau ! d'une voix plus chaude que la lumière du printemps commençant. Elle avait laissé en partant un parfum frais.

 

- … Les cochons, mon vieux, on en aura toujours besoin. Tout ce que tu voudras, ils feront pas du jambon de Bayonne avec du plastique. Toutes leurs réformes, c'est bien beau... mais faudra quand même faire des cochons. Alors on nous mènera pas en bateau comme on voudra. Sinon on dira : les cochons, on les garde. Faut quand même pas se moquer du paysan !

- Mais tu crois pas qu'avec le Marché commun... ?

- Des clous ! les Allemands ont plus besoin de cochonque d'air pur … toutes leurs saucisses... , et les Italiens, les  Anglais... tout ça mangera du cochon... Taxi, vous savez l'heure du train pour Clermont ?

- Non, Monsieur !

- On devrait nous mettre ça dans les voitures, les horaires, ça serait commode.  

 

Et les amoureux ! Au début, il croyait qu'ils étaient tous pareils, et que ce serait monotone. Mais il avait découvert la diversité des amoureux. Les mêmes comportements, bien sûr, chez beaucoup..., les amoureux standard, comme au cinéma.., mais chez d'autres, nombreux, l'invention fraîche de la tendresse. La parole, le geste uniques... un événement imperceptiblement neuf dans l'épaisse histoire du monde. Quand ils descendaient, il avait envie de leur dire : « Allez ! C'est gratuit... et bonvent ! et continuez! »

Un autre jour, il avait pris un couple : quarante à quarante-cinq ans. Fatigués, mais deux visages vivants, entre lesquels on sentait courir une attention constante. Il lui dit à voix basse :

-  Si je m'en vais, tu te remarieras un jour ?

Elle ne répondit pas. Il reprit

- Si, va, ce sera mieux pour toi. Tu ne crois pas ?

- Tais-toi, répondit-elle. Je ne veux pas y penser. Tu me fais mal.

Il lui prit la main, il sourit légèrement et murmura :

- En tout cas, si je meurs le premier, moi je resterai toujours avec toi. »

 

Le plus dur, c'était la sortie des hôpitaux, les yeux éteints de ceux qui venaient de rencontrer la mort. La mort à l'hôpital... Souvent il pensait à cette petite vieille au visage translucide à laquelle il avait donné l'extrême onction, un soir d'absence du curé, dans son village natal, alors qu'il venait d'être ordonné prêtre. Elle était sur un grabat, par terre. Il s'était agenouillé à côté d'elle. Elle était paisible, presque gaie.

- Vous savez, avait-elle dit, je crois que je vais partir chez Dieu. Et si je vais mieux demain, j'irai chez mon fils à Agen. »

C'est chez Dieu qu'elle était partie, sans bouger.

 

Un soir, il avait transporté une fille en soutane, une vraie soutane, avec le col, les boutons. Elle était belle et portait magnifiquement l'habit noir. Le Pape n'en revenait pas, et ne se lassait pas de la regarder dans le rétroviseur. Que diraient les cardinaux s'ils pouvaient le voir en train de transporter une fille... en soutane ! Lorsqu'elle descendit, à Saint-Germain des Prés, il vit un homme qui s'arrêtait pour la regarder... Quand elle s'éloigna, l'homme lui cria : « Dominus vobiscum ! » Elle ne se retourna  pas.